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L'école des vieilles femmes

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V

LE COUP DE L'AMÉRICAINE

—Comment! elle aussi? Ici! Vraiment, c'est jouer de malheur!

Paul Sourdière venait de croiser la princesse Outcharewska sous les sapins de la forêt de Turini. Arrêté dans le nuage de poussière soulevé par la voiture, il regardait s'éloigner, dans la clarté des hautes branches, la victoria qui emportait la princesse. Dans ce coin perdu des Alpes-Maritimes, à seize cents mètres d'altitude, sur ce point stratégique, centre, cette année-là, des manœuvres de deux corps d'armée, station hypothétique aux hôtels rudimentaires et aux naissantes villas, il fallait qu'il retrouvât la vieille princesse Outcharewska qui ne quittait jamais Nice, et dont, en cas de déplacement, le tumulte élégant d'un Aix ou d'un Luchon ou les somptueux Righi de la Suisse cosmopolite étaient les cadres tout indiqués.

—Qu'est-ce qu'elle vient f... ici? pensait-il en lui-même.

Et, il reprenait en bougonnant le chemin de Peïra-Cava.

La présence de la vieille Anglaise dans ces parages l'exaspérait. Il en jugeait sa saison empoisonnée.

Devant la chaleur grandissante il avait fui l'étouffement de Nice. L'exode des amis de son Cercle, égrenés un peu dans toutes les directions, l'avait aussi décidé. Il avait gagné la montagne. Entre tant de stations d'été adoptées par la bourgeoisie du littoral, la solitude de Peïra-Cava l'avait tenté, parce que justement une solitude. Les six heures de diligence, six heures de montée par les invraisemblables lacets qui séparent Nice de Peïra-Cava, lui avaient paru devoir défendre la place contre les snobs et les curieux; un capitaine d'alpins lui avait assuré le paysage splendide, et Paul Sourdière avait pris la patache sur la foi des traités. Le capitaine n'avait qu'à demi menti. A cheval sur deux vallées, celle de la Vésubie et celle de la Bevera, le pays dominait plus de trente lieues de cimes et de ravins. Flanquées de contreforts, rocheuses, escarpées et découpées à souhait, avec de hautes sapinières traînant sur leurs versants et de loin apparues comme des taches de mousse, plus de deux cents montagnes étageaient à l'horizon des silhouettes épiques, et dominaient des vallées si profondes qu'on ne découvrait même pas les villages nichés dans leur ombre. La féerie du soleil faisait de toutes ces roches un décor de songe: roses et mauves à l'aurore, elles changeaient de colorations avec l'heure, plus variées de nuances même que la mer. C'était, dans la journée, pour la pleine satisfaction de l'œil des pâleurs d'opale, des luminosités vaporeuses et des sécheresses de pierres déjà vues en Algérie, qui se trempaient au crépuscule des violets d'améthyste et des bleus de lavande d'une transparence de translucide émail. Une flore inconnue de la vallée y fusait en petites corolles odorantes et d'un éclat neuf, et c'était dans toute la région la griserie immatérielle d'un air délicieusement pur et vif; mais là s'arrêtait la véracité du capitaine. Les sentiers de mulet de Peïra-Cava n'avaient pas défendu la place contre l'envahissement des touristes. Paul Sourdière y avait trouvé six hôtels, et, dans le sien, il était tombé sur des familles de Marseille et des couples de dames anglaises. Il n'y avait pas à Peïra-Cava que des bruits de clochettes de vaches et des sonneries de lointains bivouacs: il y avait des pianos dans ces montagnes; et les heures lourdes de la sieste y étaient troublées par des Viens, Poupoule, et des Je t'aime, et pourtant je suis lâche. Là aussi, dans ces altitudes, régnait en souveraine l'obsédante hantise des cabarets de nuit et du café-concert.

