L'école des vieilles femmes
Pierre Rouville traversait le ponton; le vapeur de Côme à Collico venait de s'arrêter à quai de Bellagio. Une meute de facchini se disputait sa valise, il en avisait un dont la casquette portait en lettres d'or un nom d'hôtel connu, de celui-là même qu'il avait choisi sur la recommandation du Baedeker; il remettait à l'homme son nécessaire et son bulletin de bagages. Débarrassé, il regardait autour de lui. Il ne voyait que des boutiques installées sous de lourdes arcades et des façades de grands hôtels. Le charme du paysage s'était évanoui. Ce Bellagio de rêve apparu comme une presqu'île enchantée sur les eaux de moire et de nacre fluides de deux lacs, ce promontoire de verdure, dressé comme un éperon sur un fond vaporeux et fuyant de montagnes, n'était plus qu'un amas de constructions neuves et de bâtisses italiennes, régulièrement coupé d'étroits viccoli. Sur le quai des femmes en toilettes claires, beaucoup de costumes de piqué blanc, se pressaient, attirées là par l'arrivée du bateau, foule cosmopolite assez laide, où dominait la note allemande donnée par des hommes en mollets, blousés de drap verdâtre et coiffés de feutres glauques aux rubans fleuris d'édelweiss, toute la descente de l'Engadine et des Alpes du Tyrol, et Pierre Rouville ne pouvait retenir une grimace.
Une voiture à deux chevaux s'arrêtait au milieu des omnibus d'hôtels, une femme y paressait, nonchalamment étendue sur des coussins de soie Liberty, évidemment fournis par elle, car la victoria était de louage et le jeune homme ne pouvait retenir un cri: «Jacqueline Hérelle...»; mais son étonnement se changeait vite en sourire: «Parbleu! elle cache ici quelque nouvel amour, c'est une incorrigible amoureuse, une attardée du romanesque. Je vais la gêner sûrement, ne nous montrons pas» mais la comédienne l'avait vu. Le magnétisme du regard posé sur elle l'avait avertie. Fixée par le jeune homme, la nerveuse, qu'était Jacqueline, avait naturellement tourné les yeux vers lui; elle agitait joyeusement son ombrelle dans la direction de Rauville, elle l'avait reconnu.
Le peintre s'approchait, chapeau bas, de la victoria: «Vous aussi, faisait-elle en lui tendant la main, tout Paris à Bellagio, alors! Vous arrivez, moi, j'y suis depuis huit jours. Hein! quel pays merveilleux! c'est un enivrement qui grandit d'heure en heure, vous en subirez le charme comme moi, on n'en voudrait jamais partir. Vous descendez à quel hôtel?
—A Britannia.
—Vous y serez très bien.
—Et vous, faisait Rouville, est-il indiscret de vous demander?
—Oh! moi, je suis en pleine nature, presque dans la montagne, très haut, à la villa Serbelloni, en face des deux lacs, une vue admirable, vous verrez.
—Et seule? hasardait le jeune homme dans un demi-sourire.
—Seule, naturellement, seule. Oh! mon pauvre ami, vous avez pu songer, mais regardez-moi donc, ce serait de la folie à mon âge.»
