← Retour

L'Asie inconnue : $b à travers le Tibet

16px
100%

CHAPITRE XIII
L’EST DU TIBET

Le 8 mai, nous sommes à Lamé, petit village où les Chinois ont un poste de soldats, dont quelques-uns parlent avec peine leur langue maternelle. Deux chefs tibétains viennent nous y voir discrètement. L’un, bel homme d’une quarantaine d’années, à la tête énergique, échange quelques mots avec notre lama et repart immédiatement.

Nous le retrouvons le lendemain à Lamda, au bord de la rivière Giometchou, dont les eaux forment avec le Satchou et le Sétchou la rivière de Tchamdo, qui prend plus loin, beaucoup plus loin, le nom de Mékong.

Le chef tibétain nous remet un cata de la part de son supérieur de Tsamdo ou Tchamdo et nous prie d’exprimer nos désirs : « Ces désirs seront satisfaits, dit-il. Ici il est difficile de se procurer des provisions, mais dans deux jours nous serons à meilleure place et vous recevrez autant de riz, de mouton, de farine que vous voudrez. »

L’autorité de cet homme est certainement indiscutée dans cette région, on le voit bien à la rapidité avec laquelle ses ordres sont exécutés. C’est la première fois, depuis So, que nous constatons autant d’obéissance chez les indigènes.

Le 14 mai, nous traversons le Satchou sur un radeau de troncs d’arbres assemblés. Trois pagayeurs suffisent à le diriger : deux sont placés à l’avant, un à l’arrière. Le radeau a cinq mètres de long sur trois de large.

Le Satchou est très rapide à cette place et il coule avec une vitesse d’au moins six kilomètres à l’heure entre des berges hautes. Sa largeur est de 80 à 100 mètres.

Sur les bords nous voyons des saulaies, et dans les bocages du lilas sauvage, des framboises et, si nous ne nous trompons, des violettes. Après avoir passé le Satchou, nous voyons fort peu de goitreux ; peut-être avons-nous oublié de vous signaler précédemment cette particularité, ils étaient nombreux dans les villages plus à l’ouest. La population est aussi plus vigoureuse. Elle est très gaie, et cette année-ci elle est de belle humeur, car la pluie tombe assez souvent. Des gens mal intentionnés avaient annoncé notre arrivée et répandu le bruit qu’elle amènerait la sécheresse, qu’on redoute par-dessus tout, et, au contraire, nous apportons la pluie. Nos partisans triomphent et font remarquer l’heureuse coïncidence de notre présence et de l’humidité. Aussi, les méchants sont confondus et l’on nous montre visage aimable.

Le 15 mai, nous quittons les bords du fleuve et nous nous enfonçons dans la montagne, couverte de forêts de sapins.

Notre bivouac est dans une clairière au bord d’un torrent. La pluie tombe par ondées. Les indigènes, dispersés sous les arbres, rassemblent du bois pour le feu du soir. On entend des éclats de voix, le bruit des branches qu’on casse, des plaisanteries, des cris éclatants et joyeux. Puis ils allument des feux qui lancent une flamme claire. Ils s’assoient autour, et à chaque instant ce sont des envolées de rires à gorge déployée.

Cette gaieté continue doit avoir une cause. Nous nous approchons et la trouvons de suite : ils sont presque tous jeunes. Voilà la cause nécessaire et suffisante de cette insouciance et de ces ébats.

A partir de Tchoka nous remarquons décidément un mélange de sang mogol, mélange dont les cas étaient fort rares avant le passage du Satchou : les faces sont plus larges, les yeux bridés. La population n’est pas riche. Les cerfs, les ours, les daims, les tétraophasis s’ajoutent aux espèces que nous avons déjà citées.

Le 17 mai, encore une passe de 4.700 mètres, marquée par des rochers à pic, nus, portant de la neige ; à l’horizon, c’est une ceinture de cimes blanches. Le grésil nous assaille. Voilà l’hiver revenu.

Nous descendons à Rouétoundo, où nous voyons une bande de singes. Deux d’entre eux se font tuer. Rachmed nous apporte un nouveau-né, que l’on confie à la petite guenon qui voyage avec nous depuis Houmda, où nous l’avons achetée à des soldats chinois. Elle soigne si bien son nourrisson qu’elle l’étouffe, et c’est un touchant spectacle que de la voir le lendemain matin lécher le petit cadavre, s’efforcer de lui ouvrir les yeux, et montrer les dents à qui veut le lui prendre. La pauvre bête ne comprend rien à ce profond sommeil de son enfant adoptif ; c’est le sommeil de la mort, le plus long de tous.

