L'Asie inconnue : $b à travers le Tibet
CHAPITRE III
LE TARIM ET LE LOB NOR
Kourla est une petite ville placée dans une belle oasis. Elle est traversée par le Kontché Darya, sur lequel on a jeté un pont de bois qui relie les faubourgs de la rive gauche aux bazars et à la forteresse de la rive droite. La population est un mélange de Chinois, de Dounganes et de Tarantchis. Les musulmans formant la majorité, le chef de ville (l’akim) est de cette religion. C’est lui qui vient nous importuner dès notre arrivée. Il ne nous donne pas le loisir de jouir des avantages et des agréments qu’offre toujours une oasis à ceux qui ont traversé le désert. Et Kourla est charmant, avec ses jardins, ses arbres verts, sa belle rivière, ses bazars où l’on trouve melons, pommes, figues, raisins, abricots, que savourent avec délices les nomades comme nous. On ne nous laisse pas le temps de « nous revoir », comme on dit.
Nous sommes arrivés le 5 octobre dans la nuit, après avoir fait une étape d’une soixantaine de verstes. Nous nous sommes installés dans la demeure d’un musulman, sujet russe, commerçant de la ville. La chambre d’honneur a été mise à notre disposition, et bien qu’on l’ait récemment blanchie, nous nous y sentons mal à l’aise, car nous sommes déjà habitués à notre tente et notre maison de toile nous paraît préférable aux lambris les plus dorés.
Dans la journée du 6, nous recevons de nombreux visiteurs. Notre cour est envahie par les curieux. On vient voir qui nous sommes, quelle tournure est la nôtre, combien nous avons de bagages, si nous sommes bien armés, bien vêtus. Dans le nombre des badauds on nous signale des gens d’importance, des parents de l’akim : on veut se faire une opinion sur notre compte avant d’agir.
Nous apprenons que les autorités sont invitées à se réunir au yamen (tribunal) dans la soirée à l’effet de tenir conseil. C’est de nous qu’il s’agit, et le chef nous fait demander l’autorisation de nous rendre visite le lendemain matin.
La foule n’a pas été malveillante jusqu’à présent ; au reste, les marchands sont en liesse, car nous faisons « aller le commerce ». Ici nous sommes dans le premier bazar que nous ayons rencontré depuis Kouldja, et plus loin nous n’en trouverons pas d’autre. Aussi achetons-nous, achetons-nous. Nous nous préparons pour le Tibet. Sans perdre une minute, nous louons vingt-deux chameaux qui transporteront nos achats. Nous faisons provision de tout ce que nous ne sommes pas sûrs de rencontrer plus loin dans la petite oasis de Tcharkalik, située à la pointe ouest du Lob Nor.
En relisant la liste des achats je relève les chiffres suivants :
Réserve de pain à la graisse salée, 1.600 livres russes en petites galettes épaisses d’un doigt, larges comme le creux d’une main d’homme.
Pourquoi si petites ? pourquoi du sel, de la graisse ? direz-vous.
Petites, parce que la galette de cette taille est facile à placer ; à la rigueur, on la met dans sa manche lorsqu’on marche : tandis qu’on grignote, on peut être contraint de prendre le fusil ou le fouet. Et puis son volume représente à peu près exactement la satisfaction d’un « accès d’appétit », et pas une miette ne se perd. Le sel facilite les digestions, la graisse est un « argument » excellent contre le froid. L’expérience nous l’a démontré.
Examinons la liste des achats pendant que les autorités de Kourla délibèrent.
Je vois encore 520 livres de la meilleure farine, qu’on tiendra en réserve, car nous n’userons de ces provisions qu’à la dernière extrémité ;
280 livres de graisse de mouton, salée et hermétiquement enfermée dans des panses de mouton ;
160 livres de raisin sec, petit, délicieux, sans pépins, nommé kichmich, qu’on mélangera au riz ou qui sera distribué plus tard lorsque le froid, les salaisons, les longues marches, l’altitude provoqueront cet état de débilité qui ressemble au scorbut ;
80 livres de sel, à tout hasard, par précaution, quoique nous ayons l’assurance d’en trouver dans le désert à fleur de sol ou au bord des lacs ;
80 livres d’huile de sésame pour les bouillies ;
Du tabac, des sacs, des pièces de feutre, etc., enfin 6.000 livres d’orge pour nos chevaux, bien que l’interprète Abdoullah et un certain Parpa, habitant de Kourla, nous disent que l’on ne doit pas se préoccuper des chevaux.
Ce Parpa a servi autrefois les voyageurs anglais Carey et Dalgleish et nous l’engageons à notre service, dans l’espoir qu’il nous fournira d’utiles renseignements. C’est un aventurier à longue barbe noire, taciturne, à l’air tragique. Il est originaire de Ferghanah et il est venu avec Yakoub-Beg dans le Turkestan chinois. Il sait ferrer les chevaux, fabriquer les selles pour chameaux et il passe pour un homme courageux.
Je vous donne ces quelques explications, cher lecteur, dans l’espoir qu’elles vous serviront le jour où vous vous déciderez à prendre le large, à voyager, à goûter l’inconnu. — C’est un régal délicieux.
Les préparatifs s’achèvent rapidement ; nous avons traité avec un Doungane moyennant un prix très élevé, mais cet homme s’adjoindra à nous avec trois serviteurs, deux Dounganes et un musulman turc de l’oasis de Hami. On espère que les ballots seront prêts en trois ou quatre jours ; nous nous mettrons aussitôt en marche.
Dans la journée du 7, nous nous promenons dans la ville et nous constatons l’insignifiance de son commerce. Nous n’y recueillons que fort peu de sucre, une soixantaine de livres, et seulement quatre livres d’une bougie exécrable.
En rentrant à la maison, nous trouvons les serviteurs de l’akim, ils nous annoncent la venue de leur maître. Bientôt arrivent, suivis d’une escorte, quelques mandarins vêtus à la musulmane, mais coiffés à la chinoise, du chapeau à globules et portant la tresse, qui est la marque de vassalité que les Chinois exigent des musulmans, dont la tête est rasée d’habitude.
