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L'Asie inconnue : $b à travers le Tibet

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CHAPITRE IX
LES GENS DE LHAÇA

Après avoir dépassé le Namtso, nous sommes restés dans la passe de Dam jusqu’au 7 mars, puis nous avons eu un premier faux départ.

Nous avons profité de ce premier arrêt pour observer des Tibétains de conditions diverses et des lamas venus à cette place pour nous surveiller. Nous avions besoin de leur aide pour continuer notre voyage et nous ne nous sommes entendus qu’après des pourparlers qui semblaient interminables, car on est assez mal pour bavarder à plus de cinq mille mètres d’altitude, en hiver.

Le 20 février est le premier jour de leur année, qu’ils font suivre de cinq autres jours de réjouissances. Dès le matin, l’interprète vient nous inviter à nous rendre chez l’amban afin de célébrer la fête.

Ce brave Mogol a coiffé une sorte de capuchon rouge pour la circonstance et il s’est livré à des libations nombreuses, on le voit bien. Il a les yeux plus brillants que de coutume, il répand du reste une odeur d’arki qui nous dispense de chercher la raison de sa bonne humeur et de la béatitude de son sourire.

« Venez, dit-il, venez vite. C’est le premier jour de la nouvelle année. L’amban vous attend avec impatience. Il vous a préparé un repas. Venez. »

Nous descendons vers le camp tibétain, situé en aval du nôtre, de l’autre côté de la glace. De nombreuses tentes noires entourent la tente de l’amban et des principaux. C’est un va-et-vient de serviteurs qu’aident les sauvages habitants des hauts plateaux. Malgré la rigueur de la température, ceux-ci ont le bras droit hors de la pelisse, et la moitié de leur corps apparaît complètement nu. Ce sont eux qui recueillent l’argol, vont quérir la glace, dépècent les bêtes, soignent les chevaux de selle, les mules, les yaks de bât et enfin soufflent constamment le feu au moyen d’une outre fendue où ils emprisonnent habilement l’air qu’ils expulsent par un tube de fer plongé dans le tas d’argol.

Des guirlandes de prières relient les uns aux autres les sommets des tentes, on dirait le pavoisement d’une flottille. Dans le camp il y a un grouillement d’êtres et tout autour, sur les flancs de la montagne, un fourmillement de yaks : ils ont servi à transporter les provisions pour les cent ou deux cents individus qui nous honorent de leur présence. En face de la tente de l’amban en est une autre ouverte, servant de cuisine. Nous voyons auprès, un homme faisant les gestes de battre le beurre dans une jarre : c’est, paraît-il, afin de mélanger le beurre au thé : les Tibétains boivent ce mélange avec plaisir.

L’amban, leur chef laïque, nous attend devant sa tente, il envoie quelques serviteurs assurer notre marche sur la glace en nous tenant par le bras, car nous sommes des hôtes précieux. Nous grimpons la berge au bas de laquelle on doit marcher avec précaution, et l’amban s’avance au-devant de nous. Une fois de plus, nous constatons qu’il n’est pas grand. Il nous accueille avec un sourire traversant sa lune ronde et glabre ; son front découvert de vieille fille qui perd les cheveux vers la quarantaine nous semble marquer beaucoup d’intelligence. Il nous fait entrer les premiers dans sa tente de toile à quatre faces, formée par des portants sur lesquels se pose un toit pointu également à quatre faces. Comme l’amban est un laïque, il n’emploie que des laïques pas tondus, et un serviteur à cheveux longs, à tresse pendante, soulève la portière.

L’amban nous invite à nous installer sur une sorte d’estrade, à droite de la porte. Une autre estrade un peu plus haute, adossée au fond de la tente, lui est réservée. Il s’y assied, jambes croisées, sur une peau de tigre, s’adossant à des coussins, doublés les uns de soie de Chine, les autres de calicot des Indes, si je ne me trompe.