A Tjichounne, le 19 mai, nous retrouvons des hommes armés de sabres, ayant le fusil sur le dos. Ils sont de plus haute taille que tous ceux que nous avons vus jusqu’alors ; ils offrent le beau type tibétain ; leurs traits sont réguliers, leur mine fière. Beaucoup d’entre eux ont plus de 1m,80 de hauteur. Ils ne paraissent pas nous considérer avec respect. Ils sont tous riches.

Ils font des difficultés pour nous fournir des bêtes, puis, lorsqu’elles sont là, leurs chefs discutent entre eux et se querellent, se séparent, tiennent des conciliabules à l’écart. Cela va mal.

Enfin ils chargent et nous partons ; nous traversons le La-tchou près du village, où un Chinois fait du commerce. Après trois heures de marche, ils ne veulent plus avancer et prétendent nous laisser dans le désert avec nos bagages ; déjà ils déchargent leurs bêtes. Nous intervenons et, le revolver au poing, les contraignons d’avancer, ce qu’ils font en ricanant avec insolence, avec des moqueries ; ils ralentissent systématiquement la marche, feignant à chaque instant de charger mieux leurs yaks. Puis des cavaliers armés arrivent au galop, mais nous les invitons à prendre le large.

Nous faisons passer l’envie de plaisanter à nos Tibétains et les menons bon train cinq heures durant. Obligés de surveiller ces grands gaillards, nous devons renoncer au plaisir de poursuivre les ours que nous voyons dans chaque repli de la steppe, sans quitter le sentier. Rachmed en a tué un la veille.

Le soir nous devenons amis avec nos yakiers, et ils nous promettent une grande étape pour le lendemain. Dans la nuit il gèle, car nous sommes à 3.900 mètres dans la steppe. Le minimum est de − 4 degrés. Nous remettons nos pelisses.

Le 20 mai, ayant trouvé des sources chaudes non loin du camp, nous descendons la vallée jusqu’à Ouochichoune, où il y a des tentes noires au bord de la rivière. Le chef de l’endroit nous annonce que deux Chinois sont venus lui apporter la défense de rien nous vendre. Il y aurait quatre Chinois qui nous attendraient à deux jours de là pour nous empêcher d’aller à Batang. Mais il n’exécutera pas les ordres des Chinois. « Il tient à notre disposition autant de yaks et de chevaux que nous voudrons. » Cela ne le gênera pas, car ici les troupeaux de yaks, de chevaux, de moutons sont nombreux. Un bon mouton se paye une roupie. Plusieurs lamas viennent nous voir ; ils nous marquent de la sympathie aussi bien que la foule.

Un lama est énorme ; c’est le quatrième ou le cinquième homme gras que nous comptons depuis que nous sommes dans le Tibet, où la maigreur est générale. L’embonpoint excessif y est l’apanage des chefs et des riches, comme dans tout l’Orient. Nous avons entendu employer le même mot tibétain pour marquer un haut rang et le bon état d’un mouton ou d’un yak. C’est le mot bembo qui paraît avoir ce double sens, qu’on retrouve en espagnol dans gordo qui se dit des gens gras et des gens riches. Ce menu fait semblerait prouver un travail de cervelle analogue. Puisque nous sommes sur le terrain philologique ou linguistique et que nous venons de tuer un coucou, oiseau qui dans tous les pays a reçu un nom onomatopéen, nous allons voir ce que peut la différence d’oreilles. Le coucou s’appelle kounjou en chinois ; kouti en tibétain ; koukouchka en russe ; kakou en dialecte tarantchi ; pakou en ousbeg.

Le 22 mai, nous arrivons à Dzérine par des montagnes moins élevées que celles que nous avons vues jusqu’à présent : ce sont des collines, des croupes arrondies, des vallées peu profondes. A l’horizon, plus de hauts pics, plus de neige éblouissante : on pourrait s’imaginer que, les vagues étant moins hautes, l’orage va se calmer et que nous allons enfin aborder dans la plaine. Ce n’est là qu’une impression produite par le manque d’horizon. Aussitôt que nous monterons au sommet d’une passe, nous verrons dans quel chaos de crêtes, de chaînes, de pics nous sommes empêtrés. Au reste nous ne reverrons la plaine qu’au delta du Tonkin.

A Dzérine nous recevons la visite du second chef tibétain de Goundjo ; il nous raconte que les Chinois font leur possible pour nous empêcher d’aller à Batang, qu’ils ont beaucoup insisté auprès de son supérieur pour qu’il nous refusât des moyens de transport et des vivres. Mais ce chef aurait répondu qu’il n’était pas sujet chinois, mais soumis au ta-lama, de qui il exécuterait les ordres.

« Vous n’avez donc pas à vous inquiéter, dit le chef, on vous transportera à Batang et même à Ta-tsien-lou. Tout le long de la route les Tibétains vous aideront, car ils savent que le ta-lama est votre ami ; je vous le répète, soyez sans crainte, tout sera pour le mieux. » Cette dernière pensée est corroborée par le geste napolitain qui consiste à réunir les doigts de la main le bout en l’air.