Les chefs de la ville, hommes d’âge pour la plupart, entrent dans notre chambre. On les fait asseoir sur le feutre blanc étendu à leur intention et nous attendons leurs questions sans souffler mot. Ils engagent la conversation en langue chinoise, nous demandant poliment des nouvelles de notre santé, nous félicitant d’avoir fait bon voyage, nous promettant tout leur concours. Entre temps, leurs serviteurs déposent devant nous un hommage de fruits secs, de melons, d’amandes, selon la coutume du Turkestan.
Nous les remercions avec la plus grande cordialité de leur amabilité et nous attendons. Il est facile de voir que les chefs sont embarrassés ; ils échangent quelques mots, puis le plus élevé en grade prend la parole sur un ton assez solennel. Il nous expose que la coutume est de demander leurs papiers aux étrangers.
A quoi je réponds que c’est une très bonne coutume, car on ne saurait trop prendre de précautions vis-à-vis des inconnus qui s’introduisent sur le territoire d’autrui. Quant à ce qui nous concerne, il a vu par nos cartes de visite sur papier rouge et écrites en caractères chinois que l’un de nous est un prince allié aux rois de l’Occident, il doit savoir que le pacha blanc nous a facilité la traversée de ses États, et nous avons l’espoir que l’empereur de Chine ne sera pas moins aimable. Quoique nous ne comprenions pas qu’on nous demande des papiers à Kourla après qu’on nous a laissés franchir tranquillement la frontière et la province d’Ili, nous consentons cependant — pour lui faire plaisir, parce qu’il est aimable — à lui remettre la passe générale qui a été vue par le gouverneur de la province d’Ili.
Il nous demande la permission de la garder, ce que nous lui accordons d’autant plus volontiers que nous savons par Prjevalsky et d’autres qu’en Chine les papiers n’ont de valeur qu’aux endroits où ils ne sont pas nécessaires.
Après un échange de salutations respectueuses et dignes, les chefs s’en vont. Que se passera-t-il demain ? Nous prévoyons des complications, et Rachmed, que tout cela impressionne fort peu, se rend bien compte de notre situation : « C’est le commencement de nos « vieilles histoires », et les Chinois vont nous ennuyer du mieux qu’ils pourront, ce qui n’a rien d’étonnant de la part de mangeurs de cochons… »
Par « vieille histoire », notre serviteur entend les démêlés que nous avons eus fréquemment dans nos voyages chaque fois que nous prenions contact avec une peuplade ou une tribu nouvelle.
Le principal résultat de cette entrevue est de nous faire hâter nos préparatifs. Nous avons reçu les éclaireurs aujourd’hui, demain la déclaration de guerre nous sera apportée.
Le 7 au soir, avant le coucher du soleil, les chefs de Kourla arrivent en grande tenue. A peine a-t-on échangé les salutations, et les tasses de thé sont-elles servies, que l’akim prend la parole :
— Il est arrivé un courrier envoyé par notre supérieur de Karachar, qui nous charge de vous dire que vous ne pouvez continuer votre voyage avant de lui avoir rendu visite.
— Le gouverneur de Karachar est un trop petit personnage pour que nous nous détournions de notre route à son intention. S’il a besoin de nous parler, qu’il se dérange. Au reste, il a dû voir nos papiers.
— Vos papiers ne valent rien, et, pour vous dire la vérité, voici l’ordre de vous arrêter qui est arrivé d’Ouroumtchi à Karachar.
Nous manifestons un grand étonnement et le prions de nous permettre de faire lire cet ordre par l’un des nôtres. Puis la conversation continue :
— Où donc est notre passe ?
— A Karachar.
— Eh bien, nous garderons votre ordre tant que vous n’aurez pas rendu ce papier que nous vous avons confié, car vous l’avez entre les mains et vous mentez.
Je prends l’ordre, le met dans ma poche et les invite à vider les lieux.
Le petit mandarin chinois qui a apporté cet ordre blêmit autant que le lui permet la teinte jaune de sa peau et il nous supplie en passant le doigt sur sa gorge :
— Rendez-moi ce papier, ma tête tombera si je ne le rapporte pas à mon supérieur.
— Rendez notre passe.
— Nous ne l’avons pas.
— Partez d’ici. Laissez-nous prendre le repos, le soleil est couché.
Ils s’en vont confus.
Quelques minutes après revint un des chefs en tenant notre passe à la main, il nous la tend et nous la prenons en lui promettant de lui rendre son ordre, mais… demain. Notre intention est de photographier cet ordre, dont voici la traduction due à l’obligeance de M. le marquis d’Hervey de Saint-Denys :
« Moi, Han, sous-préfet, ayant le titre honorifique de Fou-tchi, faisant fonctions de préfet du cercle de Kola-Chacul (Karachar), j’ai reçu du gouverneur par intérim Wei un ordre ainsi conçu :
« Actuellement un prince du sang du royaume de France, Ken-li-ho (Henri), voyageant sans passeport chinois et de sa propre initiative, se dirige vers Lo-pou-ta-eul (Lob Nor), j’ordonne aux autorités locales de son parcours, dans quelque lieu que se trouve le prince français, de l’empêcher de continuer sa route et de l’obliger à rebrousser chemin.
« En conséquence de cet ordre, mon devoir est d’envoyer des agents aux informations, j’ordonne donc à deux agents de se rendre immédiatement à Kou-eul-li (Kourla) et d’agir de concert avec les chefs musulmans de cet endroit afin d’inspecter la contrée. Si le prince français s’y rencontre, il faut aussitôt s’opposer à sa marche en l’empêchant de pénétrer plus avant et en l’obligeant à s’en retourner.
« Les agents ne devront se rendre coupables ni de lenteur, ni de négligence, sous peine d’encourir des punitions. Ne pas désobéir. Deux fois recommandé.
« Ces instructions sont données à Tchang-youy et à A-li. Ils auront soin de s’y conformer.
« Le huitième jour de la neuvième lune de la 15e année Kouang-Sin.
« Valable jusqu’au retour pour être ensuite rendu et annulé. »
Le 8, les chefs de Kourla, l’akim en tête, reviennent nous visiter. Nous leur rendons l’ordre que nous avons photographié. Ils nous répètent que nous ne pouvons continuer notre route. Nous répondons que rien ne nous empêchera d’aller au Lob Nor, où nous devons chasser.
