L'Asie inconnue : $b à travers le Tibet
L’ASIE INCONNUE
CHAPITRE PREMIER
DANS LE TIEN CHAN CHINOIS
En janvier 1889, chez mon brave ami Henri Lorin, qui me rappelait cela à Paris, à mon retour, nous parlions explorations, voyages ; il me demandait quel nouveau projet j’avais en tête et si je songeais encore à l’Asie. Je lui répondais qu’un beau voyage serait d’aller par terre de Paris au Tonkin, de jalonner hardiment une route à travers tout le vieux continent. Et lorsque Henri Lorin m’invita à lui montrer sur la carte mon itinéraire probable, je traçai une ligne à travers le Turkestan chinois, les hauts plateaux du Tibet et les vallées des grands fleuves de la Chine et de la presqu’île indo-chinoise. A ceux qui regardaient par-dessus mon épaule, ce plan paraissait superbe, et moi, encore fatigué du Pamir, je ne voulais pas même songer à l’exécuter : pour la bonne raison que lorsque je me chante voyage, je me laisse prendre incontinent à cette pipée de mon imagination.
A quelques mois de là, je revenais de l’Exposition, qu’on installait et où j’avais été prendre l’air des pays lointains, lorsque ce même ami m’écrivit que quelqu’un désirait voyager avec moi en Asie. Il s’agissait de savoir si c’était une personne décidée à me suivre partout, mon intention n’étant pas de globe-trotter pour passer le temps, mais d’explorer. On me répondit selon mes désirs. Du coup, j’oubliai les promesses que j’avais faites de me reposer et je me précipitai sur les récits du Père Huc et de Prjevalsky.
Les pourparlers ne languirent point avec le duc de Chartres, qui offrait de subvenir aux frais d’une exploration à laquelle son fils participerait. Nous tombâmes immédiatement d’accord sur ce point, que notre œuvre serait nationale et que nos collections seraient remises à nos musées. Mon futur compagnon, le prince Henri d’Orléans, fut enthousiasmé par le plan que je lui soumis, plan assez vague, le voyage ayant cela de commun avec la guerre, qu’il est « tout d’exécution ». Avant d’être sur le terrain, il est enfantin et inutile de rien affirmer.
Les premiers préparatifs ayant été rapidement terminés, le 6 juillet nous quittions Paris enfiévré alors de son Exposition. A Moscou nous devions rencontrer Rachmed, le fidèle compagnon de mes deux précédents voyages. On me l’avait trouvé au Caucase à l’endroit où je supposais qu’il serait, car je sais près de quelles gens Rachmed aime à vivre, quand il ne court pas les grands chemins. Le brave garçon se préparait à venir à l’Exposition, il réalisait un rêve qu’il caressait depuis longtemps ; déjà son billet était pris, il allait s’embarquer à Batoum, lorsque mon télégramme lui parvint : « Si tu veux venir Chine avec moi, va attendre Moscou. » Et Rachmed alla aux bureaux de la compagnie Paquet se faire rembourser son billet de Paris et il en prit un autre pour Moscou. Il n’était pas heureux de la conjoncture ; comme vous pensez bien, il avait le cœur gros de ne pas voir l’Exposition. Pourtant il n’hésita pas. Ainsi qu’il le confia, en parlant de moi, à un de mes amis, il avait la crainte de perdre mon affection : « Il n’aurait pas été content », disait-il. Rachmed est Ousbeg d’origine, il appartient à une des branches de cette belle race turque où l’on compte tant de braves gens, je ne me lasserai jamais de le répéter.
En Russie on nous fait le meilleur accueil. On nous donne toutes les recommandations nécessaires pour les consuls de la frontière chinoise. A Moscou nous séjournons juste le temps de faire d’innombrables achats. Nous touchons à Nijnii-Novgorod, nous descendons le Volga, remontons la Kama, traversons la chaîne de l’Oural. Nous reprenons le bateau à Tioumen, débarquons à Omsk et, y ayant fait quelques emplettes, nous repartons pour Semipalatinsk. Là nous achetons les produits européens que nous craignons de ne pouvoir nous procurer à l’extrême frontière, et, à grands cahots de tarantass, nous arrivons à Djarkent, la dernière ville du territoire russe.
