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L'Asie inconnue : $b à travers le Tibet

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CHAPITRE VI
LA RECHERCHE D’UNE ROUTE
(SUITE.)

Le 8 décembre, nous allons par le désert à Moula Kourghane, nom d’une porte que traverse la rivière. Au delà de cette porte, les montagnes s’écartent un peu, et au sud-est on voit un îlot, formé de deux hauteurs que rejoint une crête ensellée, d’où l’appellation de Moula Kourghane, que nos gens traduisent par « la Selle de Chameau abandonnée ».

Le 9 décembre, nous campons sur le versant nord de la passe, où l’on arrive par une montée facile. Le vent de sud-ouest nous incommode.

Non loin de notre camp, on trouve un sentier allant vers l’ouest qui serait le chemin des chercheurs d’or. En dix ou douze jours on pourrait aller à Tcherchène. A mi-chemin, la route aurait un embranchement vers Kia.

Cette route est bien connue des Khotanlis. Timour l’a suivie autrefois ; elle est bonne ; elle ondule sur des collines de terre molle. « Elle est assez fréquentée (?), nous conte le brave Timour, parce que dans le pays de Khotan la coutume est de payer l’impôt en or. Les Chinois laissent aux montagnards de l’extrême frontière la jouissance des mines d’or qu’ils savent exister aux environs de Bogalik, mais ils exigent un impôt payable en poudre ou en pépites. On le verse au Trésor, soit tous les mois, soit une fois l’an. C’est pour cela que régulièrement des gens des districts de Kia et de Tcherchène vont chercher de l’or. » Il nous avoue, étant de belle humeur, qu’autrefois il a vécu durant quelques jours au delà de la passe, mais sans pénétrer dans les montagnes du sud.

Comme nous lui exprimons nos craintes au sujet de la route, qui pourrait n’être pas toujours aussi bonne pour le pied des chameaux, il répond que, selon lui, il n’y a rien à redouter et que toute cette région se ressemble.

Les traces des Kalmouks sont très visibles dans une ravine, mais elles apparaissent à peine sur la terre gelée. Il nous faudra tenir les yeux grands ouverts si nous ne voulons pas perdre leur piste. Nous remarquons que plusieurs fois leurs caravanes se sont divisées, nous ne savons pour quelles raisons. Peut-être cela tient-il tout simplement à l’initiative des guides.

Nous n’avons pas encore vu de yaks sauvages et quand on vient nous annoncer que, non loin du camp, trois ou quatre de ces bêtes paissent sans s’émouvoir, les chasseurs partent en allongeant le pas. Et toute cette expédition se termine par des fous rires lorsque l’on constate que ce sont des yaks domestiques, ayant l’anneau au nez, que des Kalmouks ont abandonnés. Ils ont campé sur une terrasse au-dessus de l’endroit où nous sommes, et du nombre des feux et des tas de crottin on conclut que la caravane que nous avons rencontrée n’était qu’une fraction d’une bande considérable de pèlerins.

Le mal de montagne flotte toujours dans l’air, plusieurs de nos hommes s’en plaignent. Cette recrudescence des maux de tête et des bourdonnements d’oreille peut s’attribuer au vent de sud-ouest qui a soufflé dans la journée. Rien n’est plus fatigant que le vent debout lorsqu’on est contraint d’entr’ouvrir la bouche en gravissant les pentes.

Le vieil Abdoullah a tué un superbe koulane d’une seule balle de son fusil au calibre minuscule, il a rapporté la peau et quelques quartiers de viande ; il est fatigué, la tête lui fait mal. Pour se soulager, il se fait pratiquer une incision à la naissance des cheveux, juste au milieu du front ; son compagnon le saigne avec la pointe d’un couteau, le sang coule et le vieil homme déclare qu’il a la tête libre. Il pratique la même opération sur son camarade. Tel est le remède que les chasseurs de Lob emploient contre le mal des montagnes.

Il y a quelques jours, le vieil Abdoullah avait une douleur à la paume de la main, il s’est guéri en écrasant dessus un œil de mouton mêlé de graisse et en bandant ce cataplasme pendant deux ou trois jours. Beaucoup de nos hommes ont été atteint de furoncles, produits par l’action du froid sur les écorchures qu’ils se faisaient en maniant les cordes. L’un s’est guéri avec un emplâtre fait de la peau d’une scolopendre. Ici on emprunte fréquemment aux animaux certaines parties de leur corps afin d’en user comme de médicaments. Cela n’a rien d’étonnant dans un pays où les simples manquent et où les animaux abondent. Il est évident que la médecine n’échappe pas à l’influence du milieu.

Puisque me voilà dans les raisonnements et que, posant demain le pied sur une terre vierge de toute exploration, bientôt ce ne sera plus l’heure de raisonner, il faut que je vous fasse voir ce que peut la logique dans la cervelle étroite d’un Chinois.

Imaginez-vous qu’à Tcharkalik, Akoun, le serviteur de Dedeken, était tombé malade juste le jour où il s’était coiffé, pour la première fois, d’un superbe bonnet de route confectionné avec la peau d’un renard et sur mesure. Il avait été pris de violents maux de tête et une « inflammation des glandes lymphatiques sous-cutanées du cou » avait commencé. Notre homme n’avait pas remarqué que le jour où il avait orné son chef du beau bonnet dont il était d’abord très fier, une tempête formidable venant du Lob Nor s’était déchaînée et qu’il avait éprouvé un refroidissement. Mais, partant de ce fait que son bonnet, qui lui tenait chaud, l’avait rendu malade, il avait conclu que le froid lui ferait du bien et il avait voyagé par le plus mauvais temps avec une simple calotte. Il advint, comme vous le pensez bien, que le mal empira, que l’inflammation gagna la région de l’oreille, la joue, et que les souffrances du pauvre diable augmentèrent. Dès que je m’aperçus de l’état où il s’était mis, je l’engageai une première fois à se couvrir, et, ayant constaté qu’il ne m’obéissait pas, car l’entêtement et l’orgueil d’un Chinois sont incommensurables, je lui signifiai qu’il serait roué de coups s’il ne se soignait pas, et je le confiai à Rachmed, que je rendis responsable de sa guérison. Rachmed lui enfonça jusqu’au nez le fameux bonnet, qui avait été relégué au fond d’un sac. Il lui appliqua à diverses reprises sur son bubon un cataplasme composé de bandes de graisse de mouton passées à la poêle et recouvertes d’oignon haché retiré à temps de la marmite. En cinq ou six jours l’enflure diminua, le Chinois commença à manger, son mal de tête disparut et il fut rétabli malgré les étapes, le froid et le vent. Là-dessus il mit en Rachmed toute sa confiance et il promit de m’obéir sans broncher.