A Dzérine, la population n’est pas assez considérable pour fournir, à elle seule, la corvée du transport, et le chef envoie des cavaliers et des piétons réquisitionner des porteurs. Ils arrivent à l’heure dite. Beaucoup sont de très haute taille, quelques-uns ont au moins 1m,85. Ils ont la face fort large, le crâne en pointe, en forme d’œuf ; le prognathisme dentaire est la règle générale. Ils sont très vigoureux, très gais ; ils jouent comme des enfants. Leurs maisons sont construites comme celles des étapes précédentes ; pourtant nous voyons de temps en temps des sortes de fenêtres fermées par des volets en bois.

Nous partons de Dzérine en nombreuse caravane, accompagnés de plusieurs petits chefs qui sont aux petits soins pour nous. Nous sortons de l’étroite vallée pour gagner, par une gorge adjacente qu’une lamaserie surplombe, la douce montée qui nous mène à une passe de 4.000 mètres, après que nous en avons franchi une première de 3.950. Toute cette étape est exécutée gaiement, nos porteurs chantent, crient, jouent tout le long de la route. On dirait une bande d’écoliers à qui l’on vient de donner vacances. Chaque fois qu’ils passent près de nous, ils nous saluent en souriant.

Les faits et gestes d’un garçon de onze à douze ans m’amusent chemin faisant. Il a les traits réguliers, une belle figure, il a l’air fier et décidé. Tout son être dénote une vitalité puissante ; il est affamé de vie, de mouvement. Il bondit comme un chevreau à côté de mon cheval. Il voudrait absolument porter le long fusil de son frère aîné, mais celui-ci lui fait comprendre que la crosse toucherait le sol, la bandoulière étant trop longue. Et alors l’enfant se résigne à conduire par une longe une chèvre que nous avons achetée et qui ne veut pas suivre notre petit troupeau. Mais il s’amuse à lâcher la chèvre et à la rattraper. Puis il fabrique un lasso avec une corde et la jette à la tête de notre mouton ou sur notre singe, posté en haut d’un coffre. Il lance des pierres aux yaks, dans la pelisse de ses frères rabattue sur leurs reins, dans l’eau, afin d’éclabousser les badauds. Un homme de ses connaissances passe et il se précipite, il le saisit à la ceinture, il essaye de le renverser, l’autre résiste doucement, en souriant ; mais il s’acharne en grinçant ses dents fines de jeune loup. Se tenir en repos est pour lui chose impossible : il récrée ses parents de ses saillies ; si une bête s’écarte pour brouter l’orge en herbe, il court sans hésiter, la ramène à coups de pierres dans le sentier. Il satisfait un invincible besoin de mouvement. A juger d’après ses actes et allures, il semblerait qu’il doive être un jour un homme brave, énergique, beau, intelligent. A quoi tout cela lui servira-t-il ? De quel usage lui seront son intelligence, son énergie, sa beauté ? Ses belles dents elles-mêmes ne seront employées qu’à manger du zamba, et elles s’useront à grignoter de l’orge grillée. Seules ses jambes, seuls ses bras trouveront leur emploi. Pourvu qu’il conserve longtemps sa gaieté, sa vigueur, la vitesse de ses pieds, il sera heureux. C’est le vœu que nous faisons.

....... .......... ...

Dans la vallée de Maktchou nous remarquons beaucoup de maisons en ruines. Nous questionnons les indigènes à ce sujet :

« Qui a démoli ces maisons ?

— Les Sokpou sont les auteurs de ces dévastations. Ils habitent au nord de nos territoires.

— Pourquoi sont-ils venus vous faire la guerre ?

— C’est parce qu’ils avaient appris qu’au sud se trouvaient des lamaseries remplies de butin et possédant beaucoup d’argent. Alors ils ont conçu le projet de s’emparer de ces richesses ; des chefs les ont conduits et ils ont envahi notre pays. Ils ont emporté tout ce qu’ils ont pu ; ils ont massacré les habitants, brûlé les forêts et les maisons. Personne n’ayant pu leur résister, ils sont partis sans encombre. Les survivants sont revenus, ils ont demandé l’aide des tribus voisines, les lamaseries ont fourni de l’argent, et ces sortes de forteresses, ces murs à créneaux que vous apercevez sur les hauteurs ont été construits. Ils tombent en ruines depuis que la sécurité est revenue. Au reste nous n’avons plus été attaqués par ces Sokpou.

— Mais pourriez-vous nous expliquer avec plus de précision ce que sont ces Sokpou et où ils habitent ? »

Alors Losène intervient et dit :

« Ils habitent sur la route qu’ont prise les serviteurs que vous avez renvoyés avant que nous nous mettions en route. Leur pays est plus loin que Natchou.