Puis, sans plus tarder, nous lui demandons à quelle date viendra la réponse de ses supérieurs, permettant l’organisation de notre départ.

« Vite, dit-il.

— Vous seriez bien aimable de nous dire ce que vous entendez par le mot « vite », car dans certains pays cela veut dire : « Au bout d’une heure vous aurez ce que vous demandez » ; dans d’autres : « Après un jour ou une année ». Et chez vous quel sens à Ce mot ? »

Le traducteur mogol nous paraît plus que jamais sous l’influence de l’arki et il commence par rire de bon cœur, puis il traduit ces paroles, et l’amban rit à son tour.

« Il est vrai, dit-il, que l’on doit s’entendre sur le sens des mots. Je puis vous dire que « vite » signifie dans six jours environ, car nos chefs auront sans doute besoin de consulter le mandarin chinois. Or il est absent de Lhaça et il habite à l’ouest, à deux journées de la ville. Croyez que je regrette ces retards, mais ils sont inévitables. »

Sur ces entrefaites, entre le chef des lamas ici présents, et il s’assied à gauche de l’amban. Devant eux, une petite table supporte leurs tasses que surmonte un couvercle en argent. Des jeunes gens versent fréquemment du thé au beurre contenu dans des théières en terre cuite.

Tous se disputent l’honneur de nous servir afin de nous examiner. L’un d’eux a sans doute pris la théière des mains d’un camarade qui veut l’empêcher de pénétrer dans la tente et le retient par le pan de sa robe. Pour se dégager, il lance derrière lui de vigoureux coups de pied tandis qu’il soulève la portière avec le plus aimable des sourires.

A gauche de l’amban, un autel a été installé sur des coffres : l’image de Bouddha enfermée dans un cadre doré sourit ; devant sont alignées sept petites coupes en cuivre contenant du safran et de l’huile ; un luminaire flambe doucement ; des aromates brûlent dans une cassolette ; des bâtons d’odeur se carbonisent lentement, plantés dans les cols de petites théières. On a déposé sur les deux degrés de l’autel des figurines en beurre ; je puis distinguer une tête de mouton à cornes ayant sur le front des protubérances en sucre blanc, des colonnettes en même matière, et, dans des soucoupes, des confiseries offertes en holocauste à la divinité.

Après avoir bu un nombre considérable de tasses de thé, nous manifestons le désir de nous retirer. L’amban, appuyé par son chef des lamas, nous réitère ce qu’il a dit vingt fois déjà.

« Tâchons d’arranger les affaires, d’être toujours d’accord, d’être toujours comme cela », et ce disant, il joint les index par la face interne, et, insistant pour que nous soyons amis, il se sert de cette comparaison :

« Deux tasses d’une belle porcelaine posées sur une table font un bel effet. On les entrechoque, elles se cassent, et il n’y a que débris. Ne nous entrechoquons pas, ne nous entrechoquons pas », répète-t-il en se levant pour nous reconduire.

A la sortie, tout le monde nous salue en souriant et l’on voit bien que la consigne est de ne pas nous choquer.

Sous prétexte de nous promener, nous nous dirigeons vers une tente noire qu’on a dressée depuis peu sur le chemin de la passe en amont de notre camp. Nous voyons accroupis autour d’un feu d’argol huit hommes à longue chevelure qu’un lama tondu commande. Ils se tiennent au fond d’un trou, ils bavardent tranquillement, fumant une petite pipe à fourneau de terre et à tube en os qu’ils se passent à tour de rôle. Ce sont de pauvres diables chargés de ramasser l’argol et qui ne célèbrent pas du tout la fête de la nouvelle année. Ce que nous prenions pour une tente, de loin, n’est qu’une moitié de tente, un abri de bure noire ouvert du côté où le vent ne souffle pas. Les Tibétains y dorment sur un peu de menue paille mêlée à des argols ; dans un coin sont entassés leurs arcs et leurs lances, et au milieu trois pierres forment le foyer pour les jours où le vent souffle fort. Leur costume rudimentaire est taillé dans des peaux de mouton effiloquées dans le bas, trouées et d’une saleté extraordinaire. Leurs figures, noires de graisse et de fumée, contribuent à réaliser le type le plus pur du sauvage qu’on puisse imaginer.