En effet Jacqueline Hérelle n'était plus jeune. Malgré la finesse d'un profil demeuré d'une délicatesse et d'une précision admirables, l'artifice des poudres et des fards n'effaçait ni les rides des tempes, ni les plis douloureux de la bouche, ni ceux plus accusés du cou. Les narines touchées de rouge étaient encore jeunes et vibrantes, mais la lassitude du sourire et le bleuissement meurtri des paupières dénonçaient et l'usure de l'âge et la fatigue de vivre. Jacqueline Hérelle avait été adorablement jolie. Jeune, elle avait été une de ces beautés triomphantes dont les aventures remplissent et révolutionnent une époque... Les aventures et les liaisons de Jacqueline, on les contait, mais on ne les comptait plus, avait dit d'elle un célèbre journaliste éconduit. Ses succès n'avaient pas été que de boudoirs, Jacqueline en avait aussi obtenus au théâtre, mais c'était surtout la jolie femme qu'on y avait applaudie. Comme comédienne, elle était bien supérieure à la ville. Elle avait toujours été somptueusement entretenue, mais si vénale et si cotée qu'elle fût, elle avait eu aussi des caprices. C'était avant tout une amoureuse: elle donnait royalement à qui lui plaisait ce qu'elle faisait payer si chèrement aux banquiers et aux hommes politiques désireux de lui plaire, elle avait vécu de l'amour et en vieillissant n'y avait pas renoncé. Retirée depuis dix ans du théâtre, elle avait eu pour son seul plaisir nombre de liaisons dont quelques-unes n'avaient pas tourné à son avantage; quelques-uns de ses amis d'automne avaient été pour la comédienne des amants plutôt coûteux et pourtant, il y a dix ans, Jacqueline Hérelle était encore désirable, mais c'est là une des tares de nos mœurs modernes que l'amour y soit devenu un marché. La beauté y a bien moins de valeur que le désir inspiré, la convoitise y est immédiatement taxée et dans le monde, depuis le haut jusqu'en bas de l'échelle, tout être, homme ou femme, qui se sent aimé, y prend l'âme affreuse et commerçante d'un marchand de curiosités. Jadis fragile et ruineux bibelot d'alcôve, Jacqueline Hérelle avait su, à ses dépens, combien l'amour coûte à Paris.
C'est tout ce passé et bien autre chose que Pierre Rouville évoquait en lui-même en regardant la femme assise dans cette victoria: «Elle a bien cinquante ans, même plus», pensait-il tout bas. Le fait est qu'il la retrouvait étrangement dévastée malgré les tons de rouille et d'or d'une chevelure lourde et savamment nuancée. Elle lui apparaissait vieillie, comme désagrégée dans son corps demeuré mince, et qui n'était plus que de la maigreur. La courtisane lisait dans ses yeux:
—Quand vous aurez fini de m'examiner, monsieur le Commissaire-Priseur! Triste, hein, l'inventaire! vous comptez les déchets et les tares».
Le jeune homme se récriait. «Ne vous défendez pas, allez, les miroirs mentent, mais les regards des passants ne nous trompent pas. Allez à votre hôtel, vous mourez de faim et moi aussi, c'est l'heure des déjeuners et venez me voir demain vers onze heures, villa Serbelloni, vous me trouverez dehors sur la terrasse, vous comprendrez pourquoi je suis descendue là. Vous verrez, mon ami, si c'est admirable. A Bellagio on ne peut pas vivre ailleurs.»
Le lendemain, vers les dix heures et demie, Pierre Rouville tentait l'ascension indiquée. Des rues étroites et montantes, puis des escaliers et des pentes assez raides, le conduisaient à la grille de la villa. Una lira d'entrée lui en donnait l'accès; une rampe fleurie de jasmins, puis escortée d'une treille l'aidait à escalader les versants de la montagne; il s'enfonçait ensuite sous les ombrages d'un parc. Il y trouvait la comédienne allongée sur un rocking-chair près d'une balustrade de marbre. Jacqueline Hérelle l'attendait sur la terrasse de l'hôtel. A ses pieds les arbustes et des fleurs rares d'un jardin d'Italie s'étageaient, on eût dit, sur d'immenses degrés; à l'horizon, c'était la fuite nostalgique et bleue de deux lacs, saphirs humides et flous sertis dans des montagnes de vapeurs.
La magie de ces lacs! la courtisane n'avait pas menti. Le soleil, déjà haut dans le ciel, les faisait d'azur pâle, les montagnes escarpées et hardies, comme évaporées de chaleur, les cernaient d'une muraille de brume mauve, déchiquetée et hautaine. Et le peintre avait la hantise de fonds de tableaux de Vinci admirés déjà dans des Musées: des vaporetti et des barques sillonnaient le lac de droite, et de blanches villas s'essaimaient sur ses rives comme des colombes tombées là, exténuées de langueur, tout le lac au fond était moiré d'une grande ombre... Des terrasses du jardin des odeurs entêtantes et délicieuses montaient; les seringas pâmés sous le soleil mêlaient leur lourde haleine vanillée à d'autres âmes végétales d'une ferveur amoureuse. Jacqueline Hérelle tournait vers lui un visage enfoui dans une immense capeline blanche et, lui tendant la main par-dessus son épaule, sans même prendre de ses nouvelles, lui désignait d'un regard le lac de gauche et comme si elle eut deviné son impression.