Avant d’entrer en Chine nous organisons notre caravane et nous recrutons le personnel nécessaire à l’exécution de nos projets.
Rachmed examine les hommes, et, en me les présentant, il me dit invariablement : « Ils ne valent rien pour la route. » Je vois bien qu’il a raison. Pas un seul qui ait un passé sérieux : tous des paresseux, des endettés, des gens qui veulent passer la frontière dans notre suite ; aucun de ces bons aventuriers à mine décidée, vigoureux, ayant déjà regardé la mort sous le nez, et qui suivraient dans le feu le chef que le hasard leur donne, pourvu que ce chef ait su se les attacher par un mélange parfois égal de bons et de mauvais traitements. Combien nous regrettons de n’avoir pas notre base d’opérations dans le Turkestan russe, à Samarcande, par exemple, où les bons djiguites ne manquent pas.
Nous avons bien trois Russes qui nous conviendraient, mais ils ont posé comme condition d’engagement de ne pas dépasser le Lob Nor.
Le 2 septembre nous quittons Djarkent. En marchant à petites journées, nous sommes, le 6, à Kouldja, où le consul russe et son secrétaire nous offrent la plus cordiale hospitalité. Nous passons de bons moments chez les membres de la mission belge. L’un d’eux, le Père Dedeken, a terminé son engagement : il doit retourner en Europe, et, comme il a un rendez-vous à Chang-haï, il s’en ira à la Côte avec nous et peut-être nous accompagnera en Europe. Le Père parle chinois. C’est un homme décidé, et nous sommes heureux de le voir grossir notre troupe. Son serviteur, Bartholomeus, l’accompagnera. C’est un Chinois honnête, chose extrêmement rare, paraît-il, mais très entêté, ce qui est très commun en Chine, nous dit-on.
Le prince Henri, Dedeken, Rachmed, Bartholomeus et moi formerons le noyau de l’expédition. Nous avons encore un interprète, nommé Abdoullah, parlant chinois et mogol ; autrefois il a accompagné l’illustre Prjevalsky. Il nous paraît un honnête garçon ; mais sa vanité, sa vantardise, son bavardage nous inquiètent.
Le récit des souffrances qu’il a éprouvées dans le Tsaïdam épouvante nos gens. Ce babillard infatigable semble prendre à cœur de nous décourager de rien entreprendre en dehors des sentiers battus. Il faut dire que le consul russe de Kouldja ne nous encourage pas non plus, et lorsque Henri d’Orléans lui dit que nous allons essayer d’arriver à Batang, il a un sourire d’incrédulité et il l’engage à ne pas se leurrer de cet espoir.
Il nous fait observer que nous n’avons pas d’escorte, pas de tente de feutre, pas de passeport chinois. L’expérience nous a démontré qu’on peut se passer de ces trois choses indispensables au dire du consul.
En ce qui concerne le passeport, je dois dire que la principale cause de notre réussite a été de n’avoir pas prévenu à l’avance le Tsong-li-yamen de Pékin. En demandant un passeport pour voyager dans les parties peu visitées de la Chine, nous aurions éveillé l’attention de la diplomatie chinoise. Les mandarins nous auraient donné les plus chaleureuses lettres de recommandation, sauf, une fois notre itinéraire connu, à envoyer d’avance des ordres pour que tous les moyens soient employés afin de nous barrer la route et de nous obliger à rebrousser chemin. Tel a été le sort de tous les voyageurs en Chine, depuis feu Prjevalsky jusqu’à Richthofen, au comte Bela Szecheny et tant d’autres, arrêtés dans leurs entreprises par des procédés divers.
Après avoir complété notre caravane tant bien que mal à Kouldja, il nous manque, pour continuer notre route, l’autorisation du gouverneur chinois de la province. Elle nous est accordée après une visite où l’étiquette est très bien observée, en ce sens qu’on nous offre trois tasses de thé et une bouteille de champagne. Le gouverneur nous remet deux sauvegardes pour nous conduire aux frontières de la province d’Ili.