En considérant ces crânes étroits, on se demande quelles cervelles ils peuvent bien abriter, et nous ne nous étonnons pas que les lamas exercent un ascendant extraordinaire sur des êtres aussi peu intelligents, aussi peu susceptibles de volonté, dont les sensations doivent être à peu près celles de leurs yaks et de leurs chiens. Espérons que tous les Tibétains ne ressemblent pas à cette bande de bêtes à face humaine.

Le 21 février, par un vent d’ouest, les fêtes continuent : on sonne les trompes en haut des rochers, on chante dans le camp, et les guirlandes de prières sont agitées par le vent.

Le 1er mars, dès le matin, le ciel est couvert, puis un ouragan se déchaîne et la vallée disparaît sous la poussière. Le vent souffle toute la nuit, quelques tentes des Tibétains sont emportées par la bourrasque et nous nous trouvons très bien dans la nôtre, qui est quadruple : en effet, l’amban nous a fait cadeau d’une tente double, que nous avons jetée sur la nôtre, et cela nous permet d’avoir un réduit à l’arrière pour divers objets, et un vestibule à l’entrée. De grosses pierres consolident notre habitation, et notre toile défie le vent. Le minimum de la nuit est de − 23°,5, aussi, au réveil, notre troupe se plaint du mal de tête. Les ouragans amènent toujours une recrudescence du mal de montagne, même pendant les repos.

Ce 2 mars, vers midi, un nuage de neige passe sur nous ; le ciel reste couvert avec un vent de nord-ouest qui n’est que le vent d’ouest du Namtso s’engouffrant dans le col.

Dans l’après-midi, l’interprète à la dent longue nous apporte un peu de lait, que nous réclamons depuis longtemps pour nos malades, et en même temps il nous fait part de la prochaine arrivée de grands chefs. Nous nous en étions doutés dès le matin, car de nombreux yaks chargés étaient arrivés dans la nuit et nous avions vu dresser une grande tente avec beaucoup de difficultés, et même nous avions ri lorsqu’un coup de vent avait enlevé la toile. Le remue-ménage, le va-et-vient des hommes, les petits chefs surveillant les travaux, nous avaient mis en éveil, et l’indiscrétion de l’interprète ne servait qu’à préciser nos prévisions.

Aussi, cet homme parti, nous nous postons à une bonne place avec nos lorgnettes et nous surveillons la descente de la passe.

D’abord arrivent des chevaux chargés, bien harnachés, ayant au cou des sonnettes sonores ou des houppes de couleur rouge, couleur du pouvoir. Puis, voici des cavaliers bien vêtus ; ils errent à travers les fondrières et paraissent ignorer le sentier tracé au bas des contreforts et qu’on atteint avec un détour. Des sauvages à longue tresse les appellent ; d’autres s’empressent à leur rencontre, prennent les brides et soutiennent leurs montures sur la glace. Ils arrivent au camp et toutes les tentes se vident, on se presse autour d’eux. Ce n’est que l’avant-garde, car l’agitation reprend dans le camp tibétain et des serviteurs se dirigent vers la passe.

Bientôt apparaissent les grands chefs, montés sur des chevaux au pas rapide et sûr, entraînant les hommes qui les tiennent par la bride sous prétexte de les soutenir, et peut-être par politesse. Nous distinguons trois grands personnages. Couverts de fourrures doublées de soie jaune, ils paraissent ventrus, rebondis, énormes, et l’on s’étonne qu’ils n’écrasent pas de cette masse leurs agiles petits chevaux. Sur la tête, ils ont les chapeaux à plume des mandarins chinois, mais posés sur une cagoule qui leur garantit la nuque et la face, dont on ne voit rien ; leurs yeux sont en outre abrités par des lunettes protubérantes que surplombe une visière par surcroît de précaution. Une escorte assez nombreuse, aux costumes bigarrés, trottine derrière eux avec un grand bruit de grelots. Ce spectacle offre une certaine pompe, mais il nous semble ridicule et nous pensons à un défilé de mi-carême.