« Quand nous serons prêts, nous chargerons nos bêtes et nous partirons, et si l’on veut nous arrêter par la force, « il y aura du sang », et ce sang retombera sur vos têtes. Nous ne sommes pas des malfaiteurs, nous ne faisons de mal à personne, pourquoi ne jouirions-nous pas des immunités accordées au moindre marchand ? On laisse circuler ici des gens de rien et l’on veut nous arrêter ! Qu’on l’ose et « le sang coulera ». C’est notre dernière parole, akim, réfléchissez. »
Le vieil akim baissa le nez, et, abandonnant la langue chinoise dans son émotion, il parla le turc, sa langue maternelle.
« Je ne fais qu’exécuter les ordres donnés, dit-il, je ne vous veux aucun mal, je vois bien que vous n’êtes pas de méchantes gens. Je ne sais quelle décision prendre. En vérité, mon embarras est grand. Ma tête est en jeu. Vraiment je suis comme la noix entre deux pierres ! par Allah, je suis comme la noix entre deux pierres ! »
Et il pousse un soupir qui ne me semble pas de comédie.
« Aidez-moi, poursuit-il, je vais aller à Karachar voir mon supérieur. Adjoignez-moi l’un d’entre vous, il s’expliquera et tout s’arrangera avec l’aide d’Allah. Mon embarras est grand. En vérité, je suis comme la noix entre deux pierres ! je suis comme la noix entre deux pierres ! Donnez-moi l’un des vôtres pour aller à Karachar.
— Impossible d’accéder à ta demande, akim, les explications sont données. Nous ne devons rien à ton sous-préfet, la démarche est inutile, attendu que dans le cas où l’un des nôtres irait à Karachar et que ton supérieur persisterait à nous arrêter, nous partirions malgré tout. Si ton supérieur changeait d’avis et se rangeait à notre opinion, nous aurions perdu inutilement notre temps. Si l’on veut nous parler, qu’on vienne nous voir.
— Voyez quel embarras est le mien. On veut que je vous arrête, vous avez de bons fusils, vous êtes décidés jusqu’au sang, je ne puis vous arrêter et on me l’ordonne.
— Adieu, akim, nous avons dit notre dernière parole, nous ne demandons qu’à rester ton ami et l’ami des tiens, mais à la moindre violence le sang coulera. Réfléchis. »
Le chef et son entourage se levèrent et en nous saluant il murmure ces mots :
« Je suis comme la noix entre deux pierres ! » Nous dirions : « Je suis entre le marteau et l’enclume. »
9 octobre. — Nouvelle visite de l’akim, qui nous prie, d’une mine assez hardie, d’avoir à retourner sur nos pas. Sur notre refus catégorique, il se lève sans plus insister et s’en va disant qu’il aura recours à la force, ce qui nous fait rire.
Nous hâtons les préparatifs de départ ; les achats sont terminés, les selles pour les chameaux sont cousues, rien ne nous oblige à prolonger notre séjour.
A la nuit, une délégation des chefs, comprenant l’aksakal des sujets russes, vient faire une ultime démarche auprès de nous. On nous prie de considérer que des soldats sont rassemblés, qu’ils ont l’ordre de nous arrêter par tous les moyens possibles, par la force. Quelles suites déplorables aura notre entêtement ! L’entretien se prolonge à la lueur des flambeaux, entretien sans fin et durant lequel nos interlocuteurs font alterner les lamentations avec les menaces, mais sans nous attendrir et sans nous épouvanter. Ils s’en vont fort tard, après avoir acquis la certitude que nous sommes décidés, mais bien décidés, à ne pas nous laisser arrêter.
Après notre souper, nous laissons les hommes dormir jusque vers minuit, et alors nous les réveillons. Ils reçoivent l’ordre de boucler toutes les charges immédiatement, et défense leur est faite de prononcer une parole. Le départ est bientôt assuré. Avant le jour on amènera les chameaux près de notre maison, et à l’aube on commencera à charger.
Nos hommes rejoignent la place où ils dorment. Ils échangent quelques mots à voix basse afin de s’assurer de ce qu’ils ont à faire. — Ils s’étendent au milieu des bagages sans se déshabiller, leurs armes à portée de la main.
Quelques heures plus tard je me lève en évitant le plus léger bruit, et je constate que les plus enragés dormeurs ont l’oreille fine cette nuit. L’un se dresse sur son séant, lentement ; l’autre, très vite ; leurs camarades soulèvent la tête. On me reconnaît et la troupe recommence à dormir, mais d’un œil, j’en suis sûr.
On ne nous surprendra pas cette nuit, bien certainement.
Au reste on n’entend dans la ville aucun bruit alarmant ; de temps à autre un âne brait pacifiquement et les chiens aboient d’un aboiement bon enfant et nullement féroce.
10 octobre. — Le programme élaboré hier est exécuté ponctuellement. Au jour, tous nos chameaux, tous nos chevaux sont là, ceux-ci bien ferrés, ceux-là bien sellés. La nouvelle de notre départ se répand bientôt dans toute la ville, et la caravane s’organise au milieu de l’affluence du populaire. Une multitude envahit notre cour, que nous devons déblayer manu militari, c’est-à-dire le bâton à la main. Des filous se sont glissés près de nos objets et ont volé ce qu’ils ont pu dissimuler. Nous évitons le renouvellement de semblables incidents en faisant le vide autour de nous. Notre attitude est en même temps un avis aux mandarins que nous sommes décidés à tout, comme la veille.
Envoyé dans le bazar à la récolte des rumeurs, notre Chinois revient en disant que des marchands émettent l’opinion que l’akim a fort bien arrangé l’affaire, car il a obtenu de nous que nous écrivions à Karachar. J’oubliais, en effet, de mentionner que nous avions promis la veille d’envoyer un mot d’explication au sous-préfet de Karachar. Cette lettre avait été traduite en turc et en chinois ; nous y disions l’intention que nous avions d’aller chasser aux environs de Lob Nor, où nous séjournerions assez longtemps pour que tous les papiers désirables nous arrivent de Pékin ou d’ailleurs.