Tandis que je vous initie aux mystères de la médecine des hauts plateaux, et que je vous donne par-dessus le marché, nos secrets de guérir, nous franchissons l’Amban Achkane Davane sans trop de peine. La montée n’est pas trop raide. Un obo nous indique le point où elle finit.

Au delà de l’obo, notre vue se promène sur un grand vide fermé par des montagnes se perdant dans la brume. La descente est facile. A nos pieds, dans la plaine, le mirage fait émerger des îles ayant le profil de stalactites.

Le versant sud de la passe est plus pittoresque que le versant nord. Celui-ci a l’uniformité de la steppe, tandis qu’ici la montagne est déchirée par des torrents. Ils ont creusé des ravins, les ont semés de grosses pierres, et se réunissant dans la passe, ils ont formé des deltas et élargi la route que nous suivons. La chaîne serpente dans le sens de la vallée en hérissant ses crêtes de roches aiguës, et ses flancs sont bigarrés de stries noirâtres et régulières ; des porphyres tranchent sur le fond sombre des grès.

Tout en bas, une coulée de sable est notre chemin. Nous oublions un instant le paysage pour rechercher les traces des Mogols, que le vent et les tempêtes ont effacées ; mais nous relevons les yeux pour regarder les formes bizarres de la montagne à l’endroit où elle se relie à la plaine par une pente douce. Des grès se décomposant dessinent des figures, des images d’êtres qui semblent nous regarder comme des monstres de l’art chinois, à la bouche béante, à la large face de magots.

Nous posons notre camp au bord d’une rivière et sur les traces mêmes des Mogols. Nous les avons retrouvées dans la plaine de sel. L’herbe est rare, les broussailles manquent totalement, le vent souffle du lac et l’on serait mieux ailleurs. Mais les traces des Mogols sont très visibles, elles vont droit au sud et nous ne pensons pas à autre chose.

Avant de sortir de la passe, Timour nous a montré, s’en allant vers l’est, le sentier de Bogalik.

Nous nous endormons par un glacial vent d’ouest, mais en faisant de beaux rêves.


Le 12 décembre, le métier de chercheur de piste commence.

Combien de temps nous livrerons-nous à cet exercice ? nous n’en savons rien. Pour mon compte, je crains que plus loin nous n’éprouvions de grandes difficultés, car le vent au delà de l’Altyn Tagh souffle fréquemment, et maintenant que les monts Colombo (ainsi les a baptisés Prjevalsky) sont franchis, nous voyons bien à l’aspect du sol, à la poussière qui obscurcit sans cesse l’horizon, que le vent sera notre fidèle compagnon de route. Je veux dire qu’il ne négligera rien pour nous la faire perdre. En effet, les traces sont déjà effacées sur les surfaces non abritées, que le maudit vent balaye sans cesse.

14 décembre. — La nuit a été claire, sans vent, avec un minimum de − 25 degrés. Dès le matin, le ciel s’est couvert. Nous louvoyons pour éviter des ravins et nous campons de l’autre côté du plateau, à la source d’une rivière consistant en un étang de glace. Nous posons notre tente là où les Kalmouks pèlerins l’ont posée : nous faisons du feu avec l’argol de leurs yaks.

La rivière descend entre des collines vers l’ouest. Le plateau que nous laissons derrière nous a ses rebords rayés, creusés par les eaux lors de la fonte des neiges. Et il a des renflements tombant vers la vallée où nous sommes, ainsi que des culées de brise-lames.

Autour de nous, c’est de l’herbe d’antan qui semble verte et délicieuse et que nos bêtes grignotent faute de mieux. Le sel marque le séjour de l’eau dans la saison humide.

Au haut des chaînons, des formes de bêtes sauvages se meuvent à une distance telle que nous ne pouvons les désigner par leur nom.

Nos hommes dressent pour la première fois leur tente : grâce à un soubassement formé par la rangée des coffres et des ballots, elle prend des proportions inattendues. Chacun y choisit sa place de suite, selon son mérite, ses besoins, ses occupations : chacun la gardera jusqu’à la fin du voyage.

Nous constatons encore aujourd’hui que les pèlerins ont laissé des traces diverses de leur passage. Ils ne vont pas en une seule caravane et ne se réunissent qu’en de certains points, comme cela leur est arrivé près de la passe d’Ambane Achkane et aujourd’hui près de cette rivière.

Cette conduite prête à des suppositions. Les uns prétendent, et c’est possible, que les pèlerins, ne voulant pas dévoiler le secret de cette route, marchent à dessein par pelotons afin de ne pas tracer de sentier durable et qui puisse servir à d’autres. C’est une coutume qu’ont les contrebandiers et les pirates de frontière en maints pays.

Les autres pensent qu’ils vont par aouls, par tribus, attendu qu’ils ont de bons guides, nulle crainte de s’égarer, et qu’en voyageant par groupes et à leur fantaisie ils peuvent nourrir plus facilement leurs bêtes.

A propos de ces pèlerins, il me revient à l’esprit qu’autrefois les navigateurs tenaient secrètes les routes qui menaient au « pays vert », au « pays des épices », afin de conserver le monopole d’un commerce ou de pêches qui les enrichissaient rapidement.

De notre camp nous voyons s’élever, le long du chaînon barrant la route au sud, le sentier qu’ont suivi les pèlerins. La curiosité et l’inquiétude me font gravir la pente afin de découvrir ce qui nous attend demain. Une fois en haut de la crête, je revois les deux grands pics blancs, où l’on arrive par un tapis vert, taché de plaques de glace dans les bas-fonds, avec des collines de tous côtés ; — c’est là un spectacle que nous aurons souvent, — et le chemin des Mogols semble aller sur le sud-ouest chercher, à droite des cimes blanches, une route facile.

