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L'école des vieilles femmes

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FERME D'AUTRUCHES

Les vieilles, toutes prises d'amour,
Frémissantes, ravies, chagrinées, égarées,
Eperdues, importunes, bégayantes, embaumées,
Très peu couvertes, les vieilles, pour la saison
Transfuge inconsolé des natales tendresses,
Leur âme en voyageant fait de longs bruits de plumes.

Le Beau Voyage.—Henry Bataille.

Nous descendions le chemin du phare d'Antibes. Le sentier rocailleux, taillé marche par marche à même le granit, dévalait raide vers la houle du golfe; des petits chênes verts et des pins maritimes le bordaient vers la droite, premier plan nécessaire au sublime panorama des Alpes. Elles s'échafaudaient en face de nous, très hautes, emplissant de la neige de leurs cimes successives le bleu profond du ciel... A leurs pieds, les villas de Nice et toute la plage de la Rivière s'étalaient, vaporeusement blanches et grises, jusqu'à la pointe extrême de l'Italie, plutôt devinée qu'apparue dans le fond. L'apothéose hautaine de toutes ces cimes alpestres, neiges, brumes et nuées s'étageant au-dessus de la baie des Anges, nous transportait à la fois de stupeur et d'enthousiasme. Une brise plus forte nous dilatait la poitrine; une nature plus sauvage nous enivrait de parfums plus âpres et d'un décor plus fruste; un ciel d'un bleu violet, les moutons frissonnants d'une mer striée d'écume prêtaient au paysage méditerranéen un caractère de plage de l'Ouest, et douze petites chapelles, espacées de vingt mètres en vingt mètres, avec, dans leur ombre, des scènes de la Passion en fonte, achevaient de donner au chemin un aspect de calvaire.

—Un calvaire, en effet, nous sommes en Armorique. Voyez ces vagues et ce ciel bas, ces genêts et ces chênes-liège. C'est un calvaire breton.

—Oui, mais vous savez ce qui nous attend là-bas, faisait cet incorrigible de Bergues, nous désignant d'un geste la blancheur des villas de Nice, vous oubliez les joies du retour... Ferme d'autruches!

Ferme d'autruches! Nous ne pouvions nous empêcher de rire. Le matin même, en quittant Nice, avant la station du Var, notre attention avait été attirée par la grande affiche dénonçant l'établissement modèle où l'on élève avec succès d'ailleurs les merveilleux volatiles, les grues géantes du désert, dont l'attelage, au Jardin d'Acclimatation fait la joie des enfants, et le plumage fait l'admiration des femmes, chez la modiste. Le climat de Nice leur est propice; non seulement l'œuf d'autruche consciencieusement couvé y éclot avec succès, mais le poussin d'autruche s'y développe à miracle et puis, devenu grand, y pond et s'y reproduit.

Ferme d'autruches! et avec sa verve coutumière, silhouettant d'un mot, d'une épithète la tête chauve, les plumes extravagantes et la démarche balancée et grotesque, en avant et croupe en l'air, des coûteux volatiles, de Bergues évoquait le troupeau des vieilles folles irréductibles dont l'abracadabrante et volontaire jeunesse prolonge ici, de février à la fin mai, un lamentable carnaval: celles qui ne peuvent plus vieillir, et, citant des noms à l'appui, de Bergues, avec l'étonnant vocabulaire dont il est familier, campait dans un extraordinaire tohu-bohu d'assonances des dames en baudruche à têtes de perruches, dans des irruptions de ruches, de peluches et de fanfreluches empanachées d'aigrettes et de plumes d'autruches.

Nous nous étions tordus de la boutade.

Ferme d'autruches, le titre est symbolique. Nice est leur pays.

—Vous exagérez, mon cher. Alors, ces pauvres femmes n'ont pas le droit de vieillir?

—Si, mais pas comme ça. Elles encombrent le paysage, elles font tourner le bleu de la mer et attristent celui du ciel, et puis il y en a trop. C'est une moyenne de soixante-dix vieilles sur cent femmes; ça devrait être le contraire, avouez-le. Place aux jeunes, que diable!

—Le fait est que l'on ne rencontre jamais de jeunes filles. Où sont-elles?

—Ailleurs, assurément. Sur les routes, en autos ou dans les tennis ou au jeu de golf, car on n'en rencontre pas sur les promenades.