«Celui-là est le plus beau. Regardez-le, quelle nostalgie! La tristesse et l'abandon d'un lac hanté, et cette brusque déchirure de roches là-bas, ne semble-t-elle pas s'ouvrir sur un pays des fées! Ah! ce désolé Lecco, je ne puis me lasser de le regarder, c'est comme un opium de mélancolie. Il me grise et m'engourdit dans une telle douceur.»
Le lac s'enfonçait, en effet, absolument désert, sans une voile, dans la solitude abrupte de montagnes si hautes que des nuées les couronnaient: solitude ensoleillée, que la torpeur de midi faisait encore plus morne. Jacqueline Hérelle l'avait bien dit; c'était la tristesse et l'abandon d'un lac hanté.
Il y eut un silence.
—Comment vous portez-vous ce matin? brusquait tout à coup la comédienne.
—Très bien, et vous, c'est à vous qu'il faut demander...
—Oh! moi, je fais ma cure, je me baigne ici dans du rêve et du soleil. N'est-ce pas que l'endroit est beau? voyez-vous, mon cher ami, il n'y a que la nature qui console de tout. On ne peut vieillir qu'en se détachant peu à peu des individus. A quoi bon se cramponner à ce qui se détache de nous. La nature, elle, toujours nous accueille: les ciels, les grands horizons, la féerie changeante des lacs et des montagnes et le poème infini de la mer, voilà ce qu'il faut aimer, quand on a plus de cinquante ans.
—Mais vous n'avez pas...
—Si. Je les ai, mes amis me donnent plus (et avec un navrant sourire). Vous m'avez demandé hier si j'étais seule ici, mais regardez ce décor. Quel est l'homme qui pourrait résister à ce cadre et s'imposer dans cette splendeur! il faudrait un dieu, et il faudrait à sa compagne des yeux éblouis de vingt ans!
—Vous oubliez, chère amie, que l'amour est aveugle.
—Non, il n'est qu'aveuglé et par le désir, qui, lui, est clairvoyant». Et comme le jeune homme se taisait un peu gêné par le tour de l'entretien.
—Oh! je n'en suis pas venue là du premier coup, et mon exil à Bellagio est le résultat de quelques épreuves. Je me suis résignée enfin comme bien d'autres, mais pas comme toutes les autres. Pendant dix ans je me suis obstinée. Moi aussi, je me croyais jeune encore. La résignation est une vertu de vieille femme..... oui, mon ami, et Jacqueline Hérelle s'animait un peu, j'ai aimé l'amour, l'amour m'a aimée et je l'aime encore, mais je suis une romanesque, vous ne le croyez pas, moi, Jacqueline Hérelle, et dans la plus brève aventure je ne puis séparer la sensation du sentiment.
Oui, c'est ainsi... Lucy Kerdor, qui a huit ans de plus que moi, accueille et nourrit dans sa villa de Triel une jeunesse vigoureuse et musclée, rompue à tous les sports et qui, paraît-il, ne lui marchande pas les sensations: coureurs de vélodromes et chauffeurs d'automobiles trouvent chez elle bonne table, bon gîte et le reste. Pendant quatre mois d'été Lucy Kerdor héberge tout ce monde, Lucy est absolument maîtresse dans l'île qu'elle habite, et dans le pays on appelle son parc l'île d'Amour. Lucy Kerdor est riche, nos fortunes se valent, mais je ne pourrais faire comme Lucy Kerdor: le cœur me lèverait. Catherine Hémery, qui a deux ans de moins que moi, n'a rien su garder des millions acquis: les derniers kracks l'ont ruinée. Réduite à six mille francs de rente, elle se pique à la morphine et, nuit et jour, demande à l'opium des visions qui l'enivrent, visions ressouvenues, car Catherine Hémery est demeurée une créature d'amour. Quand elle vient chez moi, les yeux brillants et la face toute bouffie de sa drogue, je lui reproche son vice: «Que veux-tu, après trois piqûres ils reviennent encore. Dieu est si bon, il m'envoie des rêves».......