Au-dessous de moi, hors de portée, des animaux remuent. Je ne tarde pas à distinguer un troupeau de koulanes. Je les approche sans qu’ils me voient. Six cents mètres à peine m’en séparent lorsque trois mâles regardent de mon côté. Le reste du troupeau broute sur une ligne, la tête vers le sol. Les mâles sont inquiets, immobiles, ils tournent la tête vers leur harde, puis vers l’ennemi. Mon immobilité les rassure et ils broutent. Chaque fois que les mâles se préoccupent de moi, je m’arrête, et grâce à cette manœuvre je les approche toujours. Mais à trois cent cinquante mètres l’alarme est donnée, le repas est interrompu, le bataillon se forme, et, commandé par ses chefs, il avance vers moi ; comme à un signal il s’arrête, fait front, et tous les poitrails blancs sont autant de cibles. Les queues s’agitent. Je m’éloigne. Ils se forment en peloton, et courant en demi-cercle ils avancent vers moi.

Que pensent-ils ? ont-ils reconnu un homme ? Les queues s’agitent, les oreilles pointent. Ils sont hésitants. Au lieu de fuir de toute la vitesse de leurs jambes fines et nerveuses, ils restent plantés sur leurs pieds comme des chevaux de bois dont un mécanisme remue les extrémités. On dirait qu’ils réfléchissent. « Que faut-il faire ? » dit tout leur être. Ont-ils donc un souvenir vague d’avoir vécu avec l’homme et en d’assez bons termes pour qu’il n’y ait pas inconvénient à renouveler connaissance ? Peut-être qu’ils se remettent cet animal-là ? Il est probable qu’ils n’ont pas reconnu un homme, car ils savent bien qu’il est leur pire ennemi…

Un coup de carabine coupe court à leurs réflexions et ils détalent en soulevant de la poussière. Un blessé suit, mais, ses forces le trahissant, il se couche, se relève, repart, et comme le salut général passe avant celui d’un particulier, il ne tarde pas à se laisser distancer et le troupeau disparaît sans plus s’occuper de lui.

Rentré au camp, j’apprends que Niaz est malade ; que presque tous les hommes se plaignent de maux de tête. Au-dessus de nous viennent croasser des corbeaux à cri métallique : ils ont fait la conduite aux pèlerins, se nourrissant de leurs morts. Nous n’avons rien à leur offrir, et ils vont se poster à distance sur une colline ; ils croassent par moquerie ou par politesse et s’envolent vers l’ouest.

Le 15 décembre, nous franchissons le chaînon et nous marchons vers les pics en cherchant les pentes douces, en évitant les bas-fonds et les ravins. Dès que nous le pouvons, nous nous dirigeons vers le sud. Toutes choses prennent ici un aspect uniforme, et nous ne nous apercevons que nous sommes sur une sorte de terrasse, immense terre-plein au-dessus de la plaine, que lorsque nous arrivons à son rebord.

Au moment de descendre, nous nous exclamons à la vue d’une véritable nuée d’orongos. Ils paissent dans le lit d’un torrent étamé par places de couches de sel qui semblent des flaques d’eau ou des lingots de glaces. Nous n’avons jamais vu ces antilopes, et nous nous empressons d’aller en tuer, car nous n’en possédons pas encore de peaux.

Jamais on n’a vu d’animaux plus gracieux dans leur allure, portant mieux la tête, réunissant à un pareil degré l’élégance et la force. Nous admirons leur large mufle noir, leur poitrine large et de couleur sombre, leur pelage gris blanc, la fureur avec laquelle les mâles se défient en renâclant, et se précipitent l’un sur l’autre en se menaçant de leurs cornes droites et aiguës.

Les femelles rassemblent les petits, les chassent vers les hauteurs, et les faons, de leurs petites jambes, galopent avec un entrain superbe. Les mâles, tantôt sur les flancs, tantôt derrière, tantôt retournant sur leurs pas chercher une femelle capricieuse, bondissent tête basse et avec une légèreté que nous envions. D’autant mieux que nous nous traînons péniblement et que nous ne pouvons parcourir vingt mètres au petit trot sans être contraints de nous asseoir : nous sommes hors d’haleine, notre cœur bat à sortir de la poitrine, et nous sommes incapables du moindre mouvement. Il est vrai que nous ne sommes pas nés sur les plateaux du Tibet.

Ces antilopes font preuve d’un certain courage : Henri d’Orléans, ayant abattu un mâle, a été chargé et a dû achever son blessé à coups de revolver. Rachmed pareillement était à cheval près d’un mâle que j’avais traversé d’une balle, et le vaillant animal allait percer le ventre du cheval quand je l’ai mis hors de combat.

Dedeken tue également une de ces bêtes, et le résultat de ce massacre, qui entraîne le transport des victimes, est que nous sommes retardés dans notre marche, que nous ne pouvons atteindre un étang de glace, enfin que nous nous couchons sans boire. Nous baptisons cette plaine du nom des antilopes qui y fourmillent. Ceux qui passeront après nous dans la « Plaine des Orongos » s’étonneront peut-être de ne pas rencontrer de ces jolis animaux et ils nous taxeront d’exagération. Eh bien, ils auront tort.

Le 16 décembre, toute la troupe est sur pied de bonne heure. On atteint aussi vite qu’on le peut la rivière gelée qu’alimente la chaîne neigeuse courant vers l’est. On s’abrite du vent de nord-ouest au bas d’une terrasse, et la journée est consacrée à boire, à manger. On distribue des desserts, et, le soleil nous réchauffant un peu dans l’après-midi, la bonne humeur reparaît, l’entrain revient ; sauf Niaz, les malades se sentent mieux. Parpa, qui geignait constamment, a l’œil plus gai, et Rachmed m’explique que « Parpa n’était pas malade dans le corps, mais dans la tête, et qu’aujourd’hui sa cervelle va mieux ». J’entends faire des plans très hardis par mes compagnons, et à moi-même ces plans semblent d’une exécution facile.

En attendant, il est ordonné qu’on ne partira plus sans emporter « deux ou trois jours de glace » et « autant de jours d’argol ». Vous ne vous doutez pas, lecteur, combien il faut insister auprès d’hommes fatigués pour obtenir qu’ils prennent ces précautions enfantines contre le froid et la soif.