— Dans le Tsaïdam ?

— C’est cela.

— Et à quelle date a eu lieu cette invasion ?

— Il y a longtemps, très longtemps. »

Une fois de plus, nous constatons combien il est impossible en Orient de recueillir le moindre renseignement historique. Il semblerait que le présent seul les intéresse. Les documents sérieux font défaut ; si les historiens se contentent des sources asiatiques, ils risqueront fort de ne rien comprendre au passé qu’ils voudront ressusciter.

Après Hassar nous remontons le cours d’une rivière qui se tord à travers des roches élevées et formant un étroit défilé. Un sentier incommode, mauvais escalier ménagé dans le roc, mène dans une vallée cultivée, large de cinq à six kilomètres, où se découvrent des hameaux habités et des ruines nombreuses. Nous reprenons la direction du sud-est, que nous avons abandonnée un instant. Nous grimpons sur un plateau et le long de contreforts ; nous redescendons dans une autre vallée, où nous trouvons le village d’Acer. Le tonnerre et la pluie annoncent notre arrivée, mais nous avons le temps de nous abriter sous de beaux peupliers.

Les champs sont cultivés avec soin, bien épierrés, défendus par des murs de moellons entassés. Les arbres sont déjà précieux, car nous voyons plusieurs petits peupliers récemment plantés qu’on protège contre le bétail en les entourant d’épines.

La pluie ayant cessé de tomber et le soleil luisant à nouveau, la vallée nous paraît ensanglantée, car sa terre est rouge et elle vient d’être lavée par les eaux.

Ayant changé nos bêtes de somme à Acer, nous allons camper à Lendjounne, sur le petit plateau où se serrent une vingtaine de maisons. Nous posons notre tente près d’une source, sous des peupliers que nous prenions de loin pour des saules, dont ils ont le branchage divergent et s’arrondissant en boule.

Le soir, à l’heure de la rentrée des troupeaux, nous entendons un chant s’éloigner dans la montagne. Plusieurs voix se mêlent. La mélodie rappelle la lamentation des pleureuses musulmanes suivant les morts qu’on porte au cimetière. Il est possible qu’on accompagne un corps qui sera exposé sur le sommet de la montagne.

Il pleut dans la nuit. Nous partons pour Dotou par un ciel couvert et un vent du nord. Hier le vent du sud nous a amené un orage et la pluie.

Ce matin, on nous a annoncé que deux Chinois de Ba et un de Tchamdo nous attendent à Dotou. Le mandarin chinois nouvellement envoyé de Pékin à Lhaça est passé dernièrement à Ba et à Tchamdo ; il aurait été averti de notre voyage par les autorités tibétaines, et aurait dit : « C’est bien, il faudra leur donner assistance. » Le mandarin qu’il remplace à Lhaça et qui retourne à Pékin aurait parlé dans le même sens. Quoi qu’il en soit, les Tibétains nous aideront à transporter nos bagages jusqu’à Ta-tsien-lou. Il ne nous est pas désagréable d’entendre renouveler les promesses d’autrefois, au moment où nous allons retrouver les autorités chinoises, bien que nous pensions qu’on nous laissera passer, le moyen le plus commode de se débarrasser de nous étant de nous expédier à la côte.

La route de Lendjounne à Dotou passe sur des plateaux dénudés. Une passe imperceptible, de 3.300 mètres, mène à une région mamelonnée comme à la fin d’une chaîne. On aperçoit quelques hameaux dans des vallons, des ruines sur les hauteurs, quelques murs blanchis de lamaseries. Mais plus de maisons en bois, pour la bonne raison que les forêts ont disparu. En trois heures nous arrivons à la lamaserie de Dotou, posée sur une terrasse près de la rivière de Maktchou.

Nous sommes bientôt entourés par une foule très nombreuse, car cet endroit est fréquenté par des pèlerins. Bon nombre de badauds nous considèrent en se tenant le nez ; serait-ce pour marquer le dégoût, ou n’est-ce pas plutôt une attitude d’étonnement et d’hésitation ?

A quelque distance de l’endroit où notre tente est dressée, on en voit une autre, habitée par les Chinois dont on nous a parlé à Lendjounne. Ils se mêlent à la foule et nous considèrent un instant ; puis ils retournent sous leur tente et ne tardent pas à se présenter, mais en grande tenue. Leur chef est un petit mandarin à bouton blanc, grade équivalent à peu près à celui de brigadier ou de caporal. Il ne nous parle pas moins avec une dignité compassée bien faite pour nous en imposer. Ayant montré sa carte de visite, salué en tenant bien l’un contre l’autre ses poings fermés, il nous dit être envoyé par le chef de Djankalo (Tchangka) afin de nous accueillir, de nous souhaiter la bienvenue et de nous accompagner plus loin. Il est à notre service et nous pouvons disposer de lui complètement. Il nous invite même à nous rendre sous sa tente afin de boire une tasse de thé ; il craignait qu’il ne nous fût arrivé malheur, car on avait annoncé depuis longtemps notre arrivée, et il ne s’expliquait pas ce retard. Il y a huit jours qu’il nous attend à cette place, qui est fort mauvaise, dit-il. De plus, ses provisions commencent à diminuer, et il est content de pouvoir bientôt partir. Immédiatement il va expédier à Djankalo un courrier qui portera de nos nouvelles à son supérieur, lequel sera enchanté d’apprendre que nous sommes en bonne santé et qu’il ne nous est arrivé rien de fâcheux.