Dans le camp tous les chefs civils et religieux attendent placés sur une ligne les mandarins ; là ils s’inclinent profondément en restant à leur place. Seul l’amban s’approche, complimente deux des arrivants, avec lesquels il échange une poignée de main ; ceux-ci, sans descendre de cheval, gagnent les tentes qui leur sont destinées. La foule se disperse et chacun court où sa besogne l’appelle.

Lorsque nous réfléchissons que tout ce rassemblement de peuple a lieu parce que nous sommes ici, nous trouvons qu’on nous fait beaucoup d’honneur.

Puis, les interprètes viennent nous demander si nous voulons accorder une audience aux grands personnages qui sont arrivés. Nous disons que nous serons trop heureux de les recevoir immédiatement. Notre réponse transmise, toute une troupe se dirige vers nous, ayant en tête deux individus somptueusement vêtus à la chinoise. Ils avancent bras dessus bras dessous, et l’un d’eux, petit, court, rond, voûté, s’appuie sur son compagnon. Ces deux vénérables marchent lentement, reprennent haleine tous les quinze pas. Nous restons impoliment sous notre tente et nous n’en sortons que quand la troupe est sur notre territoire.

Nous échangeons des saluts avec ceux qu’on nous présente comme le ta-lama et le ta-amban. Des porteurs déposent à nos pieds, ou plutôt sur notre provision d’argols, cinq sacs : un sac de riz, un de zamba, un de farine, un de pois chiches, un de beurre. Là-dessus nous invitons les deux ambassadeurs à s’abriter sous notre tente, où des feutres les attendent. La simplicité de notre ameublement les effarouche sans doute un peu, car ils ont l’air d’hésiter, ils font des difficultés avant d’entrer. Ils demandent la permission de s’asseoir sur leurs petits tapis, et leurs serviteurs étendent pour l’un une peau de guépard, pour l’autre un petit matelas doublé de soie. Ils excusent ces précautions en disant :

« Nous sommes vieux et fatigués. »

Les trois premiers négociateurs s’assoient auprès d’eux, en face de nous, et la conversation commence. D’abord ce sont des politesses :

« Comment vous portez-vous ? dit le ta-lama.

— Fort mal, car nous sommes dans une mauvaise place. »

Cette réponse ne laisse pas de les désorienter un peu, ils s’attendaient à plus d’amabilité de notre part, et notre connaissance le petit amban baisse la tête. Il nous avait dépeints comme des gens convenables, et, pas du tout, nous répondons avec rudesse.

Nous leur demandons à notre tour s’ils ont fait un bon voyage.

« Oui, quoique la route soit mauvaise. Nous avons dû venir à petites étapes, à cause de notre âge. Les fêtes nous ont aussi retardés, sans quoi vous nous auriez vus plus tôt. Ces fêtes sont commandées par la religion, et nous devons les célébrer. »

Ensuite viennent des questions sur nos personnes, sur le but de notre voyage, et nous répondons ce que nous avons déjà dit vingt fois au petit amban. Et ils nous font les mêmes propositions que ce dernier nous a déjà faites :

« Vous allez retourner sur vos pas !

— Non. Cela est impossible.

— Retournez, nous vous procurerons tout ce qu’il vous faudra. C’est ce que vous avez de mieux à faire. Nous nous quitterons bons amis. Réfléchissez à ma proposition, et je vous le conseille, acceptez-la : j’espère que nous nous arrangerons à l’amiable, car nous sommes venus sans soldats, et nous aurions pu en amener de Lhaça. Cela vous prouve nos bonnes intentions.