Le 17 décembre, nous contournons le chaînon qui nous abritait, et, laissant à notre gauche, à l’est, les monts neigeux, nous arrivons par une petite passe au camp des Kalmouks : il a été aligné le long de la berge d’un torrent desséché. Cinq cadavres de chameaux nous indiquent la route à suivre.

18 décembre. — Toute la nuit, l’insupportable vent du nord-ouest a hurlé, avec un minimum de − 23 degrés. Les hommes sont tous malades, les oreilles leur bourdonnent, et quelques-uns se plaignent de n’avoir plus la tête solide. Nous faisons les préparatifs de départ par − 19 degrés et du vent.

Le maniement des cordes n’est pas agréable pour nos hommes, je vous l’assure.

Le vent tombe, le ciel se couvre à la nuit, avec − 16 degrés, nous trouvons la température si délicieuse qu’au moment de prendre les notes, nous donnons un nom de roman à ce camp. C’est le camp de la Miséricorde.

Et pour justifier tout à fait ce nom, il nous arrive qu’au réveil on nous annonce la bonne nouvelle que presque tous les hommes sont souffrants, surtout Imatch le bancal. Ils attribuent ce malaise à un vent chaud qui aurait soufflé au milieu de la nuit. Quant à Niaz, il est très bas, il ne peut se tenir debout, et les hommes prétendent que ce vent chaud a dû lui causer un grand mal. Pourtant le minimum de la nuit a été de − 28 degrés. Il est vrai que le ciel est couvert et que nous allons avoir de la neige. Elle tombe en effet, mais granuleuse, fine et pendant quelques minutes seulement. Puis le soleil resplendit. Un superbe temps pour nous mettre en marche, mais… mais nous n’avons plus de chevaux. On les a laissés en liberté avant l’aube, afin de leur permettre de brouter quelques tiges de racines. Les pauvres bêtes, n’ayant pas bu depuis plusieurs jours, se sont mises en quête d’une source. Et comme vous imaginez bien, elles sont allées loin ; aussi Timour, parti depuis longtemps à leur recherche, n’est pas encore revenu. Il ne nous reste qu’à attendre.

Nous attendons toute la journée. La nuit arrive. Timour n’est pas revenu. On l’a cherché de tous côtés et nul ne l’a vu. Rachmed a fait un grand tour et il a vu les traces des Kalmouks allant droit au sud à travers le sable, et il pense que nous ferons bien d’emporter beaucoup de glace. Dès que l’obscurité a commencé, nous avons hissé une lanterne au haut d’une perche fixée sur un mamelon. Ce sera un phare pour l’homme perdu. On tire de temps à autre des coups de revolver ou de fusil. La troupe entière est obsédée par l’idée que Timour appelle ; à chaque instant, un homme se lève, écoute, croit entendre un cri et décharge son arme. Toute la nuit, c’est une fusillade.

Vers cinq heures du matin il tombe un centimètre environ de neige, toujours fine et granuleuse comme du grésil. Et la température s’élève un peu, le ciel reste couvert, puis un vent sud-ouest s’élève et le soleil apparaît. Le minimum de la nuit a été de − 32 degrés et nous plaignons le pauvre Timour. Il n’est pas revenu.

Parpa part avec un chameau, emportant une pelisse, de la nourriture et de l’eau (de la glace, bien entendu), et se dirige vers la gauche. Rachmed cherchera vers la droite à pied. Il prend son bâton, son revolver et du pain ; il ira aussi longtemps qu’il pourra. Il est sombre, à la pensée que les chevaux seraient perdus, ce qui serait un désastre, il le comprend bien. Et puis Timour est son ami. Nous le voyons partir de cette allure rapide que lui seul peut se permettre, car il a passé une partie de sa vie sur les hautes montagnes. Nous attendons tous, très ennuyés.

Vers midi, Timour arrive sur le chameau de Parpa, celui-ci vient plus lentement avec les chevaux. Nous accueillons le revenant avec joie, il a des larmes aux yeux en nous revoyant ; il est bleu de froid, fatigué. On le bourre de thé, de sucre, et il nous raconte son aventure :

« J’ai trouvé la piste des chevaux à deux heures du camp. Tout d’abord ils sont allés un peu à l’aventure, errant de droite et de gauche, puis l’un d’eux a pris la tête et les a conduits fort loin. Ce n’est qu’à l’heure où on va chercher le bétail en hiver (vers trois heures) que j’ai aperçu le premier cheval. J’ai monté dessus pour atteindre les autres ; puis, voyant qu’il était fatigué, je l’ai entraîné et j’ai continué à pied. Je les ai pris les uns après les autres en commençant par les fatigués qui marchaient les derniers ; au fur et à mesure, je les entravais avec leur licol. Puis, les ayant tous retrouvés, car je les comptais, je suis revenu sur mes pas, je les ai rassemblés, et alors la nuit est tombée. J’ai marché en les chassant devant moi ; mais, malgré les étoiles brillantes, je n’ai pu retrouver le camp. J’ai crié, et l’on ne m’a pas répondu. J’ai attaché les chevaux les uns aux autres et j’ai dormi contre l’un d’eux qui s’était étendu. Il m’a réchauffé un peu. Mais il a fait très froid. J’ai mal à la tête. »

Tout le monde est dans la joie, car Timour est aimé ; jamais une besogne ne l’effraye et c’est un de nos meilleurs chercheurs de piste. On est sûr que là où il est passé, son œil n’a rien laissé échapper. En voyage, on s’attache vite aux braves gens, et de même on déteste rapidement les égoïstes et les paresseux.

Timour retrouvé, les chevaux ramenés, on se met immédiatement en mesure d’abreuver les chevaux.

On tente d’abord d’atteindre l’eau en creusant la glace d’un petit lac voisin de notre camp, mais c’est du temps perdu : on taille, on pioche, mais d’eau on n’en voit point. On rassemble alors des racines, de l’argol ; on passe la journée à fondre la glace, et l’on distribue aux chevaux de faibles rations d’eau. Cette opération prend l’après-midi et une partie de la soirée. A l’avenir, chaque fois que nous arriverons à un camp, on tailladera à coups de hache la surface des étangs ou des lacs et l’on fera manger des croquettes de glace aux malheureux chevaux.