—Et à l'Opéra, donc, je ne vois jamais qu'un jeune visage par loge, à croire qu'ici toutes les jeunes filles ont trois mères.

—Ah! c'est que le climat conserve, songez. En somme, elles ne viennent ici que pour cela.

—Dame, vous savez comme on appelle Nice: la Sainte-Perrine de la Riviera.

Je croyais devoir intervenir:

—Que d'exagérations, messieurs. Oui, ces pauvres vieilles détonnent un peu dans le décor. Elles abusent, je l'avoue, des nuances claires dans le manteau et des fleurs de la coiffure; elles outrepassent peut-être aussi le droit qu'on a au maquillage; et un peu plus de discrétion dans le costume et dans l'emploi du rouge serait certainement préférable. Mais, songez, la lumière d'ici est terriblement crue, elle souligne férocement les tares et les fards. Toutes ces belles chéries se cosmétiquent et s'adonisent dans le clair-obscur d'une chambre d'hôtel, elles ne se doutent pas des atroces trahisons que leur préparent le bleu du large et le bleu du ciel. Tout cet attifage et tout ce mensonge se résument pourtant dans une politesse à notre égard. Elles veulent cacher leurs décrépitudes, l'effort est manqué mais le but est louable: il faut leur en savoir gré. Songez, elles veulent nous plaire.

—C'est ce que je leur reproche. Elles en ont passé l'âge.

—Oui, je l'avoue, on vieillit ici autrement qu'ailleurs. Nulle part, la vieillesse ne s'y cramponne aussi désespérément à la jeunesse; nulle part les vieilles belles ne mettent autant d'obstination à blondir, à mesure qu'elles avancent en âge, et à retarder des ans l'irréparable... affront. Nulle part on ne rencontre autant de faces recrépies et d'yeux de poule hypnotisée chavirés de langoureuse extase dans la porcelaine de teint d'émail. C'est qu'ici, messieurs, la vieillesse des femmes est particulièrement amoureuse.

—Non?

—Si. Le retour d'âge y est souverainement critique... et critiquable. Ce climat est bien coupable. Enervant au premier chef, il surexcite, et puis éteint vite les hommes; mais il a des vibrations d'archet sur le tempérament des femmes. Il les grise et les galvanise: tant de soleil, tout ce bleu dans l'air et tant de fleurs et de parfums aussi les enivrent et les oppressent; les plus affaissées s'y sentent tout à coup redevenir jeunes: leur féminité frémit, leurs tailles se redressent.

Henry Bataille a-t-il assez bien compris ces soixantaines tumultueuses! Et voilà pourquoi Nice est le pays des flirts irréductibles et des mariages in extremis... Et les aventuriers le savent bien, qui viennent pêcher ici et la grosse dame et la grosse dot dans l'eau laiteuse et parfumée des bains de Jouvence. Mariages de Nice! Voulez-vous des noms?

—Non; mais je vous dirai, moi, une histoire et qui vous prouvera combien, en ces sortes de marchés, si formidable que soit la somme, la dupe est toujours celui qui se vend:

Vous avez tous connu, il y a vingt ans, de Bois-Redon. C'était un des plus jolis hommes de sa génération.

—Oh!

Et tout un chœur de protestations indignées.

—Oh! je sais, oui, bellâtre à souhait. Trop d'œil et trop de dents, trop de sourires surtout, trop de cheveux aussi, trop de clarté de teint, les lèvres trop rouges, ce type de beauté à claques qui fait retourner les femmes et exaspère tous les hommes. Tel qu'il était, Remy de Bois-Redon était mûr pour la vieille dame. Il la trouvait à Dieppe, où il promenait alors les élégances d'un crédit péniblement arrosé chez trois tailleurs, mais où sa plastique impeccable, moulée dans les jerseys de soie rouge, révolutionnait la plage, à l'heure du bain. Cette plastique et ses complets de cheviote et d'homespun, de Bois-Redon les avait promenés, l'année précédente, de Deauville à Trouville et d'Houlgate à Villers, en pure perte. L'année d'avant, il avait fait sans plus de succès les plages bretonnes: Saint-Enogat, Saint-Malo et Dinard; il y avait beau temps qu'il avait écrémé toutes les villes d'eaux des Pyrénées, et, avec ses dettes grossissantes, son crédit diminuait de jour en jour.