Or je venais d’entrer sous notre tente, lorsque des cris d’émeute retentissent. Henri d’Orléans m’appelle ; je sors et je vois une mêlée, des gens qui se battent, un homme ensanglanté que Rachmed tient sous le genou ; d’autres, le sabre à la main, ou lançant des pierres. Akoun et Abdoullah tirent quelques coups de revolver en l’air, et le vide se fait autour de nous. Nous gardons par devers nous deux ou trois de ces individus, et surtout le mieux rossé, qui est un chef et l’auteur de toute cette bagarre.

Il s’était, paraît-il, obstiné à vouloir manier la peau du yak sauvage. Rachmed l’avait prié de s’écarter, et comme ce curieux était un chef entouré d’une partie des gens de sa tribu, il avait refusé de faire un pas en arrière, il avait même saisi la peau. Rachmed l’avait alors repoussé ; le chef avait, sans hésiter, tiré son sabre ainsi que ses voisins, et cela avait provoqué immédiatement une sortie de nos troupes, dressées admirablement à ce genre d’exercice. D’abord Rachmed avait appliqué un coup de crosse de revolver sur la tête de l’insolent, et comme ses compagnons lançaient des pierres, il l’avait terrassé sans perdre une minute, et il le rossait au moment où je suis sorti, tandis que mes compagnons tenaient les autres à distance, les repoussant à coups de bâton et de crosse. Nous finissons par éloigner les assaillants et nous les faisons prévenir par notre lama que s’ils recommencent nous tirerons droit sur eux.

Cédant aux prières de notre lama, nous rendons la liberté à ceux que nous tenons et qui sont fort endommagés.

Une vingtaine d’entre eux, postés sur une terrasse près de la lamaserie, nous menaçant avec des pierres, nous nous dirigeons de leur côté, et ils jugent à propos de ne pas nous attendre.

C’est alors que nous voyons apparaître nos amis les Chinois, qui se sont tenus sous la tente aussi longtemps que le tumulte a duré. Et alors ils prennent des airs terribles et nous disent :

« Nous allons leur faire des reproches. »

Ils vont jusque sur la terrasse, les mains derrière le dos, en promeneurs, et, comme il n’y a plus personne, ils regardent les Tibétains, qui se tiennent à cinq ou six cents mètres de là, et ils reviennent du même pas, près de notre tente.

« Nous leur avons fait de bonnes recommandations, dit le bouton blanc, mais elles ne serviront à rien. Ce sont des sauvages si méchants que ni Lhaça ni Pékin n’en veulent pour sujets. Il est impossible de quitter la grande route et de pénétrer dans leurs montagnes. Jamais on ne les rencontre sans que des querelles surgissent. L’an dernier, ils ont pillé un envoyé de l’empereur ; ils ont refusé récemment des bêtes de somme qu’on leur demandait pour notre mandarin qui allait à Lhaça. Nous-mêmes n’avons pu obtenir des chevaux qu’en les menaçant de votre arrivée, et leur disant que vous tireriez dessus s’ils n’obéissaient pas. On ne pourra jamais rien en faire, car lorsque nous leur parlons les paroles de raison, ils ne nous écoutent pas ou ne veulent pas nous comprendre, et si nous nous avisons de leur donner des coups, ils se fâchent et nous les rendent. Aussi les laissons-nous tranquilles. Que voulez-vous faire ? Pourtant nous sommes treize cents soldats dispersés dans des postes depuis Lhaça jusqu’à Ta-tsien-lou. »

En considérant les trois soldats que le liang-tay (trésorier-payeur) de Batang nous a envoyés pour nous défendre, nous ne pouvons nous empêcher de rire en nous-mêmes et nous comprenons sans effort que les Tibétains n’éprouvent aucune frayeur à les considérer.