Mais, de cinq à sept heures du matin, Sourdière mouillait ses souliers ferrés dans la rosée d'une herbe si violemment parfumée, et buvait du lait si fumeux dans les vacheries des clairières, qu'il en avait oublié les ennuis de l'hôtel. D'ailleurs, il ne connaissait personne, avait prudemment évité toutes relations et commençait à prendre son mal en patience, mais la princesse Outcharewska, cette vieille momie peinte et repeinte, dans ce sauvage décor de nature, c'était vraiment trop; et celle-là, il ne pouvait l'éviter. Il avait tant de fois dîné chez elle. D'ailleurs elle l'avait reconnu. Sous ses triples voiles de gaze blanche, elle lui avait souri de tout le fard de ses lèvres en agitant gaiement vers lui son ombrelle. Heureusement n'habitait-elle pas son auberge! Ça, c'était une chance, mais il allait sûrement recevoir un mot d'elle, et Paul Sourdière rentrait furieux à l'hôtel.

Il avait prévu juste. Il achevait à peine de faire sa sieste, qu'un petit coup frappé à sa porte lui annonçait la première attaque de l'ennemi. C'était un mot de la princesse:

C'était bien vous, je vous ai vu. Il y a donc quelqu'un à Peïra-Cava. Venez donc prendre le thé avec moi, à six heures. Je vous invite surtout à venir voir de ma terrasse le coucher du soleil. Je suis campée, mais mon campement domine le plus beau point de vue de la vallée. Vous me direz merci, et vous reviendrez, non pas pour moi, mais pour le décor. Comme on se retrouve!

Princesse Edith Outcharewska.

Villa Brunehilde.

Et Paul Sourdière y allait.

Il trouvait la vieille anglaise installée sur la terrasse en grosses pierres grises d'un massif et haut chalet, campé sur une roche abrupte; la villa dominait le vide de trois ravins. Quatre piliers de briques, soutenant une toiture de tuiles, faisaient de cette terrasse une loggia; le paysage ainsi encadré s'y changeait en tableau d'autant plus admirable; les plans successifs de deux vallées parallèles, tour à tour, ce soir-là, de cendre et de saphir, imposaient le souvenir du Vinci. La princesse, étendue dans un rocking-chair, la main posée parmi les campanules d'un grand vase en majolique, s'harmonisait presque avec le décor; la pénombre y aidait, mais sa maigreur, la pâleur maquillée de ses bras diaphanes, les plis flottants d'une longue robe de petit drap mauve la préraphaélisaient à souhait dans l'ambiance de l'heure et de l'horizon. Seules, les femmes qui ont beaucoup vécu, les vieilles femmes donc ont cette science affinée du cadre et des détails. La princesse tendait à l'écrivain une main fleurie de turquoises:

—Vous ai-je menti? Regardez-moi cela. C'est un fonds de Primitif, il n'y manque au premier plan que le Bambino et la Madone.

—Et de la musique de Cimarosa, faisait l'écrivain en baisant les doigts.

—Non, de Wagner? regardez-moi ces roches tragiques. Moi, j'y vois la chevauchée des Walkures.

—Villa Brunehilde, ne pouvait s'empêcher de dire Paul en souriant.

—Ne raillez pas, je n'y suis pour rien. J'ai loué à cause de la vue. Oui, j'ai fait comme vous; j'ai fui Nice. Je n'en pouvais plus; même dans mon parc; c'était intolérable. Quel étouffement! et puis cette ville abandonnée sous ce soleil torride me semblait vidée par une peste. J'y avais l'angoisse d'un lazaret.

—Vous avez tant d'imagination, princesse.

—Et de souvenirs. Enfin, j'ai fait comme vous, j'ai gagné la montagne; croyez bien que je ne savais pas vous y trouver. Je ne cours plus après personne et personne ne court plus après moi.»

Sa voix s'était un peu altérée.

—Vous êtes seule, ici, princesse?

—Oui, seule avec mon personnel; puis, j'ai mon lecteur.

—Votre lecteur?

—Vous ne le saviez pas. Depuis trois mois. J'ai de si mauvais yeux, maintenant.

—Un lecteur! J'ignorais. Mais qui donc?