Le 12 septembre, la petite colonie européenne nous fait gracieusement la conduite jusqu’à la porte de la ville. On nous souhaite cordialement bon voyage, bon retour en France, et puis on se sépare.
Nous voilà donc enfin en selle. Le chemin est creusé dans le lœss ; c’est bien la poussière du Turkestan. On en sort, et le sol, le paysage, la culture de la plaine me rappellent les environs de Samarcande et de Tachkent. Les faces glabres, les yeux bridés, les longues tresses des hommes disent qu’on est en Chine. La fertilité de cette vallée d’Ili est remarquable ; aussi depuis quelques années se repeuple-t-elle très rapidement. Beaucoup de Tarantchis qui avaient fui sur le territoire russe retournent aux places que leurs pères ont cultivées. Beaucoup d’émigrants viennent de Kachgarie, même de la Chine orientale. Longtemps encore les bras manqueront à cette terre qui peut nourrir des centaines de milliers d’habitants.
Nous laissons à notre droite la vallée d’Ili, et jusqu’à Mazar, posé sur un affluent du Kach, nous suivons une route commode. Fréquemment nous rencontrons des villages abandonnés par des Tarantchis qui, ayant pris part au massacre des Chinois, ont fui quand ces derniers ont reçu la province d’Ili des mains de la Russie.
Les maisons tombent en ruine ; elles se perdent maintenant dans un bocage de saules, de peupliers, de vignes ; les herbes folles encombrent les jardins ; les canaux d’irrigation sont à sec et les champs en jachère. Ces terres, désertes maintenant, n’ont pas cessé d’être généreuses ; elles se sont parées de verdure, et l’aspect en est riant.
Un de nos hommes reconnaît la maison où il est né ; le toit est tombé ; la porte a été enlevée, on l’a brûlée sans doute ; les murs sont crevassés, il y a des touffes d’orge près de l’âtre, et le Tarantchi se lamente :
— C’est là que je suis né, et je ne sais pas où aller maintenant. Lorsque j’habitais là avec mon père, nous étions heureux. Quelles belles récoltes ! Le blé valait cinq kopeks le poud (à peu près un double décalitre), aujourd’hui nous le payons trente à Djarkent.
— Pourquoi n’y êtes-vous pas restés ?
— Nous avions trop tué de Chinois, de Solons, de Sibos, et au retour des Chinois, nous nous sommes sauvés.
— Maintenant que tu as passé la frontière, retourneras-tu à Djarkent ?
— Dieu m’en garde ! La terre n’y est pas bonne et l’eau est rare. J’irai à Kachgar, où j’ai la famille d’une de mes femmes.
— N’étais-tu pas marié à Djarkent ?
— Oui, et même j’avais un enfant. Il est mort la veille du jour où je me suis présenté chez vous, et j’ai rendu ma femme à son père. Je suis libre.
La facilité avec laquelle ce musulman abandonne sa femme ne laisse pas de m’étonner. Il paraît que c’est monnaie courante dans le pays.
Nous trouvons dans la province d’Ili, au delà de Mazar, beaucoup de Kirghiz sibériens, que la bonté des pâturages des affluents de l’Ili a attirés. Ils ont conservé les chefs qu’ils avaient élus étant sujets russes. Par ordre du mandarin chinois, d’accord en cela avec les tribus, ces chefs élus transmettront le pouvoir à leurs descendants.
A côté de ces Kirghiz très riches, nous voyons des Kalmouks très pauvres. Les bons pâturages, les riches troupeaux, appartiennent aux premiers ; les autres sont relégués dans les moins bonnes places, qu’ils cultivent sans acquérir l’aisance. Ces Kalmouks ne payent vraiment pas de mine. Ils sont chétifs, mal nourris, mal logés, mal vêtus, et ils ont l’air placide plutôt qu’énergique où intelligent.