A Dotou nous renvoyons notre guide, le lama Losène ; il reçoit des cadeaux qui le rendent le plus heureux des hommes. Il emporte précieusement quelques vieilles chromolithographies représentant la chasse au lion en Algérie et la chasse à l’ours dans l’Oural. Il nous fait ses adieux avec émotion, et nous souhaite un heureux voyage. Nous n’avons plus besoin de lui, nous avons un interprète pour le tibétain, et après Tchangka nous trouverons des postes de soldats chinois. Le brave Losène nous recommande de faire attention, d’être sur nos gardes, car jusqu’à Batang nous traverserons une région habitée par des hommes intraitables et méchants. « Peut-être serez-vous attaqués aujourd’hui dans la montagne par les gens avec lesquels vous vous êtes querellés hier ; vous ferez bien de prendre des cartouches. »

C’est ce que nous faisons avant de quitter Dotou. Nous suivons de près nos bagages et nous observons les crêtes.

Nous quittons la vallée suivie depuis Dotou, et une passe de plus de 4.000 mètres nous mène dans une steppe ondulée, avec des tourbières, des fondrières, de rares tentes noires à la sortie des gorges ; quelques troupeaux traversent la plaine ; si une rivière soudain ne serpentait pas devant nous, nous nous croirions transportés aux environs de Dam.

Plus loin la végétation reparaît ; les sapins, les peupliers, le chêne à feuille de houx, les cassis, les épines-vinettes, les broussailles odoriférantes rendent la vallée charmante. Après un défilé, la vallée s’élargit. Une chapelle se dresse près de la route. On aperçoit une lamaserie sur un plateau. En suivant la rive droite du Tson-ron — c’est le nom de la rivière que nous descendons — nous traversons des hameaux nombreux. Et comme le bois abonde, le mode de construction change de suite : ce sont des chalets faits de troncs d’arbres assemblés. Les chapelles sont nombreuses et construites avec les mêmes matériaux ; nous sommes de nouveau dans les Alpes pittoresques et peuplées ; souvent les parois des roches sont couvertes d’inscriptions.

Les habitants, qui sont d’une belle venue, portent quelquefois des chapeaux à larges bords blancs et à forme rouge, et tel cavalier apparu au détour d’un sentier nous semble un gaucho mexicain.

Les femmes ont modifié aussi leur toilette : elles portent des jupes serrées à la taille, ce qui paraît être le commencement de la coquetterie ; jusqu’alors les femmes serraient leurs pelisses sur les hanches.

Toute cette vallée du Tson-ron est très animée. Dans les champs d’orge déjà verts, les femmes donnent un dernier labour à la terre au moyen d’un crochet en bois à pointe de fer. L’une chante une mélodie d’une belle voix mâle, presque sans interruption, s’arrêtant juste le temps de reprendre haleine. Courbées vers le sol, nues jusqu’à la ceinture, elles grattent rapidement les sillons, comme si elles avaient hâte d’en finir ou fait une gageure. Est-ce enfantillage ou plaisir de penser que c’est le dernier coup à cette terre exigeante jusqu’à sa moisson qui les pousse à travailler si joyeusement ?

Lorsqu’elles sont fatiguées, sans souffle, elles se laissent tomber de tout leur long sur le dos et s’étalent au soleil. Après s’être reposées, elles reprennent leur besogne en chantant.

Dans les bois de sapins au sud de la vallée, des villages sont perchés comme des nids dans la verdure. Nous nous arrêtons à Tsonké, dont les maisons sont sur la rive gauche d’un affluent du Tsonron, et qu’une lamaserie posée sur une terrasse domine de ses murs blancs.

Les chefs de Tsonké se montrent très aimables et nous fournissent ce qu’il nous faut, sans se faire prier. Les chevaux qu’ils nous donnent pour l’étape laissent cependant à désirer, bien qu’ils soient plus hauts du garrot, plus forts en apparence que ceux que nous avons eus jusqu’à présent. Notre mandarin chinois, questionné à ce propos, nous dit que cet accroissement de taille résulte d’un croisement avec des chevaux de Sinin-fou.

De Tsonké jusqu’à Tchounneu l’étape est charmante. En quittant la vallée nous nous élevons immédiatement sur un plateau couvert de sapins et de chênes à feuille de houx, semé de clairières que l’herbe couvre d’un tapis vert, et entrecoupé de gorges sillonnées par des torrents. Le sentier est sous bois, à l’ombre ; fréquemment on voit de petits écureuils gris bondir d’une branche à l’autre avec une légèreté d’oiseau. Deux petites passes nous mènent à Tchounneu, où nous campons dans un pré entouré de haies. Les croupes et les mamelons voisins sont dénudés ; un peu plus haut les sapins commencent. Un petit ruisseau traverse le vallon, quelques peupliers le bordent. Un vent tiède souffle du sud-est et nous nous trouvons fort bien à Tchounneu. Les habitants paraissent se distinguer par une certaine violence de caractère, à en juger, du moins, d’après la facilité avec laquelle l’un des badauds tire son sabre sur un de nos hommes qui l’invite à modérer son indiscrétion. Ajoutons toutefois que cet incident ne se renouvela pas, surtout après la correction qu’il valut à son auteur.