—C'est ce jeune conférencier belge qui n'a pas réussi tout à fait cet hiver, à Nice et à Monte-Carlo. Je l'ai attaché à ma personne; je lui donne dix louis par mois et le couvert; il va rentrer. Il me fait la lecture le matin de huit à dix, et le soir de neuf à onze. Le soir on me lit du d'Annunzio, du Musset, du Vigny, du Swinburne, du Régnier, des poètes; le matin, ce sont les journaux, les revues, les romans s'il y en a.

—Un conférencier belge! mais c'est Jacques Reutler.

—Oui.

—Mais c'est un très beau garçon, princesse! On va jaser.

—Beau? je ne sais pas; je ne regarde plus mes contemporains, ils sont tous nés trop tôt ou trop tard. Maintenant, je regarde en moi-même, mais je suis encore restée très sensible au timbre de la voix. C'est si prenant, si émotionnant, une belle voix chaude, un peu voilée, qui parfois s'altère et qui sombre. Les voix de femme m'impatientent, je n'ai jamais pu supporter de lectrice. Les voix de comédiens m'exaspèrent, elles sont posées trop haut ou trop bas, et puis ces messieurs parlent comme on écrit, en ronde. Les plus belles voix sont celles des poètes. Je soupçonne ce petit Reutler de faire des vers.

—Et la voix de M. Olivari, fit le romancier en s'esclaffant de rire, miss Eva Waston vous a-t-elle dit quel genre de voix a son fiancé?

—Mon cher ami, ripostait la princesse, brisons sur ce sujet; si vous le voulez bien. Là-dessus vous n'avez jamais dit que des bêtises. Vous n'avez jamais rien compris et ne comprendrez jamais rien à l'âme anglo-saxonne.

Sourdière s'inclinait.

—Merci. Me conduirez-vous au moins au domaine des Estérais, princesse? Je serais si curieux de connaître l'aire, où cette aiglonne s'est changée en colombe?

—Trop tard! Vous ne la trouverez plus. L'aiglonne a quitté son aire.

—Non.

—Son mariage a surexcité de telles curiosités dans ce pays. Tous les officiers des deux corps d'armée ont voulu connaître et voir de près cette déconcertante héritière. Après les alpins et les artilleurs, ç'a été l'état-major. Ils n'y ont pas mis assez de discrétion; les Estérais étaient réquisitionnés tous les jours. La tante et la nièce ont pris leur vol.

—Et elles sont, princesse?

—A Riva, sur le lac de Garde.

—Et le mariage, dans le lac aussi?

—Non, le mariage tient toujours. Nous ne reprenons pas ainsi notre parole. Miss Eva Waston attend à Riva la fin des manœuvres. Les fiancés se retrouveront à Venise, en septembre.

—Les amants de Venise! voilà un mariage dont je n'augure rien de bon, princesse. Pour moi tout cela finira mal.

—Le mariage, non, le ménage, peut-être. Il y en a tant qui ont une mauvaise fin.

—Ah! Au fond, nous sommes du même avis. Je donne un an de bonheur à ce jeune couple. Après, Mme Olivari voudra faire des comparaisons, comparaisons de races et d'uniformes. Il est tout simple qu'elle désire savoir si tous les alpins se ressemblent, puis tous les Corses aussi; de là à entamer l'artillerie, la cavalerie et même la flotte! Il n'y a que le premier pas qui coûte. Mme Olivari pourra continuer ses études et les faire ethnographiques... sa fortune lui permet les grands voyages; et de l'Asie en Afrique...

—Je vous laisse parler, Sourdière. C'est un plaisir de constater la déplorable opinion que les Français ont des femmes. Dans quelle société avez-vous donc vécu, mon pauvre ami! Vous n'avez donc ni mère ni sœur, quoi, pas une honnête femme dans votre vie!

—Halte-là, ripostait le jeune homme, il n'est pas question de ma famille. C'est du monde de la Riviera et des Américaines qu'il s'agit.

—Continuez, je ne suis qu'Anglaise. Pourrait-on savoir, mon cher monsieur, quelles personnelles aventures vous autorisent à proclamer cette opinion.

—Moi, personnellement, aucune.