Leurs voisins ne paraissent pas les tenir en haute estime, car un Kirghiz à qui je fais remarquer combien ces Mogols ont la physionomie douce, me répond en riant :
— Cela est vrai. Ils sont bons comme les vaches.
— Comment ?
— Parce qu’on peut les traire à volonté.
Il paraît que les Kirghiz, qui sont audacieux, bien armés et sans scrupules, ne se gênent pas pour tromper et piller ces Mogols. Les voleurs, étant musulmans, transigent facilement avec leur conscience, attendu que les volés sont bouddhistes, c’est-à-dire des gens qui n’ont pas de « livre », ni Bible, ni Coran, par conséquent les derniers des hommes.
Les autorités chinoises interviendraient rarement pour rendre justice à ceux qui sont lésés : les coupables sont presque toujours insaisissables ; dans la montagne ils se cachent facilement, et puis, à ce propos, on peut obtenir de leur famille ou de leur tribu soit un impôt arriéré, soit un cadeau qu’en temps ordinaire le mandarin se verrait refuser.
Lorsque les brigandages sont tels que toute sécurité a disparu, la ruse est employée : avec de belles paroles, avec des promesses, on attire en ville le chef qui est l’instigateur du désordre, et l’on s’en débarrasse d’une manière quelconque. Par exemple on le met dans une cage entre deux pals, et, pour que les méchants tremblent, on laisse le prisonnier mourir dans cette horrible posture. L’agonie dure parfois une semaine.
Les nomades ayant perdu leur chef sont un peu désorientés, et l’on profite de cet état d’esprit pour exiger une sorte de soumission. Les autorités chinoises ont réussi à enregistrer nombre de Kirghiz, à les étiqueter pour ainsi dire. En effet, des cavaliers qui nous croisent portent au cou une tablette renfermée dans un sac de feutre. Je demande ce que cela signifie, et l’on m’explique que depuis quelque temps tout Kirghiz, avant de se rendre à la ville, doit se présenter d’abord chez son chef et lui demander une tablette de ce genre. Dessus est écrit son nom en turc, en chinois, en mogol : c’est un passeport qui lui permet de circuler librement dans les bazars. Aux époques de trouble, tout Kirghiz surpris sans cette tablette est arrêté par les soldats chinois et puni des peines les plus terribles.
En rentrant dans sa tribu, le voyageur doit rendre à son chef son passeport sur bois : on contrôle ainsi les absences et l’on a un moyen de faire un peu la police de la montagne.
Le 15 septembre, nous avons quitté Mazar. Si le pont sur le Kach n’avait été emporté à la suite d’un orage, nous aurions franchi cette rivière pour nous rendre dans la vallée du Koungez par une passe voisine. Il nous faut prendre à travers la montagne plus au nord et aller chercher un gué plus haut. Après avoir grimpé, puis suivi les ondulations des collines incultes, nous apercevons la vallée, sorte de terrasse au pied des montagnes, steppe grisâtre tachetée de tentes peu nombreuses et où quelques troupeaux errent. Elle est dominée à l’est par un chaînon plus élevé que celui du nord, dont les pentes nous semblent nues et dont les cimes ne sont point blanches de neige.
Les bords de la rivière offrent un aspect assez riant. Elle se déroule ainsi qu’un ruban à travers des bocages verts formés par des peupliers, des saules, des tamarix qui ont encore quelques fleurs, des réglisses, des épines-vinettes, des framboisiers sauvages. L’eau est abondante et l’herbe est drue partout où la rivière s’est répandue. Dans les fourrés, les faisans abondent.
Après un village abandonné nous traversons la petite rivière de Nilka et quittons la vallée marécageuse pour regrimper sur le plateau qui la borde. Au milieu de hautes herbes on rencontre des surfaces défrichées où les Mogols ont leurs tentes de feutre. Elles sont plus petites que celles des Kirghiz, plus basses, plus pointues vers le sommet. Ces Mogols sont occupés à battre le blé dans les aires en plein vent et de la même manière que font les peuples primitifs qui n’emploient point de machines. Une perche est plantée au milieu du blé posé sur le sol. Des bœufs réunis sur une même ligne sont attachés à cette perche et tournent autour. Ils piétinent lentement la moisson. Des enfants les houspillent d’une baguette. Ces enfants, nus comme à l’heure de leur naissance, sont malingres. Leur ventre est trop saillant ; leur peau, exposée au soleil, presque noire, paraît jetée sur leur ossature et elle semble vouloir la quitter chaque fois qu’ils élèvent leurs bras et font saillir les cercles de leurs côtes et les angles de leurs omoplates.