A Tchounneu nous remarquons une fois de plus que le regard des sauvages est caractéristique en ce qu’il est à la fois fixe et effaré. Les femmes surtout se montrent défiantes, farouches, comme les fauves à demi apprivoisés, ne s’approchant qu’avec des hésitations et prêtes à fuir à la moindre alerte.

L’interprète tibétain bavarde une partie de la soirée avec nous. Son chef est parti pour Tchangka afin d’annoncer notre arrivée ; son compagnon fume l’opium et, nous dit-il, « je suis tranquille ». Nous apprenons de sa bouche que son père était musulman. La régularité de ses traits nous avait portés à lui prêter cette origine. « Je n’étais qu’un enfant, dit-il, lorsque je suis venu à Batang avec le missionnaire Lou[4]. C’était un homme très bon et très intelligent, parlant et écrivant fort bien le chinois et le tibétain. Il donnait aux pauvres tout ce qu’il possédait. Il savait tout, même réparer les montres. »

[4] Le père Renou, ainsi que nous l’avons appris plus tard.

Au moment d’entrer dans Tchangka, nous admirons la garnison sur une ligne. Deux soldats viennent à nous, ils tendent des feuilles de papier rouge où sont écrites les formules de politesse. Ils nous souhaitent la bienvenue d’une voix forte et plient le genou, puis ils nous précèdent. Enfin nous atteignons le front de bataille, formé par une vingtaine de guerriers de tout âge, dont l’arme unique est un parasol en papier huilé. Ils ont triste mine, leurs faces sont patibulaires, presque tous fument l’opium : on le voit bien à leurs regards vitreux, à leurs traits émaciés. Pour nous conformer à l’étiquette chinoise, nous mettons pied à terre et défilons devant ces soldats et ces enfants de troupe ; ils nous rendent les honneurs en mettant le genou à terre et en nous saluant de paroles chinoises dont nous ignorons le sens. Ensuite nous enfourchons nos bêtes et nous nous dirigeons vers le jardin, que des peupliers d’une haute futaie et au branchage touffu font ressembler à un Éden. La foule, composée de Tibétains, de Chinois, de métis, se presse autour de nous, curieuse, bavarde, moqueuse, bruyante ; elle nous accompagne jusqu’aux tentes de toile que le mandarin a fait dresser en notre honneur.

Nous ne tardons pas à recevoir la visite de quatre soldats, dont fait partie celui qui nous a accompagnés depuis Dotou, et que commandent deux boutons blancs, parmi lesquels notre chef d’escorte. Cet imposant caporal prend la parole et de sa voix trompettante nous présente à nouveau les respects de la garnison, dont voilà les délégués, et nous prie d’accepter l’hommage qu’elle fait : 1o d’une boîte de zamba ; 2o d’une boîte de fèves où sont enfoncées à moitié une ou deux douzaines d’œufs.

Ces messieurs nous font des génuflexions cérémonieuses tandis que des comparses enlèvent avec prestesse ces cadeaux, qu’on craint sans doute de nous voir accepter. Nous en avons eu du moins la vue. Abdoullah adore les œufs et il trouve le procédé empreint de singularité : faire passer des victuailles sous le nez de gens affamés lui paraît être une facétie de mauvais ton. Rachmed et Akoun sont du même avis, et ils font pleuvoir les injures sur la garnison.

Ils ne tardent pas à se consoler en voyant arriver deux guerriers portant sur l’épaule au moyen d’une perche un panier en bois — ayant la forme d’une table dont les quatre pieds rejoints seraient les anses, — et où se voient de nombreuses tasses pleines de divers ingrédients.

De nouveau notre caporal nous trompette un petit discours après nous avoir présenté la carte de visite du mandarin :

« Voici, dit-il, un repas que le mandarin de Tchangka vous envoie. Il est indisposé en ce moment et il regrette beaucoup de ne pouvoir vous rendre visite. Il demande des nouvelles de votre santé, et demain, à l’heure qui vous conviendra, il vous rendra visite. »

Nous remercions avec une effusion de cœur qui n’est pas moindre, et, sans perdre de temps, nous chargeons l’orateur de nous fournir une certaine quantité d’œufs frais, de poulets et de viande de porc, car nous avons vu quelques-uns de ces animaux errer dans la rue. Le caporal promet tout ce qu’on veut, et se retire. Aussitôt nous nous mettons à table, ce qui n’est pas une métaphore, pour la première fois depuis bien des mois : par les soins de l’administration a été placée devant nous une estrade, une table très basse où les plats sont entassés. Nous constatons que le nombre ne comporte pas toujours la variété, car sauf des tiges de bambou et des nageoires de poissons, le repas consiste en tranches de porc et en poulet découpé en bouchées. Tout cela est cuit dans la graisse de porc, et Rachmed fuit, en bon musulman qu’il est, et maudit Abdoullah, dont la voracité n’est pas empêchée par une prescription formelle du Coran. En somme, cette cuisine est assez fade. N’oublions pas de mentionner un dessert de boules de pâte où s’incruste du sucre colorié, et un petit pot d’ara, eau-de-vie de grains empestée.

