L'école des vieilles femmes
AMES D'OUTRE-MER
Le dîner tirait à sa fin.
La princesse Outcharewska avait réuni, ce soir-là, les derniers hiverneurs attardés en Riviera. Il y avait là Charles Haymeri, Pierre Duteuil, Robert Stouza et le romancier Paul Sourdière. Il y avait là la frêle et pâle Mme de Nymeuse, retenue à Nice par une incurable neurasthénie, si faible qu'elle n'osait affronter d'autres climats; il y avait là le consul d'Irlande, le vieux colonel de Brignolle et deux médecins et leurs jeunes femmes. Un de ces couples devait partir le lendemain pour Néris; le colonel de Brignolle, lui, quittait Nice à la fin de la semaine pour l'inévitable Vichy; Robert Stouza méditait une fugue dans l'Oberland, tourmenté, disait-il, par le besoin de voir des glaciers après tant de cimes ocreuses, et Charles Haymeri, un peu grognon, prévoyait qu'il allait être rappelé à Paris par les fêtes du roi d'Italie. Il attendait une lettre de la Revue, dans laquelle il pondait sa copie chaque mois; toute la société s'essaimait, c'était bien le dernier dîner de la saison. Nice à moitié désert allait être tout à fait vide; il soufflait sur la ville comme un vent de départ.
La princesse Outcharewska, l'air d'une poupée macabre avec sa face émaillée d'un luisant de porcelaine sous des bouclettes d'un blond verdissant, agitait des bras d'une maigreur à la fois plâtreuse et diaphane dans des nuages de tulle bleuâtre, tout scintillant de paillettes de nacre. Comme saupoudrée de givre dans cette toilette coruscante, la princesse aggravait son équivoque silhouette par les battements rythmés, on eût dit mécaniques, d'un immense éventail. Les plus belles perles brillaient sur sa poitrine plate. Par les fenêtres grandes ouvertes, des palmiers et des bambous, des lataniers et des fougères arborescentes se découpaient vaporisés de lune; et, sur la table, la massive argenterie, les fruits entassés dans des verreries persanes, le champagne frappé dans des buires de Venise et les points de Flandre de la nappe racontaient les millions déjà affirmés par l'exotisme du parc.
Une odeur de magnolia traînait lourde dans la nuit; un imperceptible frémissement de soie dénonçait le voisinage de la mer.
Et l'on causait naturellement du mariage de miss Eva Waston. C'était l'inévitable sujet de tous les entretiens. Ses trente millions américains, tombant dans la poche d'un petit sous-lieutenant corse sur la foi de son beau physique et de sa nationalité, préoccupaient toute la Riviera. Paul Sourdière avait cru devoir rétablir la vérité et réparer le mal, causé étourdiment par lui, en racontant tout à trac la démarche de miss Eva Waston, la visite de la jeune fille à sa villa, comme la loyauté et l'imprévu de leur conversation.
L'aventure de miss Liliane Foxland avec les cochers d'Ajaccio avait fort diverti l'assistance; l'étalage des connaissances de miss Eva Waston en esthétique virile n'avait pas moins intéressé. Chacun avait dit son mot, les femmes soulignant d'un sourire et les hommes d'une réflexion.
—Cette pauvre miss Foxland, chevrotait tout à coup une voix lointaine et cassée, venue on ne sait d'où, presque une voix de ventriloque, cela ne m'étonne pas qu'elle ait eu cet ennui avec des cochers. Elle a toujours eu l'obsession et du siège et du fouet.»
On se regardait avec stupeur. C'était la princesse qui parlait. Ses invités avaient beau la connaître. Chaque fois que la vieille Outcharewska prenait la parole, il y avait toujours dans l'assistance un moment de silence pénible. Il y avait à la fois du hiement de la poulie et du cri de la girouette dans la voix rouillée et grinçante de la princesse Outcharewska.
—C'est une voix d'étranglement, avait dit d'elle le grand-duc Boris, elle a dû être pendue quelque part, dans quelque comté d'Ecosse ou quelque district de l'Inde. Cette vieille Outcharewska a eu tant d'avatars.»
Et le légendaire irrespect du grand-duc en racontait bien d'autres sur la dame de la villa Néra.
—Comment! miss Flossie Foxland avait l'obsession des cochers?
C'était la frêle Mme de Nymeuse qui, secouant sa langueur de poitrinaire, risquait une intonation mourante avec un joli geste.
—Contez-nous cela, princesse.
—Oh! je n'ai rien à raconter, ripostait l'invraisemblable voix de l'Anglaise. Cette Flossie Foxland était surtout très mal élevée; j'ai beaucoup connu sa mère; et lady Foxland se désolait. Mais Flossie était si malade. Ravissante, d'ailleurs. Je n'ai jamais rien vu de plus délicieusement puéril et, si curieusement fardée par la fièvre. Oh! le rose des pommettes de Flossie, des pétales de Bengale dans du lait! J'habitais alors Cannes et je voyais souvent la mère et la fille. Flossie s'ennuyait mortellement avec la vieille dame, qui ne pouvait prendre sur elle de cacher son chagrin.