Les amis de l’akim trouvent qu’il a parfaitement mené sa barque, qu’il a fort bien parlé, qu’il a remporté une victoire diplomatique, qu’il a su dénouer habilement une complication, bref, et pour parler la langue du pays, « qu’il a eu l’adresse de conserver la face et d’ajouter une plume à son chapeau ».
D’autres sont, parait-il, moins optimistes et affirment que les troupes sont sur pied et qu’elles nous ont dressé une embuscade près de la porte.
Mais le chargement des bêtes de somme est terminé, les cadeaux sont distribués à nos hôtes et à nos connaissances, on saute en selle, on élève les mains à la barbe et « Dieu est grand ! » En avant pour le Lob Nor.
Deux de nos hommes, montés sur les meilleurs chevaux, éclairent la route, ils ne doivent pas perdre de vue le chamelier de tête, et toujours se voir l’un et l’autre. En cas d’alerte ils rebrousseront chemin au galop. Rachmed devancera tout le monde pour voir de ses yeux quand nous approcherons de la porte. Sur ce, la caravane s’ébranle et se meut lentement à travers la rue ; les chameaux vont aussi serrés qu’on le peut et balançant le cou, tanguant, roulant, ils allongent méthodiquement leurs longues jambes, parfaitement indifférents aux tracasseries des Chinois, mais peut-être sensibles à la chaleur de ce superbe soleil d’automne qui nous suffirait en Europe, pendant l’été.
Nous longeons un instant les murs crénelés de l’enceinte, à laquelle s’accotent de nombreuses baraques de terre agrémentées de plantes grimpantes, puis nous disons adieu à Kourla et tirons vers le sud. La route qui sort de l’oasis est poussiéreuse ; quand l’oasis cesse, elle cesse et se ramifie sous forme de sentiers qui se perdent dans le désert, à peu près comme des ruisseaux tarissant une rivière mettent fin à son cours.
Aux derniers saklis nous achetons quelques moutons à un ami de l’aksakal des sujets russes. Bien que nous ayons l’assurance de trouver la nourriture de bêtes et gens jusqu’au Lob Nor, il est bon d’avoir avec soi un petit troupeau de moutons bien gras, par précaution. Et puis, cela nous permettra d’en acheter d’autres aux indigènes à meilleur compte pour notre consommation journalière : les indigènes, voyant que nous ne sommes pas à leur discrétion, ne majoreront pas leurs prix.
Nous campons dans les sables, à peu de distance de l’oasis, au bord d’un assez grand étang, décoré du nom de « Grand Lac ». Notre tente est posée sur une hauteur près de l’eau, au milieu des tamarix. On peut nous voir, mais nous verrons encore mieux ce qui se passera dans la plaine.
11 octobre. — Nous avons déjà chargé partie de nos chameaux lorsque nous voyons la plaine poudroyer du côté de Kourla. A la lunette nous distinguons une troupe de cavaliers se dirigeant au trot vers nous. Il est impossible de les compter. Une fois dans la steppe, on les distingue nettement sur la crête des vagues du terrain. Nous reconnaissons les chefs de Kourla en grande tenue, et accompagnés de quelques cavaliers.
Arrivés près de notre bivouac, ils descendent poliment de cheval et un de leurs serviteurs vient nous demander audience pour ses maîtres, ce qui est accordé instantanément. Les chefs s’avancent avec un certain empressement, voulant sans doute témoigner par là qu’ils sont sous le coup d’une émotion. Leurs visages sont souriants, ils nous serrent les mains longuement en penchant le corps. Tout leur être exprime la sympathie, les lignes de leurs individus sont affables.
A peine assis sur le feutre blanc étendu en leur honneur, les plus jeunes restant à genoux par déférence, ils s’empressent de nous dire qu’ils viennent en amis, qu’ils nous apportent leurs vœux de bon voyage et de bonne santé. Ils ont dû exécuter les ordres venus de Karachar, mais à contre-cœur. Ils voyaient bien que nous sommes de grands personnages et de braves gens. « Aussi, ai-je dit au chef de Karachar, poursuit l’akim, tu veux que je les arrête, mais je n’oserais porter la main sur eux. Et ils ne souffriraient pas la moindre violence. Pour ma part, je ne me charge pas de les arrêter, nous ne sommes pas en force et nous n’en avons pas le cœur. Si tu crois que ton devoir l’exige, vas-y toi-même. »
« Comme vous voyez, ajoute un vieux en posant la main sur le genou de l’akim, c’est un brave homme, il a su bien arranger vos affaires. »
Et un autre personnage insinue à l’oreille d’un de nos hommes que nous ferions bien de marquer notre reconnaissance et notre pardon par quelques petits cadeaux, du genre de ceux que nos hôtes de Kourla ont reçu hier.
Nous remercions poliment en des termes analogues : « Nous aurions été désolés de voir un conflit surgir, mais notre dignité ne nous permettait pas d’accepter les ordres de Karachar. Évidemment le mandarin de cette ville a reçu un ordre à tort ; quel inconvénient y a-t-il à nous laisser chasser près du Lob Nor ? Aucun, assurément. Si d’autres ordres arrivent, qu’on nous les envoie au Lob Nor et nous nous y conformerons. Nous sommes des hommes de paix », etc.
On nous présente comme guide, un homme d’une soixantaine d’années, nommé Ata Rachmed, le même qui a accompagné autrefois Prjevalsky dans son excursion au Lob Nor. Notre interprète Abdoullah le reconnaît et nous assure qu’Ata Rachmed est le meilleur des hommes. Autrefois attaché à la personne de Yakoub, il est passé au service de l’akim de Kourla.
Après avoir reçu nos petits cadeaux, les chefs se lèvent, ils nous souhaitent bonne route encore une fois, nous serrent les mains avec une véritable effusion de cœur. Ils remontent à cheval et retournent à Kourla au petit galop. Nous plions bagages à notre tour et rejoignons notre caravane, qui se dirige vers le petit village de Tchinagi, où nous camperons ce soir.
Après quinze ou seize verstes de désert nous bivouaquons près du village de Tchinagi, au bord de son canal bordé de saules. Près des cultures on trouve le sable et des touffes de roseaux.