Il se décidait pour les plages dites anglaises, Dieppe et Boulogne, où l'élément d'Outre-Manche abonde. Il y rencontrait mistress Burton, veuve dix fois millionnaire de master Edward Burton, Burton, Evett and Co, courtiers et correspondants de la Compagnie des Indes dans la Cité.

Mistress Burton avait cinquante ans, et, protestante austère, combinait assez bizarrement la pratique de la Bible avec le goût des sports et celui des chiffons. Lectrice assidue de Tennyson, de Shelley et de Gabriel Dante Rosetti, c'était une fervente de la poésie nationale, en même temps que de la beauté athlétique. Master Burton avait été un homme superbe, il avait donné quatre enfants à sa veuve. Tous, d'ailleurs, mariés et établis, à l'exception de Réginald, officier à Bombay, avaient déjà rendu Mistress Burton grand'mère. Toute ornée qu'elle fût déjà de petits-enfants, cette jeune aïeule n'en avait pas moins le culte du muscle et de la poésie élégiaque: puritaine, méthodique, sentimentale et sensuelle, elle était la proie indiquée pour les opérations stratégiques de Bois-Redon.

Il avait trente ans, l'Anglaise en avait cinquante.

Quand il se fut aperçu qu'elle louchait sur ses biceps, au jeu du golf et du tennis, et qu'à l'heure du bain elle suivait d'un œil intéressé les performances de ses reins soulignés par le maillot, il descendait à son hôtel. Bois-Redon n'eût pas été l'homme de proie qu'il était si, au bout d'un mois, la vieille dame n'eût été absolument folle. Bois-Redon rappelait à Mistress Burton, traits pour traits, son fils Réginald, celui qui était aux Indes. Notre aventurier était trop rompu aux jeux de l'amour et du hasard pour s'illusionner sur cette sorte de ressemblance.

La scène des adieux fut idyllique: on se jura de se revoir.

La dame n'eût été ni de son âge, ni de sa nation, si elle n'eût été épistolaire. Une correspondance s'établit; la lettre est le grand triomphe des allumeurs et des allumeuses professionnels: de Bois-Redon y excellait.

De Bois-Redon manœuvrait si bien, qu'au mois de janvier Mistress Burton le rejoignait à Nice. Notre espèce comptait sur le climat pour achever la vieille dame. Ses prévisions ne le trompaient pas. Fin mars, la quinquagénaire, montée à cran, offrait sa main à Bois-Redon, qui l'acceptait; mais le mariage n'allait pas sans encombre. Les enfants ne se souciaient pas de voir la moitié de la fortune filer entre les doigts du cavalier. Avertis à temps, les fils et les filles, les belles-filles et les gendres débarquaient en Riviera, cueillaient l'amoureuse et la ramenaient de force à Londres: la dame était séquestrée, séparée de son soupirant. Bois-Redon ne perdait pas la carte; il gagnait l'Angleterre, forçait la porte de sa fiancée et y mimait un émouvant suicide: le suicide à grand orchestre n'est pas l'exclusif apanage des courtisanes.

Le truc était trop grossier pour ne pas réussir, la dame se prenait à ce coup de pistolet adroitement tiré dans l'épaule. Elle allait s'installer au chevet du blessé et de là on partait cacher bonheur et convalescence dans la forêt de Fontainebleau.

Un duel avec son fils Réginald, l'officier des Indes revenu en toute hâte, n'empêchait pas la pauvre femme de courir à sa perte, et pourtant de Bois-Redon avait blessé l'officier. Le mariage eut lieu. Une fois de plus, l'amour avait débouté les intérêts de famille.

Vous avez rencontré comme moi le ménage de Bois-Redon.

Depuis quinze ans qu'ils promènent leur ennui de villes d'eaux en villes d'eaux et, comme tous les déclassés, attristent les capitales de l'Europe du trimbalage de leur luxe, c'est de Bois-Redon, qui apparaît le vaincu dans cette union obtenue de prime abord, telle une victoire.

Lui, le fringant casseur de cœurs, n'est plus qu'un quadragénaire épaissi.

Presque voûté, bedonnant et bouffi d'une mauvaise graisse, il promène un visage empâté de bajoues et d'anciens beaux yeux tout capotés de poches, et cela à côté des perruques blondes et de l'émaillage éclatant de madame, en vérité plus jeune que lui.