«Maman, je t'en prie, ne porte pas mon deuil avant, raillait cette cruelle enfant.
Et, quand je venais les voir dans leur villa de la Croizette, la petite, qui m'aimait assez, me reconduisait toujours jusque dans le jardin. Il y avait justement une station de voitures devant leur grille.
—Savez-vous, princesse, ce que je voudrais être, me disait-elle souvent en me fixant de ses grands yeux de fleur? je voudrais être homme pour être un de ces cochers; oui, un de ces cochers de fiacre.
—Vous Flossie, mais vous êtes folle! Ces hommes sont sales, mal tenus, dégoûtants.
—Non, il y en a de très bien; mais ce n'est pas pour leur ressembler que je voudrais être à leur place, mais pour entendre ce qu'ils entendent. Songez comme ce doit être amusant. Ils promènent des touristes, des Cooks, des gens très bêtes. Ils ramènent des amoureux, des décavés et sûrement des criminels. Est-ce que l'on sait, si près de Mont-Carlo? Toutes les nationalités, ils les voiturent sur leurs coussins et tous les états d'âme. Songez, princesse, le monsieur qui va se suicider et celui qui a fait sauter la banque, et le retour des viveurs avec les cocottes, les grands-ducs quand ils s'amusent et des princesses avec des croupiers, et les jeunes mariés donc! J'oubliais le voyage de noce, les Allemands viennent tous le faire dans ce pays! et ce qu'ils voient et ce qu'ils entendent! car on voit très bien avec le dos. Vous savez, princesse, moi, je vois toujours ce qui se passe derrière moi et ce qu'on dit surtout! je n'entends jamais mieux que lorsqu'on ne me croit pas là. Oh! non, ils ne doivent pas s'ennuyer, les cochers de Cannes!
—Vous êtes un peu étrange, Flossie. Maintenant, il faut rentrer auprès de votre mère.
—Oui, il le faut et cela m'ennuie bien. Elle ne me parle que de ma santé et de la Bible; or, je n'ai pas de santé. A quoi bon m'en parler, c'est m'attrister inutilement, et la Bible que je lis est expurgée. Oh! sans cela! Je suis sûre que les cochers n'entendent pas des choses aussi extraordinaires que celles de l'Ancien Testament!
—Si vous eussiez été papiste, on vous aurait excommuniée. Comme vous avez bien fait d'être protestante. Allons, sauvez-vous, Flossie.
—Adieu, je vous aime bien, princesse.
Et c'était toute Flossie elle-même, une délicieuse enfant.
A Cannes, on la jugeait très mal sur une réflexion bien innocente, d'ailleurs, qu'elle eut à une soirée chez Mme Eggers, lors de la présentation du prince de La Tour Faraman.
—Il est laid, mais excitant.
Le mot ébouriffa les douairières; on augura sévèrement de l'avenir de cette enfant. Hélas! elle devait mourir à dix-neuf ans. J'aimais beaucoup Flossie Foxland.»
La princesse avait parlé dans un religieux silence.
—Et miss Eva Waston, qu'en pensez-vous, princesse?
C'était Charles Haymeri qui posait la question.
—Oh! miss Eva Waston, c'est tout autre chose. Je connais beaucoup la tante, mistress Migefride. Miss Waston, elle, c'est la réflexion même. Tout est voulu et prémédité dans sa conduite. Une grande indépendance d'allures et de caractère prête une apparence de caprice à ses plus fermes décisions; je ne suis pas du tout étonnée de son mariage. Miss Waston est la vraie fille de son père; elle a la plus haute idée d'elle-même, et personne dans les Etats-Unis, n'a plus qu'elle la conscience de sa valeur. C'est une fille pratique, qui a le respect de toutes les forces. Elle n'estime que la santé, la jeunesse et l'argent; mais, comme elle a reçu de sir Waston une forte éducation morale, elle met au-dessus de tout le caractère et la loyauté des gens, et je m'explique très bien le choix de son petit sous-lieutenant corse, parce que d'un physique qui lui plaît d'abord, et ensuite d'une race à laquelle on prête quelque fierté dans les sentiments.
Miss Waston est une sensuelle. Il n'y a qu'à regarder sa mâchoire. C'est aussi une volontaire, et elle est trop intelligente et en même temps trop avertie pour ne pas désirer être dominée en amour, elle, la femme de toutes les dominations.
—Quelle psychologie, princesse! disait Paul Sourdière.
A quoi la robe de tulle bleuâtre:
—Hé! hé! j'ai près de soixante ans.
—Nous en oublions bien quinze au vestiaire, chuchotait Robert Stouza à l'oreille d'une des jeunes femmes de médecin.
—Alors, vous approuvez ce mariage? s'informait Charles Haymeri.
—Vous êtes tous des enfants, interrompait la princesse, car, tous, et vous le premier, monsieur Sourdière, vous ignorez le vrai motif du mariage Waston-Olivari. Miss Waston vous a dit ce qu'elle a voulu vous dire, mon cher monsieur Sourdière. Je tiens de mistress Migefride quelques détails sur la halte des Alpins aux Estérais. Ils y demeurèrent juste vingt-quatre heures, et ces vingt-quatre heures-là ont décidé de la vie de miss Eva.»