A Tchinagi le vieil Ata Rachmed racole une vingtaine de pauvres diables auxquels nous promettons une bonne récompense. Ils nous aideront à construire nos radeaux sur le Kontché Darya.
Dans le nombre se trouve un individu ayant la large face des Kirghiz, leurs petits yeux, leur barbe rare et leur parler guttural. Questionné, il nous dit être originaire des environs de Semipalatinsk et que, venu ici au temps de Yakoub-Beg, avec un de ses frères, il a pris femme et est resté dans le pays.
« C’est comme moi, dit notre Russe Borodjine, j’ai servi à Kouldja, puis à Djarkent, où je me suis marié, et je ne suis jamais retourné dans mon pays de Tobolsk. »
Pour ces habitants de la grande plaine monotone, aux horizons infinis autant que ceux de la mer, il importe peu de vivre sur un point quelconque de l’océan qu’est cette plaine. Il leur suffit de quelques bouleaux égayant le paysage par leurs troncs de couleur claire, d’une rivière poissonneuse dont les bords couverts de roseaux abritent des oiseaux d’eau et des sangliers, avec cela quelques lambeaux de terre cultivable autour de la petite maison de terre et de bois. Cela suffit aux gens de la Sibérie pour qu’ils se croient encore dans leur pays, bien qu’ils habitent à des milliers de verstes du village où ils sont nés.
Les habitants de Tchinagi, qui ressemblent aux Sartes du Turkestan, disent être venu d’Andidjan, c’est-à-dire du Ferghanah, il y a cent ans. Ce chiffre ne précise rien, les Orientaux maniant les dates avec une négligence incroyable.
Un vieillard nous parle de Russes qu’il a vus dans le pays. En effet, nous savons qu’autrefois des vieux-croyants cherchant des terres sont descendus jusqu’au Lob Nor. Voici à peu près le récit de cette barbe blanche ; les indigènes assurent que c’est la pure vérité :
« Je n’avais pas un cheveu blanc, dit-il, quand six hommes se disant Ourousses (Russes) sont arrivés dans ce pays, armés de fusils, coiffés de hauts bonnets en peau de mouton.
« Ils ont longtemps erré dans la contrée, allant de droite et de gauche, comme des canards qui tournoient avant de s’abattre ; puis cinq d’entre eux ont construit des abris près de ce bras du Tarim que vous franchirez demain et ils se sont mis à pêcher et à chasser. Le sixième est parti sur un bon cheval, et dans la saison de l’herbe il est revenu avec d’autres cavaliers, et bientôt nous avons appris qu’une grande troupe suivait.
« Plusieurs centaines de femmes, d’enfants, de vieillards, d’hommes se sont assemblés à un endroit où vous passerez, qu’on nomme Ketmet Koul et où il y a beaucoup d’herbe et de bois. D’abord ils ont refait leurs chevaux fatigués ; ils en avaient beaucoup, mais pas de bétail ; puis ils ont pêché, chassé, et après avoir amassé des provisions de route, ils ont construit des radeaux : dessus, ils ont placé les femmes, les enfants, les vieux, qui ont descendu le fleuve. Les hommes ont suivi la rive avec les chevaux.
« Arrivés aux environs du Kara Bourane (près du Lob Nor), ils ont bâti des maisons, ils ont creusé des pirogues dans des troncs d’arbres, et l’on voyait bien qu’ils étaient accoutumés à s’en servir ; ils ont pêché ; ils ont chassé avec des fusils à pierre, ils tiraient très juste.
« Leurs maisons étaient de bois, ils les chauffaient au moyen de poêles, et tandis que nous grelottions, nous et les nôtres, sous la pelisse, eux, au cœur de l’hiver, dormaient dans des vêtements de toile. C’étaient de braves gens ; ils parlaient bien notre langue. Ils se signaient, priaient à genoux devant des images. Nous n’avons jamais eu à nous plaindre d’eux.
« Lorsque nous leur demandions quelles raisons les avaient déterminés à quitter leur pays, ils répondaient que c’était à la suite d’une guerre.
« Pendant deux ans environ ils ont vécu près de Kara Bourane, puis les Chinois les ont obligés à partir. Ils se sont divisés en deux bandes, l’une est passée par Kourla, l’autre s’est dirigée vers Tourfane. Puis des guerres sont survenues et nous n’en avons plus entendu parler. »
Après le vieux conteur, nous entendons des chanteurs qui grattent d’une guitare à deux cordes ; nous distribuons largement le thé et le riz, aussi une bonne partie du village nous entoure ; nos hommes dansent au son de l’accordéon suivant la mode de leur pays, et toute la soirée se passe en réjouissances. Notre vieux chamelier lui-même, grisé par la musique, exécute une danse barbare avec ses mauvaises jambes. Seul notre Chinois n’esquisse aucun pas. Nous l’invitons à donner un échantillon de l’art chorégraphique de sa province, et il nous répond :
— Nous ne dansons pas, nous autres, nous nous amusons en restant assis sur notre séant.
— Et votre musique ?
— Oh ! notre musique ressemble beaucoup à celle que vous entendez.
Et comme preuve à l’appui de ce qu’il avance, il chante (!) ti ti ti ti ti ti… avec la prétention de moduler un air. Mais ce ti ti ti ti ti ti est si peu musical, malgré le grand sérieux du virtuose, que nous éclatons d’un rire fou. Il faut peu de chose pour distraire des voyageurs.
La soirée du 12 est employée à rassembler des arbres qu’on coupe dans la forêt et qu’on va chercher dans des cachettes sur le bord de la rivière. Ceux-ci ont déjà servi à la confection de radeaux. Les indigènes les traînent avec leurs bœufs.
Le 13, on transporte les menus bagages dans des pirogues, et l’on organise au moyen de cordes une sorte de bac. Le radeau est couvert de terre afin de donner à nos chameaux l’illusion du continent. Ces animaux ne sont pas marins du tout. Il faut même, pour les décider à avancer, leur préparer un quai avec des piquets et des branchages, car la rive est escarpée.