— Il est inutile de nous proposer le retour et de nous conseiller de réfléchir. Nous ne parlons pas à la légère. Nous sommes venus de l’Occident, poussés par un destin, par une force qui nous a transportés à travers les déserts en suivant un chemin que vous-mêmes ignorez. Notre volonté est d’aller à Batang et de rejoindre nos compatriotes au Tonkin, où ils habitent sur les terres prises à l’empereur de Chine. Vous ne pouvez rien contre notre volonté, nous ne ferons pas un seul pas vers le nord, soyez-en persuadés. Vous ne nous effrayez pas, nous venons de l’extrémité de la terre sans avoir pu être arrêtés, nous poursuivrons notre marche et vous nous y aiderez. Vous réfléchirez vous-mêmes et vous verrez que Bouddha lui-même en a décidé ainsi. Nous préférons mourir plutôt que de retourner. C’est notre dernier mot. »

Le soleil se couchant, ils se lèvent et s’éloignent, visiblement mécontents d’avoir entendu de semblables paroles en présence de leur escorte.

Ils nous disent adieu, et, avant de s’éloigner, voulant avoir le dernier mot, le ta-lama nous répète :

« Réfléchissez. Réfléchissez. »

A quoi je réponds en français, irrespectueusement :

« Oui, mon vieux.

— Que dit-il ?

— Il vous souhaite bonne nuit dans sa langue », répond Abdoullah.

Les deux grands chefs s’éloignent et nous restons aux prises avec le petit amban et les deux autres négociateurs des premiers jours.

Le petit amban — qui nous a pris en affection, nous commençons à le croire — nous fait des reproches :

« Pourquoi avez-vous parlé sur ce ton à mes chefs ? Songez donc que ce sont les deux premiers de Lhaça, ils peuvent autant que les kaloun (ministres). Soyez plus aimables demain. Dites-moi ce que vous désirez. Je leur parlerai dans ce sens. Mais ne changez pas d’idées, car si vous me contredites ensuite, ils m’accuseront de m’être vendu à vous et d’avoir pris en main vos intérêts et même cherché à obtenir pour vous plus que vous ne vouliez.

— Notre désir est d’aller à Batang, ainsi que nous vous l’avons cent fois répété. Vous nous fournirez les moyens de transport, des vivres, et nous vous les payerons. C’est ce que nous voulons aujourd’hui et ce que nous voudrons jusqu’à ce que nous l’obtenions.

— Je le dirai à mes chefs, mais sans pouvoir insister, car ils se défieraient de nous, ils nous accuseraient et nous serions punis terriblement. »

Il s’éloigne sur ces mots. Nous allons nous asseoir près de notre feu d’argol et nous échangeons nos impressions sur les deux ambassadeurs.

On reste longtemps à bavarder au clair de la lune. On entend Abdoullah réciter des prières en compagnie du Doungane, sous la tente duquel il est allé se réfugier. C’est le signe qu’ils ne voient pas l’avenir en beau, car ils s’adressent toujours au ciel dans les mauvais moments. Les temps sont-ils meilleurs ? ni Abdoullah ni le Doungane ne récitent une fatiha.

....... .......... ...

Les pourparlers avec les deux grands chefs continuent le 3 mars et les jours suivants, et après des phases diverses, des fâcheries et des raccommodements, nous arrivons à les convaincre que nous ne sommes ni Anglais, ni Russes, mais Français. Et nous obtenons un déplacement pour le 7 mars.

« Enfin, nous allons lever le camp, disons-nous, et changer de place. »

Le matin du 7 mars, le soleil luit, il a neigé les jours précédents et la montagne est resplendissante, éblouissante. C’est un superbe temps de départ, mais un faux départ, car nous nous déplaçons pour nous installer dans une meilleure place, où nous attendrons encore.