—Ah!

—Mais la rumeur publique.

Vox populi, vox Dei.

—Les on-dit, les racontars, ce qu'on entend narrer tous les jours.

—Vraiment?

—Ainsi, tenez, princesse, à mon hôtel, ici, je coudoie des officiers tous les jours. Ils mangent dans la même salle que moi. Depuis les manœuvres il y a à Peïra-Cava des passages de troupes; régiments de Nice, de Menton, de Villefranche et de Grasse, hier le 112e de ligne, avant-hier le 6e alpins. Le soir de mon arrivée, c'était le 17e d'artillerie. Ces messieurs descendent où ils peuvent, mais presque tous prennent leur repas à mon hôtel; parfois, ils repartent le soir même, des fois, le lendemain matin, et d'autres viennent qui leur succèdent. Eh bien! ils causent entre eux, ces jeunes gens—je parle des lieutenants et des sous-lieutenants surtout—et dame, j'écoute. Or, je ne vous cache pas que le mariage Olivari-Waston a remué pas mal les deux corps d'armée, une aventure si imprévue! et Miss Eva est très sur la sellette, et les Américaines aussi. Tous ces jeunes gens ont des souvenirs personnels assez raides sur la société d'outre-mer; ils fréquentent beaucoup l'hiver les bals d'hôtels et les bals de cercles. S'il faut en croire leurs propos, l'uniforme impressionne profondément les belles Yankees. Ils ont presque tous à citer une aventure américaine.

—En vérité, ils racontent! Des Américaines d'hôtel, n'est-ce pas? A l'hôtel, toutes les aventurières se donnent pour Américaines. Cela ouvre le crédit.

—Alors, vous prétendez?

—Je ne prétends rien. Racontez-moi une de ces aventures. Cela m'intéresse?

—Eh bien! le héros de celle-là est un assez beau lieutenant d'artillerie. Cet hiver, à un bal à un Palace quelconque, il invite une fort belle personne, une femme de vingt-huit ans à peine; et, tombé sur une bostonneuse émérite, demande à sa danseuse quelques valses, on l'accepte: l'inconnue se trouvait être elle-même une valseuse enragée, le couple s'appareille, l'officier et la jeune femme ne se quittent plus de la soirée; c'était aussi une causeuse charmante. Américaine, mariée depuis neuf ans, elle était seule à Nice avec trois enfants et deux femmes de chambre; son mari était resté à New-York, business are business. Elle trouvait le pays admirable, mais la société odieuse, et n'y voyait personne... et comme elle l'interroge, lui, raconte sa famille, son enfance, ses années de Saint-Cyr, un peu de son passé.

—A propos, lui demandait-t-elle tout à coup, connaissez-vous l'hôtel?

—Non, c'est la première fois que j'y viens.

—Vraiment, seulement pour ce bal! Eh bien, venez, il est très beau, je vais vous le faire visiter.»

Il la suit; elle le conduit de salon en salon et de fumoir en fumoir, de hall en hall, lui faisant gracieusement les honneurs même des salles de restaurant et, finalement, l'introduit dans sa chambre.

—Voyez, lui dit-elle, électricité, eau chaude, eau froide et téléphone; c'est très commode...

Et, lui souriant des lèvres et des yeux, elle lui passait ses bras nus autour du cou, et sa bouche cherchait sa bouche. Une heure après, ils rentraient dans le bal. Le lendemain, l'Américaine avait quitté Nice, sans même laisser son adresse. Le lieutenant X... ne l'a jamais revue. Eh bien! cette aventure-là, à quelque variante près, tant de jeunes officiers l'ont eue qu'en Riviera on appelle couramment ce genre de passade entre deux valses: le coup de l'Américaine.

—En effet, mais cela ne prouve rien. Monsieur Reutler, mon lecteur, faisait la princesse en désignant un grand jeune homme brun qui venait d'entrer. Mon ami, et elle regardait Sourdière au fond des yeux, revenez donc demain à la même heure, je vous communiquerai sur la question quelques documents dont vous pourrez vous servir.


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