Une première fois nous parvenons à placer deux chameaux sur le radeau ; on les tient tête baissée en tirant sur cet anneau passé dans leur nez pour suppléer à un manque d’intelligence. De la rive opposée on tire la corde ; on débarque les passagers ; ensuite on ramène le radeau à l’embarcadère au moyen d’une autre corde. Mais cette fois on a mille peines à décider un chameau à avancer : on a beau employer la douceur, la ruse, les coups, la maudite bête ne bouge pas ; on finit par la porter, mais elle glisse des pieds de derrière, qui plongent dans l’eau, tandis que le reste du corps est sur le radeau dans la posture d’un écolier paresseusement couché sur son pupitre. On redoute un naufrage et l’on crie de haler vite vers l’autre rive, où l’imbécile se tirera d’affaire, l’eau étant moins profonde. Dorénavant on ne charge qu’un chameau. Le va-et-vient continue jusqu’au dernier.
Les chevaux passent à la nage ainsi que les moutons.
Avant la nuit, le passage du Kontché Darya est terminé ; nous distribuons de nombreux pourboires aux travailleurs ; deux moutons leur sont offert en outre afin qu’ils puissent se régaler. Ils garderont bon souvenir des Français.
Les Huns et les Tatares, ayant surtout des chevaux, traversaient facilement les rivières et les fleuves en s’aidant de leurs outres. Les armées qui possédaient des éléphants pouvaient fabriquer assez vite des radeaux ; ces animaux traînaient les arbres avec leurs trompes, et probablement tiraient la corde, halant les bagages et les gens ; cela arriva sans doute lors du passage du Rhône par Annibal. Le chameau de l’Asie centrale est fait pour le désert sans eau, et il n’aime les rivières que pour y boire gloutonnement.
Nous nous dirigeons vers le Lob Nor en suivant l’itinéraire de Prjevalsky et de Carey. Parfois nous devons nous éloigner, car les inondations ont modifié l’aspect du pays. Nous nous efforçons d’éviter la construction des radeaux, et les détours ne nous coûtent point.
Cette région est très peu habitée. Le 15 octobre, après un minimum de − 9 degrés, la nuit, nous partons pour Aktarma, marqué sur la carte de Prjevalsky.
C’est toujours du sable, le désert qui rappelle aux uns le Gobi de Mongolie, aux autres le Kara Koum, et à moi il rappelle le désert. Comme beaucoup de koum, celui-ci est semé de tamarix nombreux qui ont contribué à fixer des collines de sable. Le vent et l’arbuste sont en lutte. L’arbuste s’efforce de retenir au moyen de ses racines la nappe mobile du désert : comme avec des tentacules, il serre de petits tas de sable, il les solidifie. Autour, la poussière ondule et le vent l’agite. Il s’en sert ainsi que d’une artillerie minuscule pour assiéger la forteresse que le tamarix défend de toutes les forces de sa sève et de sa végétation. Les étangs heureusement sont fréquents : ils prêtent aux plantes leur humidité, et la lutte est moins inégale.
A l’heure de la première halte, on nous invite à nous diriger vers notre droite, vers l’ouest, et nous serpentons à travers des étangs, des flaques d’eau, qui semblent des tronçons de rivière arrêtant subitement leur marche ; en effet, quand le vent ride l’eau, on dirait qu’elle coule, et quand le vent tombe, qu’elle s’arrête. Mais notre horizon, jusqu’à présent assez borné, grandit. Une plaine commence ; on nous dit que nous sommes à Koultoukmit Koul. Voilà des djiddas verts d’une belle taille, des ajoncs balançant leurs houppes blanches, puis un subit affaissement du sol, des terres basses enfin. Des collines de sable peu élevées s’écartent pour livrer passage à une large et belle bande d’eau qui miroite gentiment au soleil. Elle s’écoule bien posément, bien unie, à peine bossuée par des dépôts de sable émergeant comme des épaves où se sont réfugiées des aigrettes blanches. C’est le Tarim, fatigué de sa longue marche ; il coule seulement dans son chenal, en fleuve peu pressé de se verser dans le Lob Nor.
Plus loin, on le devine sans peine, un grand lac se formera, ou des étangs nombreux, ou un marais. Puisque cette eau ne se mêle pas à un océan, que voulez-vous qu’elle devienne ? Elle s’arrêtera dans un bas-fond, elle alimentera un lac auquel elle rendra de son mieux ce que lui prendront le soleil et le vent.
Nous nous éloignons du Tarim et nous arrivons dans l’après-midi à Aktarma, indiqué dans le désert par des bouquets de peupliers.
Un troupeau de bœufs nous annonce, à notre grand regret, car ils fuient devant nous en soulevant une poussière désagréable. Ce sont des animaux de petite taille et très agiles. Des hommes labourent des carrés de terre imprégnée de sel, non loin de la vingtaine de masures qui constituent une des villes les plus considérables du Tarim. Ces masures, faites de claies en roseaux et de boue, sont abandonnées en ce moment.
Le chef d’Aktarma, entouré de son conseil, nous offre des melons peu mangeables et nous demande des nouvelles de notre santé. Ces gens sont effarouchés, défiants, en vrais sauvages qu’ils sont. Ils ont des têtes rondes, des yeux ronds, et paraissent être des métis des tribus les plus diverses. Ils n’ont de commun que la misère et la sauvagerie. On dirait des « hors la loi » venus de partout et qui se sont fixés à cette place par lassitude d’errer.
Ils prétendent être Kalmouks d’origine ; leur langue est le turc. Abdoullah, qui veut leur plaire, leur dit que lui-même est Kalmouk et que l’émir Timour était aussi Kalmouk. D’où il faut conclure, d’après le ton de notre interprète, que cette nation possédera au moins deux grands hommes, l’émir Timour, mort depuis longtemps, et Abdoullah, le plus gourmand des êtres, qui réclame des melons pour son usage personnel et qui tombera malade d’en trop manger.
Le 16 nous faisons halte. Le village reste abandonné. Peut-être la nouvelle de notre arrivée a-t-elle mis les Aktarmiens en fuite. Il paraîtrait que tous les ans, en cette saison, la population se déplace et va vivre avec les troupeaux sur les bords du Tarim et des étangs qu’il a formés. Tandis que le bétail paît la bonne herbe, hommes, femmes, enfants pêchent, chassent et font sécher le poisson pour l’hiver.