Toutes les têtes se penchaient, attentives. La princesse jouissait de son effet.
—Si je vous donnais le motif qui a pesé le plus lourd sur la décision de miss Waston et l'a tout à fait poussée à conclure ce mariage, vous crieriez tous à l'invraisemblance; et, pourtant, rien n'est plus vrai.
—Oh! dites-le donc, princesse!
—A quoi bon? Quand je vous l'aurai dit, vous ne comprendrez pas. Les femmes peut-être; mais les hommes, non.
—C'est donc bien monstrueux? hasardait Sourdière.
—Non. C'est très simple, c'est très femme surtout. D'ailleurs, je vais m'exécuter; ces dames en jugeront. Eva Waston épouse M. Gennaro Olivari parce qu'elle l'a surpris embrassant à pleines lèvres sa femme de chambre Mariette.
—Mais alors l'histoire de l'essai loyal est vrai; et voilà qui confirme la version de M. Sourdière.
—Ah! que vous êtes loin de compte! Si le beau sous-lieutenant corse pressait si fort Mariette sur sa poitrine et lui donnait si ardemment le baiser d'adieu, c'est qu'il avait quelques droits sur la jolie fille. Tout recru qu'il fût par trente-trois kilomètres de marche la veille, il n'en avait pas moins courtisé de très près la camériste; et Mariette, sensible aux prunelles aiguës de l'officier, l'avait généreusement hospitalisé toute la nuit. Léandre quittait Héro; c'étaient des adieux classiques.
—Et ce sont ces adieux surpris qui ont décidé miss Eva Waston? s'exclamait Robert Stouza. J'avoue, princesse, que je ne comprends plus.
—Parce que vous êtes tous des enfants, et, comme tous les Latins, trop simples ou trop complexes. Avez-vous jamais regardé attentivement Mariette, la femme de chambre de miss Waston? Etes-vous d'ailleurs jamais allés à Beaulieu, à la villa Wellingtonia? Qui de vous a été reçu chez ces dames? Personne. A merveille. Vous ne pouvez comprendre. Si, pardon, colonel, vous, vous allez chez mistress Migefride, et vous aussi, consul. Mais vous ne regardez que les femmes habillées chez Doucet et chapeautées par Lewis. Vous ne connaissez donc pas Mariette. Qu'il vous suffise donc de savoir que cette fille de chambre est le sosie de sa maîtresse.
Mariette, de son vrai nom Annie Stephenson, rappelle trait pour trait notre richissime Eva. Ce sont les mêmes yeux d'un gris d'agate, la même plantation de cheveux (miss Waston est plus blonde), la même mâchoire surtout et le même éclat de teint; et miss Eva est très jolie; c'est presque une professionnelle beauté de la colonie américaine; et Mariette n'est que passable. C'est un beau brin de fille, et voilà tout. Ce modèle pullule dans tous les oyster's bars de Londres... et cela tout simplement parce que seule, l'habitude du luxe et du grand confort développe la beauté. Miss Eva, qui est une intelligence, sait quelle part ses tea-gowns de cinquante louis et ses petites trotteuses de vingt-cinq, avec une perle de Morgan ou un émail translucide de Lalique, ont dans la réputation de joliesse qu'on lui a faite. Elle n'a pas plus d'illusion sur la sincérité des hommages que sur la qualité de l'encens prodigués sous ses pas, et elle sait quel but et quelle proie aussi pourchassait en elle la meute de ses soupirants de cet hiver!
Aussi ne croyez pas une minute que la présence de Mariette auprès d'elle soit un effet de pur hasard. Cette présence a été voulue par miss Eva elle-même; le choix d'Annie Stephenson comme camériste a été le fruit de longues réflexions. C'est d'ailleurs la plus imprévue circonstance qui l'a mise sur le chemin de miss Waston. Annie Stephenson n'avait jamais été en condition. Avant d'entrer au service d'Eva, elle était figurante à l'Aquarium; et, si elle a été retirée du bataillon des marcheuses pour être attachée à la personne de miss Waston à de très gros appointements, c'est justement à cause de cette ressemblance. Saisissez-vous, maintenant?
—Mais c'est tout un roman que vous nous racontez là, princesse!
—Oui, en effet, et il est bien tard pour s'attarder dans un roman.»
Et, brûlant la politesse à ses hôtes, la vieille princesse Outcharewska se levait de table et donnait le signal de passer au salon.
Ce fut un désappointement général.
La princesse avait pris le bras du colonel de Brignolle.
—La suite au prochain numéro, disait-elle avec un malicieux sourire de ses lèves peintes, ceux d'entre vous, messieurs, qui désirent connaître la fin de l'histoire, me trouveront chez moi demain, à cinq heures. Je leur offrirai le thé. Il faut bien occuper ses journées; elles sont longues en ce Nice d'été. Mais qui d'entre vous osera la montée du Mont-Boron par cette chaleur? Je connaîtrai ainsi les amis de la Vérité. Et maintenant, messieurs, n'est-ce pas, un petit poker.