En passant près d’une de ces batteries, j’attire l’attention d’un Mogol qui se repose sur les gerbes, tandis que ses fils chassent les bœufs. Il se lève et quand je passe :
— Salut ! dit-il.
— Salut, ami.
— Où vas-tu ?
— Par là (je montre le sud-est).
Il pousse une sorte de grognement, n’en demande pas davantage et reste immobile à réfléchir. Il ne s’explique pas notre présence. A quelques pas de là je me retourne, et je le vois balayer son grain avec un balai fait comme chez nous et qu’il manœuvre de la même manière que l’Européen le plus civilisé.
Le soir du 16 septembre nous sommes sur les bords de la rivière, qui est large d’au moins 200 mètres au point où nous devons la franchir, car elle se ramifie et forme des îlots nombreux. Son cours est assez impétueux. Demain matin, à l’heure où les eaux sont le plus basses, avant le lever du soleil, notre caravane passera sur l’autre rive, sans encombre, nous l’espérons.
De notre bivouac nous apercevons au nord des points blancs dans la plaine, au pied des montagnes. Ce sont, paraît-il, des tentes de lamas qui se livrent aux travaux de la moisson. La récolte terminée, ils reviendront hiverner dans le monastère, bâti sur la rive gauche de la rivière.
Ici nous sommes dans un pays bouddhiste, dans un pays où l’on croit à la métempsycose, à la transmigration de l’âme d’un corps dans un autre. Cela n’entraîne, comme vous pensez bien, ni le respect de la dépouille humaine, ni le culte des morts.
En me promenant dans les roselières à la recherche de petits oiseaux pour notre collection d’histoire naturelle, je heurte du pied la partie supérieure d’une tête d’homme. Les bêtes sauvages, les oiseaux de proie, et sans doute les chiens des tentes voisines, ont fait disparaître l’enveloppe terrestre du Mogol, dévorant sa chair, broyant ses os ; puis les années, les intempéries, ont achevé l’œuvre de destruction. Il ne reste plus qu’un crâne blanchi, un tibia rongé, une moitié de mâchoire ; mais l’âme s’est envolée et les carrés d’étoffe au bout des piquets prient pour elle, car ils portent, imprimées en noir sur fond jaune, des prières merveilleuses rapportées de Lhaça.
Le lendemain, comme nous avons l’assurance de rejoindre facilement notre caravane, que la traversée du gué retardera dans sa marche, nous visitons le grand lama maître du monastère.
Notre arrivée près des tentes est annoncée par les aboiements furieux de superbes mâtins à long poil. Le bruit fait sortir des lamas jeunes et vieux, qui écartent à coups de pierres ces bêtes très vigilantes. Nous disons l’objet de notre visite au plus âgé d’entre eux, celui-ci envoie en avant-coureurs deux jeunes moinillons, et lui-même nous conduit poliment à la demeure de son chef. L’individu qui nous sert de cicerone possède une tête énorme, un col assez long, de petits yeux et une face très large et toute grêlée de verrues. Cela ne constituerait pas une physionomie avenante si la bouche à grosses lèvres n’avait un sourire aimable qui efface cette laideur. Il paraît que cet excellent homme, dont il serait difficile de fixer au juste l’âge, est un médecin célèbre. Nous ne savons quels sont les honoraires que les malades lui payent, mais nous pouvons dire qu’il ne fait pas de grands frais de toilette. Sa coiffure est une calotte de cuir crasseuse surmontée d’une houppe, petite calotte d’enfant de chœur, qui est vraiment minuscule pour cette énorme tête, par rapport à laquelle elle a à peu près les proportions d’un pain à cacheter posé sur une mandarine. J’allais oublier — tant cette tête me préoccupe — de vous dire que l’ajustement de cet Hippocrate consiste en une longue robe de bure lui tombant aux pieds et qu’une corde serre à la taille. Ce long corps maigre est terminé par de petits pieds enfermés dans une sorte de bas en cuir brut : cette chaussure ne mérite pas le nom de botte.