Le camp est très animé. Il ne faut pas moins de trois ou quatre cents yaks ou chevaux pour transporter les bagages, les tentes et les vivres. De tous côtés on voit les hommes noirs courir derrière leurs bêtes, les rassembler, les pousser devant eux avec des sifflements aigus et en faisant tournoyer leurs frondes. Pour n’être point gênés dans leurs mouvements, ils ont tiré leurs bras hors des manches de leurs pelisses, qui leur tombent sur les reins et laissent leurs torses à nu. Leurs longues tresses les embarrassent lorsqu’ils se baissent et ils en ceignent leur front. Ils paraissent avoir des bandelettes comme de chastes matrones romaines, ou bien des diadèmes, et l’on dirait ces barbares que, dans les jeux publics, on déguisait en rois pour l’amusement de la populace.

Ces Tibétains aussi sauvages que leurs bêtes ont grand’peine à les saisir. Nos chameaux les épouvantent. Et ce n’est pas du premier coup que les yaks se laissent prendre par la corne d’où l’on détache le cordon attaché à la cheville qui perce leur mufle. Leurs maîtres les approchent avec précaution et ne les saisissent que par surprise. C’est bien pis pour les charger : il faut un temps infini avant de pouvoir ficeler sur leur dos nos coffres, dont ils ne veulent à aucun prix. Mais la patience de ces hommes est sans borne, et ils finissent toujours par avoir raison de l’animal récalcitrant ; dès qu’ils le tiennent, ils l’entravent, le chargent malgré les ruades et les coups de cornes, mais ne le châtient pas.

Des lamas, le bâton à la main, leur donnent des ordres, les réprimandent. Ces sauvages exécutent gaiement leur besogne : ils sont très obéissants, très respectueux à l’égard de leurs lamas : ils leur parlent et ils les écoutent dans la plus humble posture, courbés en deux, la langue pendante.

Tous nos chevaux étant morts, on a sellé pour nous, de petits chevaux tibétains pleins de feu. Ils sont mangeurs de viande crue, ainsi que nous nous en sommes assurés de nos propres yeux. Ces carnivores ont des jambes merveilleuses, une adresse acrobatique, ils se tiennent en équilibre sur la glace, sur les mottes des tourbières limoneuses, et, s’enlevant, bondissant sur le sentier, ils nous emportent avec un trottinement rapide auquel nous ne sommes plus habitués. On dirait que les petits diables nous trouvent légers comme des plumes ; au fait, notre embonpoint est nul, notre maigreur est ascétique.

En trois heures et demie nous chevauchons 22 verstes par monts et par vaux, mais surtout en descendant. Nous allons camper près d’une rivière gelée qui verse ses eaux au Namtso.

Le petit amban nous reçoit sous sa tente, où il nous a préparé un repas délicieux. C’est d’abord une langue de yak fumée, à laquelle succède une autre langue de yak, que nous faisons disparaître, y compris les environs de l’œsophage ; puis des légumes, des carottes salées de conserve, et du poivre rouge et vert ; enfin des galettes de pain sans levain, et du thé au beurre à discrétion. Cet excellent amban admire notre appétit et nous excite à le satisfaire. Avouons que nous n’avons pas besoin d’encouragement.

L’amban nous a reconduits près de notre camp, posé sur la rive droite du cours d’eau. Il voulait nous retenir sous sa tente jusqu’à ce que la nôtre fût dressée, mais nous avons manifesté le désir de marcher, parce que nous avons froid aux pieds, et il nous a accompagnés disant :

« La coutume ne veut pas qu’on laisse seul un hôte sans abri. On doit lui tenir compagnie. »

Nous profitons de cette coutume pour lui poser diverses questions. D’abord c’est le nom de la belle chaîne que dominent les pics Huc et Gabet. Ils ont ce soir chacun un turban de nuages, cela me rappelle la Perse et le turban bien connu du Demavend. Cette chaîne s’appellerait Samda Kansain, et la rivière au bord de laquelle nous nous trouvons, Samda Tchou, empruntant son nom à la montagne qui la nourrit.