Dans l’après-midi on voit des lagopèdes tirer vers l’est, des alouettes ; des rats sortent de terre, dégourdis par le soleil. En allant chercher Rachmed — car c’est lui qu’on cherche maintenant, — je grimpe au sommet d’un monticule de sable dont la croupe lisse est marquée de rugosités et percée de pointes d’arêtes par des lamelles schisteuses. Cette belle suite de mamelons semblent des barkhanes[3] arrêtés.

[3] Nom turc des collines de sable mouvant.

Ici tout se dessèche. Nos ongles cassent aux doigts et aux orteils au moindre choc. Le bois se rompt comme verre. La barbe ne pousse plus ; elle se décolore, elle est faible comme les autres objets. Les mains se gercent, la peau se fendille. Les lèvres enflent.

Personne n’échappe au mal de montagne.

Il est difficile de rien faire à jeun ; immédiatement vous avez froid aux pieds et mal à la tête. Mangez et vous êtes mieux. Vous croyez le mal passé, la faiblesse vous porte à vous étendre sur votre grabat, vous vous enveloppez soigneusement de couvertures, le froid revient aux pieds et le mal de tête recommence. Vous vous mettez sur le séant et vous êtes un peu mieux, vous sortez malgré le mauvais temps, vous marchez sans hâte, et froid aux pieds et mal de tête disparaissent assez vite.

Plusieurs fois j’ai essayé ce « traitement » sur moi-même et sur nos gens : il a toujours réussi. Aujourd’hui Imatch gémit avec un horrible mal de tête, je lui ordonne de prendre une bonne tasse de thé bien sucrée où il trempe un peu de pain, dur comme pierre, puis je l’oblige à se lever, à aller chercher les moutons. Il se déplace avec effort ; lorsqu’il revient, il va mieux.

Iça souffre, je l’envoie à différentes reprises chercher des racines de tiskène (sorte de broussaille), et il s’en trouve bien.

Parpa est affaissé, il a des bourdonnements d’oreilles, des oppressions, des vomissements, je lui dis de préparer à manger pour ceux qui abreuvent les chevaux, et dès qu’il a pris un peu d’exercice, il est mieux.

Je remarque que les jours de halte nous avons plus de malades que d’habitude. Je croyais d’abord que cela tenait à ce que les jours de repos suivaient ordinairement les jours de grandes fatigues ; puis j’ai constaté que cela venait de ce que nos hommes se laissaient aller, restaient immobiles et ne facilitaient pas la circulation du sang par l’exercice.

Ces renseignements, que je crois utiles, vous sont donnés pendant que l’on hisse de nouveau la lanterne allumée au haut de notre mât. Rachmed en effet n’est pas rentré encore. Quelques-uns d’entre nous l’ont cherché, mais vainement. Il leur était du reste défendu d’aller loin, dans la crainte qu’ils ne se perdissent à leur tour, et l’un devant chercher l’autre, nous aurions passé notre temps à un jeu de cache-cache. Bien que nous connaissions l’habileté de Rachmed, que nous soyions sûr qu’il ne s’est pas égaré, nous sommes inquiets pour lui. Il a dû aller très loin et la nuit l’aura surpris. On tire des coups de fusil par intervalles et l’on pousse de longs cris. Le froid est excessivement vif. Il y a des rafales de sud-ouest. Le pauvre garçon n’a pris qu’une légère pelisse, afin d’être à l’aise pour marcher, et le thermomètre marque à huit heures du soir − 30 degrés. Le minimum de la nuit est de − 33 degrés et avec de la brise. Ah ! la maudite brise qui glace le sang dans les veines !

Vous vous étonnez peut-être que nos gens se perdent aussi souvent. Ce n’est pas la première fois et ce ne sera pas la dernière, car rien n’est plus aisé, même pour le compagnon le plus prudent et le plus expérimenté.

Vous ne sauriez croire combien il est difficile de se retrouver sur ces plateaux où l’homme oublie toute notion de perspective.

Ici nous avons perdu en quelques semaines ce sens des distances que nous avions acquis par l’expérience de toute la vie. Ce qu’on aperçoit se ressemble tellement : une colline est semblable à une autre ; suivant l’heure de la journée, un étang gelé étincelle ou disparaît, on ne sait s’il est grand ou petit ; un oisillon battant de l’aile sur une motte nous fait croire à un fauve couché qui se remue ; un corbeau s’enlevant avec une proie dans la brume du matin semble un condor gigantesque emportant un agneau dans ses serres ; et au coucher du soleil ce même corbeau se pouillant au sommet d’une roche prend les proportions d’un ours, d’un yak.

Toute la nuit j’entends les gémissements du chamelier Niaz, qui est très malade. Il est certainement perdu. Il délire ; il croit voir deux enfants lui tenir la tête. Il se plaint d’avoir une intolérable douleur à la cervelle et il ne lui reste pas de force ; on n’a pu le faire boire ni manger. Sa langue enfle, sa face, ses lèvres sont tuméfiées et bleuâtres. Nous ne pouvons rien pour le soulager. Il faudrait le transporter à une moindre altitude, et nous serons peut-être obligés de monter plus haut demain.

Ce matin 21 décembre, Rachmed n’est pas encore là, nous attendons son retour. Dedeken à cheval et Timour à chameau vont au-devant de lui, mais en suivant la piste des Kalmouks. Ils ne tardent pas à revenir. A onze heures Rachmed est en vue. Il est à pied et relativement alerte. Lorsqu’on l’a rencontré, il a enfourché le chameau, puis, sentant le froid le gagner, il a préféré marcher.

Toute la troupe l’entoure, l’accueille par de bonnes paroles, et Rachmed de suite se met à boire et à manger, ce qui est un beau spectacle. Puis on le questionne.

Il est allé très loin, en décrivant un grand demi-cercle autour des traces. Ne voyant rien, il a marché si longtemps que la nuit l’a surpris ; mais, grâce à un firmament superbe, il a retrouvé la piste des Mogols. Il s’est alors reposé auprès d’un feu d’argol qu’il a allumé. « Puis, dit-il, je suis revenu du côté du camp. Le froid était si vif que je n’osais plus m’arrêter, de peur de m’endormir sans me réveiller. Et alors je me suis réchauffé à ma façon.