Le grand lama nous accueille poliment sur le seuil de sa tente de feutre blanc, la plus grande de toutes. Il soulève lui-même la portière et nous invite avec une grande affabilité à pénétrer dans sa demeure. Nous ne nous faisons pas prier et nous nous asseyons à l’orientale à gauche de l’entrée.
Le petit homme jaune nous questionne sur notre santé, nous offre les services de son médecin et nous entretient le plus paternellement du monde. Laissant à notre interprète le soin de lui répondre, nous examinons à l’aise, quoique discrètement, cette incarnation de Bouddha et son intérieur.
Ce grand lama paraît avoir une soixantaine d’années. Comme tous les prêtres de sa religion, il a les cheveux courts ; étant naturellement imberbe, il n’a pas besoin de se raser. Ses traits sont réguliers, surtout comparés à ceux de son médecin. La face est assez large, bien entendu, mais l’œil noir est très intelligent, la bouche est fine, les sourcils sont bien marqués. Il a de l’aisance dans les gestes, de l’onction dans la voix. Nous ne serions pas étonnés qu’il administrât fort bien sa congrégation. Il nous semble être un « homme remarquable ». De temps à autre il prise du tabac rouge qu’il verse sur l’ongle de son pouce ; il le puise à une bouteille ovale de jade que ferme une cheville à tête d’argent. Il veille à ce que l’on nous serve le thé au beurre, boisson favorite des Mogols et des Tibétains, avec laquelle je fais aujourd’hui connaissance et que je trouve à mon goût.
En sortant nous apercevons des cymbaliers qui sont postés devant une grande tente, laquelle est affectée au service religieux durant la moisson. Les lamas sont presque tous dans les champs et le nombre des prieurs est très petit : il se compose surtout de jeunes garçons tous en calotte d’enfant de chœur, tête rasée, avec une longue robe monacale serrée aux reins par une ceinture.
Le monastère consiste en une réunion de maisons dans le goût (!) mogol et formant un carré. Rien de plus simple que l’architecture de ces constructions : quatre murs, une porte, une fenêtre, un âtre, un trou dans le plafond ; sur le toit : du fourrage, des guirlandes de prières, et c’est tout. Autant que nous pouvons en juger par les fentes des portes fermées, l’ameublement est nul ; nous apercevons quelques coffres, quelques hardes, quelques outils. Au reste, les lamas, fidèles à leurs habitudes de nomades, habitent, nous assure-t-on, même pendant la saison froide, leurs tentes de feutre dressées dans les cours que forment les habitations. Elles sont bâties avec de la terre, des moellons, des perches, et elles servent autant à l’usage du bétail qu’à celui des hommes.
La pagode est neuve, ses murailles sont blanchies à la chaux. La grande porte ouverte, nous pénétrons dans une sorte de grange rectangulaire. Tout d’abord notre regard se porte sur l’autel, où brillent les flammes de lampes à huile qui font reluire la dorure des statues. L’une représente Bouddha jeune, souriant, assis sur un trône. Derrière lui, un lama en métal doré sourit le plus aimablement du monde, comme Bouddha, et, comme lui aussi, il possède de longues oreilles, pour mieux entendre les prières, sans doute ; et il tient les mains l’une opposée à l’autre en ayant l’air de se préparer à applaudir, tout en restant très digne.
A côté du grand autel, une chapelle de plus modestes proportions abrite la statue d’un personnage vêtu de jaune, ayant un tablier sur les genoux et un chapelet à la main ; il serait le successeur du grand lama, et son rôle serait analogue à celui d’un saint, car il aurait charge d’intercéder en faveur des fidèles et de transmettre leurs prières à qui de droit.