Sur ces entrefaites arrive un chef tibétain. Il est le principal personnage de l’endroit, il nous fait des politesses et nous donne quelques renseignements. Il paraît que depuis vingt jours on a reçu à Tchangka des ordres à notre propos, envoyés par le chef chinois de Lhaça. Depuis quarante jours on sait que douze hommes ayant des chameaux se dirigent sur Batang. Le ta-lama de Lhaça a envoyé un papier aux lamas et au peuple tibétain.

Passant à un autre ordre d’idées, nous le questionnons au sujet des cultures et il nous dit que le blé ne réussit pas ici, à cause du froid et du vent soufflant presque constamment du sud : ainsi maintenant il y aurait quelquefois du givre dans la nuit. Aussi se contente-t-on d’orge, de fèves, de thé qu’on apporte de Chine et dont il y a un grand dépôt dans les docks de Tchangka.

Nous demandons à qui appartient le jardin où nous nous reposons.

« A la garnison, dit le Tibétain.

— Comment cela se fait-il ?

— Autrefois il appartenait à des bonzes chinois qui avaient bâti une pagode, que les arbres entouraient, mais les Tibétains, s’étant révoltés, chassèrent les Chinois, tuèrent les bonzes et détruisirent la pagode de fond en comble. Les Chinois réunirent des troupes nombreuses, soumirent de nouveau le peuple tibétain, et pour punir les révoltés ils exigèrent, entre autres choses, qu’on cédât ce terrain à la garnison de Tchangka. Les soldats l’ont clos de murs, et ils y mettent paître leur bétail. La place étant commode, elle est devenue le lieu des divertissements, des promenades, des fêtes religieuses et des exercices militaires.

— Les soldats s’exercent-ils souvent ?

— De temps en temps.

— Quand cela est-il arrivé pour la dernière fois ?

— Il y a deux ans.

— Pourquoi ne s’exercent-ils pas plus souvent ?

— Ils n’ont pas d’armes. A Tchangka ils n’ont que quatre sabres pour 130 soldats. Les autres sabres sont dans le magasin à Batang.

— Y a-t-il vraiment 130 soldats ? Depuis que nous sommes arrivés, nous n’en avons vu qu’une trentaine.

— Il devrait y en avoir 150, car le mandarin touche la solde pour ce nombre-là. Mais, ne recevant lui-même que cinq à six onces d’argent par mois, il augmente ses appointements en réduisant son contingent. Autant de soldats en moins représentent autant de fois une once et demie qu’il met en poche chaque mois. Ceux qui meurent ne sont pas remplacés, et comme la plupart des soldats sont mariés, on inscrit sur les rôles leurs enfants mâles, qui ont ainsi la perspective de toucher la solde de leur père lorsqu’ils seront en âge de le remplacer, si l’on juge à propos de les enrôler. De la sorte figurent toujours 150 soldats environ sur la liste de solde, c’est pour cela que vous avez vu des garçons de treize à quatorze ans parmi les soldats alignés pour vous saluer.

— Quels sont les soldats qui ne se marient pas ?

— Les fumeurs d’opium, à qui il ne reste pas assez d’argent pour nourrir une femme et des enfants.

— Les femmes sont Tibétaines ?

— Tibétaines ou bien filles de Chinois et de Tibétaines. »

Notre interlocuteur prend congé de nous en nous saluant d’une inclination de corps et en joignant les poings.

Notre vieil interprète nous fait ensuite la confidence que, malgré son désir, il ne nous accompagnera pas à Batang, parce que notre caporal, son chef, le déteste.

« Je sais, dit-il, qu’il intrigue auprès du mandarin pour vous accompagner plus loin. Il obtiendra la permission au détriment d’un autre, car le mandarin est du Setchouen comme lui. Il me fera remplacer, cela est sûr. Tous les soldats de la garnison se disputent à qui ira avec vous, parce qu’ils savent que vous nous avez généreusement récompensés. »

Nous recommandons à l’interprète de faire pour nous une provision d’œufs, car nous ne comptons qu’à demi sur son caporal, bien que celui-ci réalise un certain bénéfice en nous fournissant des vivres. Nous sommes mis en défiance par la facilité avec laquelle ces Chinois nous ont toujours promis ce que nous leur demandions, et par l’habileté avec laquelle ils se sont excusés de n’avoir pas tenu parole. Ils nous ont encore promis pour demain du porc frais et nous nous endormons en songeant à des côtelettes rôties : elles seront excellentes.

Chargement de la publicité...