L'écœurement d'une existence salariée et surveillée d'homme de joie, asservi au devoir d'époux, a singulièrement vieilli ce joli homme. En vérité, c'est elle qui paraîtra maintenant la jeune femme; la lassitude et l'ennui ont comblé la différence d'âge qu'il y avait entre eux.

C'est que, férocement jalouse de son jeune mari et probablement avertie par toutes les lettres anonymes, la vieille Anglaise ne lui donne aucun argent de poche. C'est elle qui paie le tailleur, le chemisier, le joaillier et tous les fournisseurs, elle qui règle l'écurie, la livrée et les notes d'hôtels; et cet homme, qu'on rencontre bagué comme un Asiatique, engoncé de fourrures rares et cravaté, vêtu, lingé comme un rasta, n'a pas parfois vingt francs dans sa poche. Il a eu beau s'emporter, tempêter, rien n'y a fait, et comme il se sait sur le testament de sa vieille, le pauvre homme a dû filer doux. Il se contente d'accuser de lenteur la mort libératrice, et en attendant promène les chiens de madame et l'accompagne en voiture, dans les batailles de fleurs, et, le soir, en première loge au théâtre, elle diamantée, presque jeune sous ses cheveux blonds d'or et ses crèmes de beauté; lui, morne, ventripotent, avachi, congestionné de nourriture et d'alcool.

L'autre été, cependant, cet entretenu eut une révolte. C'était à Saint-Gervais, la station de Savoie chère aux arthritiques, Mme de Bois-Redon y allait pour sa santé, mais y avait entraîné son mari. L'endroit est plutôt lugubre: pas de Casino, un torrent dans une gorge et de hautes montagnes, mais les eaux les plus efficaces. Le couple était au Grand-Hôtel, occupait un grand appartement au premier, donnant sur le torrent. Madame y trompait l'ennui des heures en changeant de robes trois fois par jour, et Monsieur en variant son jeu de complets, de cravates et de bagues; mais, comme il faut bien animer la monotonie des jours, Madame trouvait le moyen de faire des scènes à Monsieur. Elle le voyait toujours causant avec une des baigneuses, une assez jolie fille attachée aux douches. Les scènes avaient eu lieu dans la chambre de Madame. Durant l'une d'elles, à bout de récriminations, Mme de Bois-Redon allait jusqu'à reprocher à son mari sa déchéance physique:

—Mais vous n'êtes même plus joli garçon, lui disait-elle; ce que vous avez vieilli en dix ans! J'en ai fait un marché de dupe en vous épousant!

—Et moi donc! Vieilli en dix ans, je vous crois! Avec le service que je fais, un autre serait mort à la peine. Vieilli! mais vous ne vous êtes donc pas regardée? Comment seriez-vous sans vos fards, votre rouge, votre blanc et vos perruques, et jusqu'à vos dents, qui baignent toutes les nuits dans un verre? Ah! vieilli! Vous me trouvez vieilli! Eh bien! j'en ai assez, moi, de promener à mon bras une fée Carabosse, d'escorter le carême-prenant que vous êtes et d'ameuter, quand je sors avec vous, les villes et les campagnes sur vos toilettes de cirque!»

Et, dans un mouvement de rage, empoignant les pots de fard, les poudres, les flacons et tout le jeu des perruques, il précipitait tout par la fenêtre. Le torrent les emportait dans un tourbillon d'écume. La pauvre femme était demeurée figée: c'était toute sa jeunesse, tout son physique qui s'en allait. Mme de Bois-Redon est chauve comme un œuf. A Saint-Gervais ni grands coiffeurs, ni Instituts de beauté. On dut télégraphier à Paris. Mme de Bois-Redon garda la chambre pendant dix jours, terrassée par une affreuse grippe. Enveloppée de châles et de mantilles, à peine si le médecin découvrait son profil dans le clair-obscur de la chambre aux persiennes soigneusement closes. Monsieur n'y gagnait même pas huit jours de liberté. Il devait rester calfeutré auprès de la malade et lui tenir compagnie.

Le dixième jour, Loisel débarquait à Saint-Gervais avec deux caisses remplies de postiches et de parfumeries, tout un attirail de beauté nouvelle, et Mme de Bois-Redon revenait à la santé.


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