Moi, les rêves m'exténueraient, je suis d'origine basque, j'aime les réalités... Entre leurs répugnances et le mensonge des rêves, j'ai opté pour la solitude.
—Après quelques déceptions? risquait le jeune homme.
—En effet, c'est ma dernière tentative qui a décidé de tout. Il n'y a pas plus de deux mois, cher ami, j'étais encore amoureuse. Malgré mes cinquante ans, j'aimais éperdument, passionnément avec des élans de jeune fille et des ardeurs de courtisane, j'aimais enfin comme Jacqueline Hérelle sait aimer, un jeune officier de cavalerie en garnison à Saint-Cloud. Je vous ferai grâce de son nom et de son physique, je l'aimais. Dès la fin de mai, je vins m'installer, comme vous le savez, à ma villa de Ville-d'Avray; j'avais rencontré Robert au Pavillon bleu. J'y vais quelquefois dîner pour rompre la monotonie des soirées; mon élégance, le soyeux de mes dessous, ou mon mauvais renom l'avaient-ils impressionné. En tout cas, j'avais reçu, moi, le coup de foudre, Robert répondait d'abord assez bien à mes avances, il acceptait mes invitations à dîner, était bientôt de nos parties d'automobile, battait en ma compagnie les bois de Marly et de Versailles, bref, il devenait un de mes assidus.
Très correct, on ne peut plus aimable et même empressé auprès de moi, Robert néanmoins n'allait pas plus avant dans son flirt, moi de jour en jour, je subissais plus profondément son charme. Au fond, je me dévorais d'angoisse et me consumais de désir. «Ce garçon-là, me disait Catherine Hémery, il t'embrasse toujours les doigts, il en tient pour tes bagues.» Comme Robert a soixante mille francs de rente et en aura le double un jour, je haussais les épaules. Ce n'était ni pour mon luxe ni pour mes dîners que Robert venait chez moi, les officiers de son régiment m'avaient affirmé qu'il était timide. Enervée, à bout d'artifices et d'expédients, j'usais d'un stratagème. Je l'attendais ce jour-là vers cinq heures pour prendre le thé. C'était en juillet, la chaleur était accablante, j'avais sorti en son honneur le plus délicieux peignoir et, parfumée, toute fraîche encore du tub, j'avais disposé sur un guéridon, à portée de ma main, deux ou trois photographies me représentant, épaules nues, dans les poses les plus suggestives, des photographies datant d'il y a vingt ans, Jacqueline Hérelle dans ses rôles d'autrefois. Mes portraits ainsi disposés, je baissais les stores du petit salon et m'étendis sur ma chaise longue.
Oh! le brusque tressaillement de tout mon être; lorsqu'il entrait! Robert me baisait la main et s'asseyait auprès de moi. Machinalement et instinctivement aussi, parce que je le voulais et que mon regard dirigeait le sien, il s'avisait des photographies. Il se penchait curieusement sur la table: Oh! la jolie femme! faisait-il intéressé, et il regardait longuement les portraits. Il les avait pris l'un après l'autre et les gardait longtemps dans ses mains, je ne respirais plus. Il y eut un affreux silence.
—Qui est-ce, demandait-il tout à coup, il s'était tourné vers moi... Qui est-ce?
Je me raidissais contre le choc.
—Une amie. Il y a vingt ans qu'elle est morte, n'est-ce pas qu'elle était adorable? Vous l'auriez aimée, n'est-ce-pas?
Et lui inconsciemment:
—Etait-elle vraiment ainsi?
—Oui.
—Alors, c'était une des femmes les plus désirables que j'aie jamais vues...», et il la regardait encore.
«Oh! la forme de ces yeux, le dessin de cette bouche et ces épaules, quelle nudité! Elle était au théâtre?
—Oui, c'était une camarade, mais c'était surtout une jolie femme. Comme talent...
—A-t-on besoin de talent avec ce visage-là?
Ce fut tout; le lendemain je faisais mes malles. Je n'ai pas revu Robert et je ne le reverrai jamais. Il ne m'avait pas reconnue, et voilà pourquoi je suis ici, mon cher ami, devant ces lacs, seule dans l'enchantement de Bellagio et de cette villa.