— Comment as-tu fait ?

— J’ai déroulé les bandes de laine qui m’enveloppaient les pieds et les jambes, j’en ai enlevé la moitié et l’ai placée contre ma poitrine, sous mes vêtements. Et lorsque je m’arrêtais pour me reposer, j’enlevais les bandes qui m’entouraient les pieds et les remplaçais par celles qui étaient devenues chaudes au contact de mon corps. De la sorte je pouvais m’arrêter un instant sans avoir les pieds gelés. Aussitôt que le froid devenait gênant, je partais. J’ai marché toute la nuit. »

Rachmed, en effet, n’avait pas de grosse pelisse, et nous sommes heureux de le revoir en bonne santé. Après quelques instants de repos, nous le voyons travailler comme d’habitude. Il nous propose même de lever le camp parce que plus loin nous trouverons un peu d’herbe, mais il est tard, on séjournera encore aujourd’hui, et demain on continuera.

Nous éprouvons un véritable soulagement à nous savoir tous réunis. Quel ennui lorsqu’il manque quelqu’un ! Que de fois on pose cette question :

« Est-ce que tous sont là ? »

Et quelle angoisse lorsque la nuit arrive et que l’absent n’est pas là ! Nous sommes tellement isolés dans ce désert immense que le plus mauvais de nos hommes nous est excessivement précieux. Peut-être est-ce en raison de la rareté de cet animal, et parce que sa valeur dépend, comme le reste, de l’offre et de la demande ? Non, ce n’est pas pour des raisons économiques que nous sommes plongés dans l’inquiétude aussi longtemps que l’un des nôtres manque. C’est que nous l’aimons. C’est qu’il appartient à notre troupe, à notre bande.

Et lorsque Rachmed conclut, à propos de sa marche de près de trente heures, que c’est surtout la nuit qui a été mauvaise, je lui réponds qu’elle n’a pas été bonne non plus pour ceux qui soupiraient après son retour et pour moi en particulier.

22 décembre. — Dans la nuit, des rafales de sud-ouest avec un minimum de − 30 degrés. Un cheval est mort : c’est le premier de la série ; elle sera complète, bien entendu.

Soudain à droite, à l’ouest, là où la chaîne que nous avons devant nous paraît s’unir à celle que nous venons de quitter, se dresse comme le sosie du Stromboli tel que je l’aperçus pour la première fois, en cinglant vers la Sicile. C’est une véritable évocation. Baissant les yeux, je vois que le lit des ravins que nous traversons est noirâtre et semé de laves, et nous campons dans la « Plaine des Laves ». Juste à l’ouest, le volcan laisse tomber son long manteau à traîne. Nous le baptisons instantanément du nom de Reclus, le plus grand des géographes français, à qui cette découverte fera plaisir. A l’est, au milieu de pics blancs, domine un géant de plus de 7.000 mètres, que nous appelons du nom de Ferrier, encore un Français, un voyageur presque inconnu de ses compatriotes, qui fit, en son temps, une superbe chevauchée à travers l’Afghanistan.

On se couche sans pouvoir faire de feu, ni boire de thé par conséquent. Les racines que nous avons ramassées sont trop imprégnées de sel pour qu’on puisse en tirer une flamme. Niaz est agonisant.

Le 23 décembre, le Doungane est d’une humeur sombre. Ce matin il frappait son fils et voulait le tuer. Rachmed a dû intervenir. Quant à Niaz, il a perdu connaissance ; on le transporte ficelé sur un chameau, pour qu’il ne tombe pas.

Étant entré le dernier au camp, j’apprends que le Doungane, à l’arrivée, n’a même pas fait agenouiller le chameau portant le malade, et que, détachant les cordes, il a laissé tomber Niaz brutalement sur le sol. Ce manque de cœur caractérise la race chinoise, c’est chose à laquelle ni nous ni nos musulmans ne pouvons nous accoutumer. Il fait bon ne pas assister à de pareilles scènes lorsqu’on a le revolver à sa ceinture.

Notre camp est installé au milieu de la passe, à 5.300 mètres environ. Il fait très froid. Le vent a amassé un peu de neige dans les crevasses. On la ramasse soigneusement. On en fait de l’eau pour les hommes, et l’on tasse le reste dans nos pirogues, qui serviront d’auges à nos chevaux. Ceux-ci avalent la neige avec une véritable satisfaction ; nous l’avons mélangée d’orge.

Niaz est à la dernière extrémité. Sa figure est presque méconnaissable. Il ne peut ouvrir les yeux.

Vers six heures Timour vient me dire qu’il croit bien que le malade est mort. « Il a poussé un gros soupir en rendant l’âme », dit-il.

Rachmed arrive à son tour. Niaz respire encore, mais n’en vaut pas mieux ; il trépassera cette nuit.

24 décembre. — Au petit jour sévit encore la tempête qui a éclaté pendant la nuit. Rachmed arrive comme d’habitude au rapport. Il entr’ouvre la toile de la tente. Sa figure est triste, il a des larmes dans les yeux.

« Niaz a fini, dit-il ; nous n’avons pas d’eau ni de bois pour fondre la glace et nous ne pouvons laver le corps selon le rite ni le vêtir de vêtements propres.

— Peu importe. Allah pardonnera, car vous ne pouvez faire mieux.

— Nous l’envelopperons dans le feutre blanc que je lui avais prêté pour se couvrir, et l’on priera. Mais je ne crois pas que nous puissions lui creuser une tombe. La montagne est trop dure.

— Ensevelissez-le le plus convenablement que vous pourrez.

— Je le ferai moi-même avec l’aide de Timour, qui sait les prières, et de Parpa, qui a mangé chez la sœur de Niaz.

— C’est bien, nous vous aiderons aussi. »

Le cadavre du bon serviteur gît enveloppé dans sa pelisse près de la tente de son mauvais maître. On le couvre du feutre blanc. Le corps n’est pas lourd, il est raide de gelée. La neige fine tourbillonne autour de nous, le vent est glacial.