Sur la table de l’autel sont alignées de petites tasses contenant de l’huile. On voit, à côté des aiguières de bronze, des sonnettes, des paquets d’images, des plumes de paon en trophée, des ballots de livres saints et de prières imprimées, des fioles renfermant des graines ou des odeurs, et d’autres menus objets dont la valeur est grande, car ils ont été apportés de la sainte ville de Lhaça. Les côtés de la nef, si l’on peut ici employer ce mot, servent de hangar et de remise, car nous apercevons des coffres, des caisses, des peaux, des tapis, des marchandises diverses, et même des treillis de tentes. Le sol est battu et cela donne à cette pagode un air de propreté.
Avant de quitter le lama guide, nous lui donnons un copieux pourboire ; le pauvre diable ne cache pas son contentement, car la richesse n’est point connue de ces gens simples. Nous sommes frappés de l’état misérable où vivent les Mogols campés aux alentours. L’intérieur de leurs tentes est un modèle de malpropreté, on y respire les odeurs les plus désagréables. Presque tous les enfants sont nus, leurs parents n’ayant pas de quoi les vêtir. Quant aux femmes, elles dépassent en laideur les êtres les plus laids et l’on se demande, en les considérant, comment ferait le plus ardent des poètes pour les poétiser.
Le soir, nous arrivons par une petite passe dans la vallée du Koungez. Nous campons non loin d’une mine de cuivre où nous trouvons une imperceptible source qui nous donne assez d’eau pour le thé. Nous sommes dans une steppe aride.
Le 18 septembre, nous campons dans les roselières aux bords du Koungez, à une place nommée Timourlik. Sur la rive opposée on distingue un grand campement de Kirghiz. Est-ce notre présence qui les décide ? Est-ce que le temps est venu pour eux de chercher d’autres pâturages ? En tout cas, durant la nuit ils rassemblent leurs troupeaux, plient leurs lentes, et le matin dès l’aube ils ont disparu.
Nous passons le Koungez à dix kilomètres de là, car nous devons nous diriger vers le sud-est, vers la vallée de Tsakma, et la passe qui y mène se trouve en amont de la rivière. Nous sommes maintenant sur la route suivie par Prjevalsky. Jusqu’à présent la traversée des chaînons du Tian Chan qui nous barrent la route n’offre pas de grandes difficultés : nous faisons une promenade charmante. La température est agréable, quoique le 18 nous ayons à une heure de l’après-midi + 38 degrés à l’ombre. Le minimum de la nuit est − 9 degrés, juste ce qu’il faut pour qu’on s’enveloppe avec plaisir dans les longues couvertures ouatées.
Aussi les Kirghiz qui, le 19, nous offrent l’hospitalité, se disent-ils les plus heureux des hommes. Ils ont de l’eau en suffisance : près des montagnes ils sèment le millet et le blé ; dans la plaine ils abreuvent leurs troupeaux à volonté, l’herbe abonde. Le bois ne manque pas, car les rives du haut Koungez sont de véritables bocages, où nous reconnaissons à l’état sauvage les saules, les peupliers, le pommier à fruits petits et âcres au goûter, le poirier, l’abricotier, le chanvre, la réglisse, le houblon. Avant de passer dans la vallée de Tsakma, nous campons dans un véritable bois où rôdent les sangliers, les cerfs, les renards, les faisans et, hélas ! aussi les loups, qui nous dévorent quatre moutons bien gras dont nous nous proposions de faire un excellent rôti. Nos chasseurs poursuivent des ours sans les atteindre. Ils foisonnent dans la montagne.
Le 20 septembre, nous quittons ces braves Kirghiz, qui sont les derniers que nous verrons. Je ne crois pas que leurs tribus se soient répandues plus à l’est.
Leur chef, nommé Sasan, est très fier de la médaille russe qu’il porte au cou et du bouton bleu de son chapeau, qui indique son grade chinois. Il nous fait la conduite à travers les roselières, et avant de nous souhaiter toutes les prospérités imaginables, il recommande à notre bienveillance cinq hommes de sa tribu que nous rencontrerons peut-être aux environs du Youldouz.