Ensuite nous lui parlons du serou, de la licorne dont le père Huc a entendu certifier l’existence. Après des explications, nous apprenons que cet animal vit au pays du Gourkas (dans l’Inde) et qu’il a une corne non pas sur le sommet de la tête, mais sur le nez, et que c’est du rhinocéros qu’il s’agit.

8 mars. — Le vent souffle d’ouest. Il neige par instants. Le soleil paraît, disparaît. Puis, la violence du vent plus grande, le ciel se couvre et le froid est insupportable après la tiédeur de l’après-midi.

L’amban vient nous entretenir. Il nous engage à prendre patience. Car il faut qu’on nous prépare à Lhaça les objets que nous avons demandés. Avant de quitter Dam, on a dressé, sous notre dictée, une longue liste de nos désirs.

Nous avons demandé des costumes de tous genres, des chaussures, des coiffures, les objets de culte, les cymbales grandes et petites, des peaux, des prières même. On nous a promis de réunir des chevaux pour nous, et de les expédier vite ici. Mais l’amban craint notre impatience. Il se rend compte de l’envie que nos gens ont de partir. Personne d’entre nous ne se soucie de rester ici, à commencer par moi. Cependant il y a des degrés dans l’impatience, et jusqu’à nouvel ordre nous avons le devoir d’attendre, car les Tibétains ne nous témoignent aucune malveillance.

L’amban proteste de la pureté de ses intentions. « Vous êtes des frères pour nous. Nous voulons vous être agréables. Si nous vous retenons, c’est parce que mes deux supérieurs doivent écrire à Lhaça. Ils sont convaincus que vous êtes des gens de bien. Mais, que voulez-vous, nous n’avons pas vos habitudes, nous ne savons pas expédier vite les affaires. Un conseil décide des affaires importantes, et vous savez que les membres d’un conseil nombreux ne tombent pas immédiatement d’accord. Si j’étais seul, vous auriez de suite ce qu’il vous faut, mais rien qu’ici nous sommes trois grands chefs et vingt petits environ. Les uns se défient des autres et il faut beaucoup de prudence pour ne pas être accusé. »

Cette crainte d’être accusé que l’amban a manifestée déjà semblerait prouver que Lhaça est un foyer d’intrigues, que le pouvoir y est partagé, qu’il est très recherché, et que ceux qui le possèdent se montrent jaloux de le conserver.

L’amban demande des renseignements sur la façon dont on vit en France ; quelle situation est faite aux femmes ; sont-elles jolies ? Puis il parle des inventions étonnantes que les Anglais ont appliquées dans les Indes et qu’il n’a pas vues. « Avez-vous aussi des machines ? Avez-vous aussi de grands bateaux avançant sur l’eau sans voiles ? Et des livres ? »

Et apprenant que nous possédons beaucoup de livres traitant de toutes les questions auxquelles l’homme s’intéresse, il s’étonne que nous voyagions.

« Car, dit-il, à quoi bon parcourir les pays lointains lorsqu’on peut occuper sa vie à lire sans quitter son foyer. Ainsi je n’ai moi-même aucun désir de sortir du Tibet : les livres de notre religion suffisent à ma curiosité. »

L’amban n’a évidemment pas d’idées modernes, son esprit n’a pas besoin de l’activité fébrile où nous nous complaisons, il est heureux de vivre sans efforts dans son pays, il ne se soucie pas des « grands problèmes » de l’humanité, le progrès n’existe pas pour lui ; il fait de la politique autant que l’exige l’instinct de conservation, il lit et relit un livre, marmotte des formules incompréhensibles et il est heureux. Ses actions n’ont qu’un but : conserver le fromage où sa naissance l’a placé, et peut-être, si cela est possible sans trop de risque, évincer son supérieur du fromage de Hollande plus gros que le sien, et s’y fourrer avec la satisfaction du devoir accompli. C’est surtout en ceci que l’amban ressemble aux gens d’Europe. Du reste, c’est un homme très aimable. Il a peut-être raison de ne pas s’intéresser au reste du monde.

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