Nos trois hommes prennent des pioches, et, après avoir donné quelques coups, ils me regardent en disant :

« On ne peut pas entamer le sol. C’est bien malheureux. »

Ils prennent les haches, et, ayant écarté les pierres, ils frappent la terre de toute leur force, car les musulmans ne sont pas comme les bouddhistes, qui exposent les morts, et ils voudraient à tout prix mettre Niaz à l’abri des fauves.

Mais l’effort qu’ils font les essouffle rapidement ; ils s’accroupissent pour reprendre haleine, et alors les larmes coulent de leurs yeux, elles s’arrêtent dans leurs barbes, les constellent de glaçons. Ils ne tardent pas à être épuisés, car la tempête les époumone, et c’est à peine s’ils ont creusé une de ces cuvettes que les bêtes pratiquent avec leurs pieds et où elles dorment. Le pauvre Niaz n’aura qu’un gîte.

Puis Rachmed songe que la face du mort doit être tournée vers la ville sainte de la Mecque ; il craint donc que tout ce travail n’ait été inutile et il questionne Parpa. Mais Timour a pensé à la kiblat et, montrant le sud-ouest, il dit :

« C’est là. Nous pourrons bien le placer. »

Et Rachmed me demande si « l’aiguille (de la boussole) dit la même chose ».

Je réponds oui. Alors ils prennent avec précaution le cadavre, le couchent comme une mère ferait de son enfant endormi, lui posant la tête bien couverte sur une pierre plate, pour l’élever, dans la pensée qu’il dormira plus à l’aise le tranquille sommeil. Ils le bordent comme s’il était dans un lit, et en le maniant, ils s’étonnent que la maladie ait fait une chose si légère d’un corps robuste. Puis, lorsqu’il est bien couché, ils ramènent sur lui les pierres et les débris au moyen de leurs pioches et ils ne s’arrêtent que lorsqu’on n’aperçoit plus rien du feutre servant de cercueil.

Alors chacun de nous, afin de parachever l’œuvre, va chercher des plaques de schistes dans le pan de sa pelisse et les dépose dessus. Timour plante toutes droites des lamelles aiguës à la place où est la tête.

Enfin, il faut bien dire adieu à ce brave compagnon. Dedeken le premier récite les prières. Timour prie à son tour et tous sanglotent. Il ne peut terminer son oraison qu’à grand’peine et c’est dans un râle de douleur qu’il affirme la grandeur d’Allah !

« Allah est grand ! Dieu est grand ! » répètent les survivants.

Voilà comment nous envoyons dans l’éternité, chacun à notre façon et en le pleurant sincèrement, ce pauvre Niaz qui était brave et bon.

Puis on charge les chameaux au milieu des tourbillons de neige. Lorsque tout est prêt, le Doungane, qui a traité son serviteur plus mal qu’un chameau, vient se prosterner et hurler cérémonieusement, ainsi qu’il convient à un représentant du peuple le mieux élevé de l’Asie ; j’entends désigner les Chinois.

Les journées se succèdent monotones. Le 25, la neige tombe. Toujours des petits lacs, du sel, des collines sablonneuses. Une passe succède à une autre passe. Lorsque le ciel est clair, on voit à l’infini des montagnes, des montagnes entremêlées de pics, de glace et de neige. Des yaks morts ayant appartenu aux Kalmouks jalonnent la route. La neige tombe presque chaque jour, mais en petite quantité ; le vent souffle du sud-ouest et nous perdons toute piste. Le 29 décembre, le vent est d’ouest et nous ne sommes pas mieux, car nous allons droit au sud à travers une plaine nue. Nous campons au milieu des laves, au pied d’un volcan auquel nous donnons le nom de Ruysbroek ou Rubruquis, en mémoire du grand voyageur flamand, le compatriote de Dedeken.

A l’ouest du camp, Henri d’Orléans et Timour voient des crottes de chameaux : la route est retrouvée. Elle va au sud. Mais maintenant la marche est très pénible. Outre la vingtaine de kilomètres en montagne que nous faisons chaque jour, nous devons « éclairer » la route pour le lendemain. Dès que la tente a été dressée, et parfois pendant qu’on la dresse, nous allons à la découverte. Un morceau de pain qu’on grignote en marchant ou quelques abricots séchés donnent du jarret. Au reste, la curiosité nous pousse. Nous voulons savoir ce qu’il y a plus loin. On va, on grimpe une colline, dans l’espoir de découvrir un vaste horizon ; une autre colline plus haute arrête la vue ; on continue, on sera à la cime, et la vue qu’on aura payera de la peine. On fait un dernier effort, on tombe plutôt qu’on ne s’assied sur le sol et l’on constate que cette fois une véritable montagne barre l’horizon, et alors on revient au camp. Suivant qu’on s’est plus ou moins laissé entraîner, on a marché trois, quatre et même six heures et l’on arrive à la nuit ; tout le monde est inquiet, on appelle, on tire des coups de revolver pour les retardataires.

Le 29 décembre, après une nuit étoilée et calme et un minimum de − 29°,5, nous partons par un vent d’ouest encore plus insupportable qu’hier. On peut à peine ouvrir un œil, celui qui n’est pas du côté du vent. Nos chevaux sont dans le même cas que nous, et leur œil droit, toujours fermé, est orné d’une grosse larme de glace. Les traces de l’année précédente sont très apparentes dans la plaine. La « Passe Rouge », à laquelle nous donnons ce nom à cause de la couleur du sol, nous mène au camp des pèlerins, posé dans un bas-fond derrière un autre volcan. Il y en a ici une série. Le vent ne cesse qu’à sept heures du soir. Nous remarquons que ce vent d’ouest commence à souffler généralement vers dix heures du matin. Il exténue les hommes et les bêtes. Les moutons eux-mêmes peuvent à peine se traîner. Dans la journée un chameau et un âne sont morts.

La nuit du 29 ayant été calme, les hommes déclarent se trouver mieux.

Le matin du 30, le temps est superbe. Au nord-ouest, un volcan se dessine nettement, dans une bonne pose, bien éclairé, au souhait d’un photographe. Il laisse pendre une belle chape bien plissée, surmontée d’un col d’hermine blanche, que la neige a laissé là. Le soleil luit et jette sur ce jour une lueur de pittoresque à laquelle notre œil n’est plus habitué. Je me surprends à examiner l’« effet » des chameaux descendant la berge et se détachant en vigueur. Et j’observe Imatch à cheval vêtu d’une pelisse à tons jaunes ; il chasse ses bêtes du bras et de la voix, avec le va-et-vient d’un chien de berger, derrière leur bande qui oscille sur le dos. Les bosses en effet sont bien amaigries et elles témoignent de la faiblesse de leurs propriétaires.