Les habitants d’Aktarma, comme tous ceux de cette région du bas Tarim, sont des cultivateurs de date récente. L’un d’eux nous donne les renseignements suivants :
« Il y a seulement une cinquantaine d’année que nous avons appris à semer le blé dans le village de Tcharkalik, situé plus loin que la Kara Bourane. Un homme venu de Khotan avait apporté cette coutume. Avant lui, nous n’avions pas de bétail, ni bœufs, ni moutons ; nous ne buvions pas de lait comme aujourd’hui.
— De quoi viviez-vous ?
— De poisson principalement et de chasse. Ceux qui étaient trop faibles pour poursuivre le gibier recueillaient les jeunes pousses des roseaux et les faisaient bouillir. Les autres vivaient constamment sur l’eau, tendant des lignes, pêchant au filet, plaçant des collets où se prenaient les canards sauvages et les oiseaux d’eau. On faisait sécher le produit de la chasse comme nous le faisons encore, pour passer l’hiver et attendre le retour de la bonne saison. Plus loin dans les sables vivent des hommes qui n’ont pas de blé et qui ne savent pas labourer.
— Êtes-vous heureux ?
— Oui, lorsque nous avons notre nourriture assurée.
— Y a-t-il des voleurs ?
— Que nous volerait-on ? répond l’interlocuteur en souriant, et qui pourrait nous voler, puisque tous nous sommes presque d’une même famille et que nous nous connaissons tous. Avez-vous vu le moulin ? Quand vous passerez devant, regardez. Vous verrez les sacs de blé contre le mur. Personne ne les garde. C’est ce que nous avons de plus précieux. Ce sont des femmes qui s’occupent de la mouture. Elles remplacent le blé par de la farine dans les sacs, et n’étaient les bêtes et le mauvais temps, on pourrait les laisser à cette place pendant des mois, sans que personne les volât. »
En nous en allant le 17 à Yangi Koul, nous apercevons en effet le moulin en l’état qu’on nous a dit. Un vieil impotent surveille la mouture.
Nous arrivons à Yangi Koul à travers les roseaux et les ajoncs, par un sentier poussiéreux tracé dans un terrain mélangé de sel. Nous faisons des zigzags afin d’éviter les eaux.
Le village est posté au flanc d’une colline de sable sur la rive opposée ; le carré de ses murs de roseaux, bâti sans régularité, semble glisser le long de ses pentes vers le fleuve. Notre venue met la population sur pied. On accourt nous examiner pendant que nous prenons le thé. Les femmes ne franchissent pas le fleuve, large de plus de cent mètres, mais les hommes, les enfants se précipitent dans l’eau et se troussent pour arriver au môle de sable qui borde le chenal du Tarim. Les riches, qui sont chaussés, se font porter sur les épaules et prennent place dans les pirogues, qui les amènent auprès de nous. Ils arrivent avec des présents : du poisson séché, du poisson frais ; un jeune garçon apporte même une oie sauvage vivante, nous la refusons et il reçoit un cadeau pour sa bonne intention ; il le montre aux badauds et la glace est rompue.
Les indigènes nous approchent, et j’ai tout le loisir de les examiner. Je vois bien qu’ils sont un ramassis de toutes races. Je vois des nez, des yeux de toutes formes ainsi que dans une grande ville d’Occident.
Je reconnais de vrais Kirghiz trapus, aux yeux imperceptibles, aux pommettes saillantes, à la barbiche de trois poils ; des Sartes plus sveltes, à la barbe noire et touffue ; les yeux gris ne sont pas rares. Un blond au teint coloré, aux yeux clairs, est coiffé d’un bonnet de fourrure, et nos Sibériens eux-mêmes s’étonnent de sa ressemblance avec un Russe.
Au reste, on nous dit que des Russes ont passé par ici.
On apporte d’excellents melons, du poisson bouilli. On nous a préparé ce repas à la hâte. Lorsque nous mangeons, la foule s’agenouille et nous considère avec un véritable recueillement. Des remarques sont échangées à voix basse. Ils paraissent contents de nous voir ; ils sont très affables : « Ah ! dit l’un d’eux, si vous aviez été Chinois, nous nous serions sauvés. »
Après quelques cadeaux, nous allons camper plus loin, sur une hauteur un peu plus sèche.
Le 18 nous traversons Ouloug Koul, où le chef, d’origine kirghiz, nous fait une belle réception dans sa maison de roseaux gâchée de terre. Il possède un ameublement : un X en bois où il pose le Coran ; une natte qu’il déroule : elle sert de nappe et de table ; il a des coussins faits avec un véritable pout-de-soie emprunté à la tige du tchiga (asclépiade) ; il a des sacs faits avec ce chanvre sauvage, très abondant dans cette région. Il boit son thé dans des tasses de Kachgar ; enfin il a plusieurs femmes. C’est un grand personnage. Il nous offre deux moutons, que nous refusons, mais qui lui valent un cadeau. N’oublions jamais d’encourager les bonnes intentions en voyage.
La route, jusqu’au 26 octobre, ne change guère. Chaque fois que nous quittons les bords du fleuve, nous retournons au désert par des bocages où les tougraks, suant leur sève qui sert de savon aux habitants, se tordent fantastiques. Des collines de sable ondulent, poussées par le vent, mais si lentement que les indigènes ne s’aperçoivent de leur marche qu’après des années.
Le 23, nous campons au milieu des peupliers. Les miasmes d’un marais arrivent sur le vent ; puis l’air vif du Tarim se répand dans tout le bois, il l’égaye ; les poumons se dilatent. A travers les broussailles une lueur tremblote, la flamme de notre feu. On entend des rires d’hommes. Le vieux Kirghiz Imatch les provoque par des réflexions comiques au sujet d’un chameau. Je lui demande si la « place » est bonne. « Très bonne, répond-il, nous avons du bois et de l’eau, il manque seulement du yantag pour nos chameaux. »
Imatch aime beaucoup ses chameaux. Sa bonté s’étend sur tous les animaux ; il soigne aussi volontiers les chevaux, il veille à ce que les chiens eux-mêmes ne jeûnent point. Son seul défaut est d’avoir la langue rude, et son vocabulaire d’injures est le plus riche qu’on puisse rêver.