« Ils sont partis sans permission, dit-il ; il est à craindre qu’en vous voyant de loin ils ne vous confondent avec des Chinois et prennent la fuite. Je vous en prie, ne leur faites pas de mal, ne leur tirez pas de coups de fusil. »
Nous supposons immédiatement que les amis du vieux Sasan sont des barantachis, c’est-à-dire des gens se livrant à la baranta, nom turc du « vol des chevaux ».
Le 22 septembre est pour nous le premier jour un peu pénible. Il tombe une pluie plus que rafraîchissante et pas un de nos hommes n’a le désir de se mettre en route. Les deux guides que le gouverneur chinois nous a donnés prétendent ne pas connaître de route vers la vallée de Tsakma, et l’interprète Abdoullah, qui se charge de nous en montrer une, nous mène droit à une impasse. Nous rebroussons chemin et le simple bon sens nous fait découvrir une passe commode : elle le serait du moins si la pluie n’avait rendu la montée difficile. Nous sommes sur la terre argileuse de la steppe et nos chameaux ne tardent pas à glisser, à hurler de rage ; quelques-uns d’entre eux s’abattent et voilà notre caravane arrêtée. On les relève avec peine, et, pour éviter de nouvelles chutes, on fauche des herbes et des broussailles avec le tranchant des sabres, et l’on étale à ces maladroits animaux une litière sur laquelle ils conservent l’équilibre. On les fait avancer en les excitant par des cris proférés dans les langues les plus variées : vous auriez entendu le russe, le kalmouk, le turc, le chinois, le français et même le flamand. Quant à ces deux dernières langues, c’était la première fois qu’on les parlait dans ce recoin des Monts Célestes.
La pluie cesse lorsque nous sommes en haut de la passe. Près de la ligne de faîte nous trouvons un sentier à peine tracé sur le rebord d’une gorge ; à notre gauche, au-dessous de nous, de grands cerfs lèvent la tête et nous regardent immobiles. Un de nos chasseurs tente de les approcher, mais le chien effraye ces superbes bêtes ; elles fuient, s’enlevant par bonds vigoureux au-dessus des broussailles ; elles s’enfoncent dans la verdure des pins et disparaissent.
L’horizon étant plus net, grâce à la brise, l’espace grandit vers l’ouest et se développe si loin que la rivière ne se voit plus que comme un fil, et qu’elle finit par se perdre dans un infini uniforme.
Nous campons sur un terre-plein naturel près d’un bocage où la rivière circule. On allume de grands feux, un grand séchage est organisé. On sacrifie une brebis grasse. La gaîté est générale. Les moutons qui nous restent sont liés les uns aux autres et tenus entre les feux dans le cercle que feront les chameaux et les chevaux, ce soir. On craint les loups ; ils pourraient nous réduire à la famine.
Cette contrée, où se voient des traces de sangliers, de cerfs, de loups, d’ours, est fréquentée par les chasseurs : les cendres d’un feu en plein air, des tisons calcinés, un abri de branchages nous le prouvent.
Sous un pin, entre deux énormes racines, nous découvrons un gîte très confortable. Le sol est battu, la chambre à coucher est une épaisse litière d’herbes sous une voûte où l’on doit se glisser. Bien entendu qu’en s’éveillant il ne faudrait pas gesticuler, mais on peut dormir à l’abri de presque tous les vents : on peut allumer un feu à ses pieds, passer la nuit sans que le feu risque trop d’être éteint par la pluie, car les fines pointes toujours vertes des branches superposées ne laissent pas passer une goutte. Le gibier foisonne non loin de là ; on peut certainement tuer des cerfs, puisque voilà les solides os de leurs jambes que les loups ont renoncé à croquer. En outre, de l’eau délicieuse et du bois à discrétion sont à deux pas. Cela donne envie d’être un sauvage, d’être un primate assez distingué pour apprécier ces commodités et en jouir complètement.