Pendant quatre heures nous trouvons des laves. Les plus grosses sont les plus éloignées du volcan, auprès duquel sont accumulées les poussières et les miettes.

Tout d’abord notre route est agréable. Elle suit un étroit ravin bien abrité où il fait chaud. Mais cela ne peut pas durer. Nous arrivons dans une steppe et nous sommes accueillis par un vent d’ouest glacial. Avant que l’ouragan soit à son paroxysme de fureur, j’ai le temps d’apercevoir à l’ouest une grande chaîne avec des pics blancs, à 50 ou 60 verstes de la route, autant que je puis apprécier cette distance avec des yeux malades.

Par instants nous ne voyons plus devant nous ; à dix pas on ne distingue rien. Je fais serrer les chameaux ; Henri d’Orléans prend leur tête, et, boussole à la main, les conduit au sud. Rachmed et moi tâchons de retrouver les traces. Les autres s’abritent du mieux qu’ils peuvent derrière les chameaux.

Quel curieux pays ! quel étonnant spectacle que ces monts de sable se glissant sur la glace ! Et quel maudit vent d’ouest !

Le soir, nous retrouvons le camp des pèlerins dans un havre, où nous nous réfugions avec plaisir. Nous nous couchons avec la tempête, et nous nous réveillons avec elle. Le minimum de la nuit a été de − 29 degrés avec une tempête d’ouest. A sept heures le thermomètre marque encore − 20 degrés, et nous sommes à plus de 5.000 mètres. Nous voudrions bien descendre un peu ; tous, hommes et bêtes, ont besoin d’une altitude moindre. Les chevaux sont très malades. Les chameaux valent un peu mieux. Le mal de montagne affaiblit notre monde, et le vieil Imatch a un pied qui enfle : le vent l’a rendu très faible, quand cessera-t-il de souffrir ?

C’est aujourd’hui le 31 décembre, le jour de la Saint-Sylvestre. Quelles seront nos étrennes ? nous n’osons penser à demain. Marchons. Toujours des collines de sable, puis un lac, que nous contournons. La tempête ne se lasse point de nous harceler.

Nous voici près du lac. Est-ce bien un lac ? Des nuages de sable le rasent constamment avec une rapidité extrême. La glace a conservé, malgré tout, une certaine transparence. Du moins c’est ce que juge le seul œil que je puisse risquer ; œil malade du reste, qui ne lance pas de regards pénétrants, mais des demi-regards. Et cet œil me donne une illusion singulière. Il me semble que je chevauche au bord du vide ; ce lac m’apparaît non comme une faille à mes pieds, mais comme un trou dans le ciel, dans l’espace, montrant une profondeur vertigineuse que traverse une tempête déchaînée.

Nos chameaux ne vont plus à la file. L’un ne veut pas suivre l’autre. Le vent les aveugle, les étourdit, les glace, et ils cherchent à s’abriter. Chacun d’eux s’efforce de se cacher derrière les flancs de son camarade qui le précède : ils vont en ligne brisée, et, l’un entraînant l’autre, ils font dévier le guide de la ligne droite. Henri d’Orléans va devant, boussole à la main, et il doit se retourner fréquemment pour remettre dans le droit chemin la caravane s’en allant à la dérive.

C’est ainsi que nous arrivons au camp des pèlerins, où nous trouvons une grande quantité d’argol et de la glace à discrétion. Cela en fait un campement supportable.

On célèbre la nouvelle année en sacrifiant un mouton qui a perdu une bonne partie de sa graisse. On le dévore avec plaisir. Imatch, de qui le pied enfle dans des proportions inquiétantes, se plaint de maux de tête, de bourdonnements d’oreilles. Nous craignons qu’il n’ait le pied gelé. On soulage un peu le pauvre homme avec le cataplasme que nous a préparé le mouton. Dans la panse fumante de l’animal on enferme le pied malade, et Imatch nous dit qu’il souffre beaucoup moins.

Iça prépare à notre intention et à la sienne un plat délicat et savoureux. Il fait cuire sur le feu d’argol (fiente de bœuf) les boyaux du mouton, à peu près nettoyés. Leur aspect n’est pas engageant, mais mes compagnons, que j’excite à vaincre cette répugnance, s’étonnent ensuite de l’excellence d’un mets qui ne paye pas de mine.

Là-dessus on fabrique un tchouzma au sucre, un tchouzma assez considérable pour que la troupe entière puisse s’en lécher les doigts ; ceci n’est pas une métaphore familière. Cet ingrédient consiste en farine mêlée à de la graisse de mouton qu’on cuit en bouillie en l’additionnant d’un peu d’eau. Quelques morceaux de sucre écrasés en poudre en font un dessert. Puis nous buvons plusieurs tasses de thé de couleur sombre, obtenu à grand’peine à cause du maudit vent qui s’entête, pour ainsi dire, à refroidir notre feu. Il faut des heures pour fondre la glace et bouillir le thé ; il n’est jamais fait, pas plus que la viande n’est jamais cuite, car l’ébullition de l’eau se produit à un degré trop peu élevé par le fait de l’altitude.

Après ces tasses de thé et les notes prises, nous exprimons l’espoir que le paysage changera, que la tempête, qui en est à son troisième jour, finira, et nous envoyons du fond du cœur et du fond du Tibet nos meilleurs souhaits à nos parents, à nos amis de France et d’ailleurs. Enfin, ayant consolidé les quelques piquets de la tente que l’on a pu enfoncer dans le sol, nous nous couchons rapidement, et la tempête en fureur agite la toile de notre maison en la faisant claqueter ainsi qu’une voile au mât d’un navire. Et cela fait dire à Henri d’Orléans que si l’on n’est pas très bien ici, l’on ne serait pas mieux en mer par un aussi épouvantable temps. Consolation qui en vaut une autre. Voilà notre fin d’année, cher lecteur.

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