Imatch me fait encore observer que « le kouirouk (queue) des moutons d’ici est moins gros que dans l’Ili, et c’est un signe de mauvais pâturage. Il est très regrettable que ces moutons donnent moins de graisse, car rien n’est meilleur que la graisse de kouirouk. »
Rien n’est meilleur en effet.
Le 27 octobre, après une étape dans le sable, nous allons camper au delà du fortin en ruines que Yakoub-Beg construisit autrefois. Les quatre murs crénelés sont encore debout et servent de refuge dans les mauvais temps.
L’endroit où nous campons s’appelle Bougou-Bachi. Bougou est le nom sous lequel les indigènes désignent les cerfs, assez nombreux dans ce pays, et Bachi, comme vous savez, veut dire « tête ». Le Tarim, faisant un brusque coude, dessine assez bien la tête du cerf surmontée de ses deux ramures.
De nombreux vols passent sur nos têtes. On reconnaît des grues, des oies, des canards tirant vers le sud-est.
Le 28 octobre nous nous dirigeons vers le sud et gaiement. Nous allons entrer dans la région du Lob.
A mesure qu’on avance, l’aspect du pays change, la végétation devient plus rare. Les arbres ont disparu, les arbustes sont clairsemés, les monticules sont plus espacés et souvent la surface nette des takirs les sépare. De tous côtés apparaissent des traces d’évaporation : les couches blanches de sel sont nombreuses ; au loin ondulent des amoncellements de sable. Le sol, fortement imprégné de sel, est grumeleux ; si l’on quitte le sentier, le pied enfonce à travers une croûte dans la poussière.
Un observateur transporté subitement à cette place pourrait se demander si cela est une mer que l’on confectionne : tous les matériaux sont là ; ou bien si cela est une mer qui disparaît et s’évapore.
« Lob », dit un des guides ; « Kara Bourane », dit un autre. Nous traversons la région appelée « Tempête noire », l’extrémité ouest du Lob.
Puis voici de l’eau qui coule à travers cette eau stagnante. C’est le Tcherchène Darya ; il arrive du nord des hauts plateaux, d’un autre monde. Il a moins d’ampleur que le Tarim ; un pont modeste suffit à le traverser et nous allons camper dans l’île qu’il forme, parce que de l’herbe bonne pour les bêtes y pousse.
Le village de Lob est posé à quelque distance de là ; ses habitants viennent nous voir : ils sont misérables, affamés, étiques ; ils offrent de nous vendre du poisson fumé, des canards pris au lacet. De petits cadeaux en font vite des amis.
Ils nous apprennent que la nouvelle s’est répandue que Pevtzoff, le voyageur russe, arrivera bientôt. Les Chinois auraient fait courir le bruit que la petite vérole sévit dans la région du Tcherchène, et les habitants de Tcharkalik seraient décidés à fuir devant les Russes. Dans ce pays, la petite vérole terrifie les populations. Cette épidémie les fait se disperser, et même ils abandonnent les malades. Quelques-uns assurent que Pevtzoff ne viendra pas cette année, qu’il a construit une forteresse où il passera l’hiver avec ses soldats.
29 octobre. — Après avoir louvoyé lentement à travers les marais, nous revoyons de nouveau la plaine nue, le désert. Il ressemble à la surface d’une mer, à une houle fixée tout à coup par un geste créateur ; et la houle est plus faible à mesure qu’on avance vers le sud, puis elle expire là où les tamarix recommencent, grâce à ce que le sel ne stérilise plus le sol.
Ces « vaguettes » à perte de vue ne font pas un paysage très gai, sans compter que l’horizon nous entoure d’un fin rideau de brume : et nous voilà isolés du reste du monde. Le soleil paraît et néanmoins nous rentrons nos mains dans les manches, car le vent de sud-ouest s’élève en même temps et il nous glace. Nos gens sont harcelés par des mirages, et l’étape étant fort longue, ils nous proposent d’aller prendre le thé au bord de ce ruisseau qui miroite là-bas. Heureusement que nous avons une provision d’eau, car nous n’en trouverons pas une goutte avant l’oasis de Tcharkalik.
Au sud, une cime apparaît par-dessus la brume, comme une île dans le ciel ; le guide nous la montre de son fouet et dit :
« Altyn Tagh ! Altyn Tagh ! (la Montagne d’Or ! la Montagne d’Or !) »
C’est la première muraille défendant l’abord des hauts plateaux. On considère un instant le pic, puis il s’évanouit comme une vision.
Nous trottinons sur le sentier glissant, inégal, taillé pour ainsi dire dans le sol, où le pied des bêtes et des hommes a ménagé une suite de trous séparés par des rebords très solides. Les chevaux buttent contre, bronchent et quelquefois s’abattent. L’écorce du désert de sel, piétinée par les caravanes, a pris la solidité de la pierre. La plaine est tellement bossuée de mottes, que l’œil finit par y voir des décombres, des moellons, des pans de murailles. Le sel diminue et le sentier devient plus égal, moins glissant, et enfin nous entrons dans un bois de tamarix, puis les peupliers se dressent avec leurs feuilles encore vertes et nous ressentons la chaleur du printemps, en même temps que nous soulevons une poussière fine d’automne. Nous entrons dans l’oasis de Tcharkalik.
Des canaux d’irrigation barrent la route, et des champs sont cultivés. Des pêchers, des abricotiers nous réjouissent par la perspective d’en manger les fruits. Il y a même de la vigne ; des haies entourent des jachères ; au milieu des haies, des cabanes sont construites, et tout cela ressemble « un peu » aux jardinets des environs des grandes villes. Je pense aux « cabanons » de la banlieue de Marseille. Vous voyez que l’imagination des voyageurs est folâtre.
Nous sommes fort bien accueillis par les anciens du village de Tcharkalik. On nous apporte à profusion des melons, des pêches, des raisins, et l’on cuit à notre intention des galettes de pain frais.
Quelle hécatombe de ces bonnes choses nous sacrifions à la joie d’être arrivés au terme de la deuxième grande étape ! On revoit toujours une oasis avec plaisir. L’oasis est vraiment le complément du désert : l’un fait aimer l’autre.