L'école des vieilles femmes
NAUFRAGE AU PORT
Et c'était par traits brefs, en courtes phrases décisives, l'évocation, mieux, la reconstitution de la vie de cette pauvre Mme Homerlon, ses vingt-cinq ans de ménage dans une triste villa de Saint-Denis, toutes les heures de son existence liées à la prospérité de l'usine, puis la fortune avec les gros bénéfices des spéculations apportant peu à peu le bien-être et le gros luxe des parvenus dans la maison, les pâtes alimentaires Homerlon et Bricart inondant l'ancien et le nouveau monde par la toute-puissance de la réclame, Mme Homerlon forçant insensiblement la société du haut commerce et de la petite banque, ses timides apparitions aux Acacias, sa seconde loge à l'Opéra, son nom s'acclimatant dans les listes de souscription des œuvres de charité mondaine, la villa de Saint-Denis s'enfonçant tout à coup dans les verdures d'un parc, un parc trop neuf encombré de kiosques et d'arbres grêles, et quelques essais de garden-parties avec le lancement d'invitations auxquelles on ne répond pas, toutes les tentatives touchantes et ridicules d'une vanité bourgeoise en mal de mondanités, les pitoyables tâtonnements d'une parvenue de la dernière heure, renouvelant dans le Paris de 1898 les gaffes épiques du «Bourgeois gentilhomme», et puis la mort subite du brave M. Homerlon, la liquidation; les dix millions laissés par la succession à la veuve et, après les dix-huit mois d'un deuil quasi-royal, la brusque irruption de la millionnaire à travers le luxe et la folie de la mode du tourbillon parisien.
Et avec la cruauté justicière que trouvent immédiatement tous les hommes pour la prétention des coquettes mûres et des femmes attardées dans le vain désir de plaire, d'Esshuard de Brides, de Clarens et Gamard se faisaient les historiens des étonnants débuts mondains de ce veuvage. Ils le réédifiaient à coups d'anecdotes et de personnels souvenirs, et c'était comme un tir à l'arc, où chaque racontar souligné d'un détail véridique et cinglant avait la vibration d'une flèche. Les deux autres personnages, plutôt muets, mais si décoratifs, de Martinpré et Vrignaut-Pelleuse écoutaient, flegmatiques et sans joie, tandis que les causeurs allumés, excités, une férocité bleue dans l'œil, faisaient défiler le cortège opulent et comique des gaffes et des impairs de Mme Homerlon.
«Vous souvenez-vous de son landau à la bataille des fleurs?—Si je m'en souviens, en 96, elle a fait la joie de toute la Rivière. Elle avait recueilli la marquise Zisca, l'ancienne Alice Hazard des Folies-Dramatiques et de toutes les folies, Alice, aujourd'hui grande dame de par la noblesse besoigneuse d'un marquis romain. Cette pauvre Mme Homerlon était la seule à l'ignorer et, toute férue de titres et de relations princières, s'était abattue sur cette marquise avariée comme une cane sur une mare.—Comme Nice était bien une ville pour elle! En somme, c'est le pays des vieilles femmes, des réputations douteuses et des tares certaines. Tous les refusés de l'Europe s'y donnent rendez-vous: cocottes démissionnaires, chevaliers d'industrie, anciens préfets de l'Empire, Altesses expulsées, bourgeoises parvenues sur le tard, en mal de réceptions, de thés et de visites, jolies filles sans dot, belles âmes divorcées ou aspirant à l'être, artistes amateurs pour salons littéraires et littérateurs pour ateliers d'artistes, reporters mondains entretenus aux frais des grands hôtels et tout le clan des dames de compagnie en quêtes de princesses russes nihilistes et des jeunes secrétaires pour banquiers levantins et vice-rois d'Egypte; c'est dans ce bouillon de culture que la belle Homerlon devait s'épanouir.—Fatalement, et vous la connûtes, vous à Westminster, et moi à la villa des Palmiers, inaugurant tous les ans des équipages de dentiste, des chapeaux de Lewis et des diamants de ballerine espagnole pour beuglant et music-hall.—Et elle avait des amoureux?—Comment donc, elle entretenait ses flirts. Quand on tient table ouverte au London-House et à la Réserve de Beaulieu et qu'on a toujours une place à offrir dans un landau aux joueurs décavés qui rentrent à Nice, la gerbe d'œillets roses et de lilas blancs vous arrive tous les matins à l'hôtel avec l'exactitude du courrier de Paris. Nice est la seule ville du monde où on puisse se nourrir avec des fleurs. Avec quelques envois aux cinq ou six folles patentées de la saison, un galantuomo, dans le sens italien du terme, peut y briller presque gratis pendant trois mois d'hiver; il suffit de choisir ses têtes.—Et l'Homerlon avait la tête!—Et le sourire.—Vous rappelez-vous ses costumes aux Veglione.—Et ses dominos aux Corso blancs!—La mère Thierret dans Cendrillon, en Madame de la Houspignolles.—Mettons Mathilde, vous exagérez, Clarens!—Et ses mots à Paris: «Je suis peu allée dans le monde cette semaine, il n'y a pas eu de premières.—Et pourtant cette grosse ahurie renifla un beau matin le frelaté de Nice. Elle dépista le toc et l'avarié de ce monde de la Rivière. Monte-Carlo ne lui suffit même plus. Etrillée par l'un, éduquée par l'autre, affinée malgré tout à tant de contacts, elle dédaigna l'ancien théâtre de ses débuts et s'éveilla mûre pour le Caire, les grands hivernages du lac méditerranéen, Athènes, Zante, Corfou...; elle devait y rencontrer Pietaposa. Le voir, l'aimer, vous connaissez la romance. Cette grosse pigeonne ornée de plumes de paon roucoula d'instinct sous le regard aigu de ce bel oiseau de proie. Notre Italien cambra son torse et velouta ses prunelles, et puis, un soir, il se fit présenter; de joie l'Homerlon faillit mourir. Depuis trois semaines elle défaillait de désirante angoisse et d'impatience heureuse; un homme qui avait connu l'amour d'une reine, un favori d'archiduc, un flirt affiché d'Altesse royale. La veuve flamba du haut en bas, comme un feu de cheminée; tempérament et vanité, ce furent des cris d'oisonne et des plaintes de tourterelle... Tout l'hôtel Métropole s'égaya six semaines au spectacle de ces augustes fiançailles, et je fus même admis huit jours à le contempler; je revenais de mon voyage à Damas. Oh! la vision de la grosse Homerlon tapée, frisée, tant qu'elle avait pu, et dînant en tête à tête à une petite table, avec le fiancé de son choix, sa couperose saupoudrée de veloutine comme une framboise roulée dans du sucre, le blond chimique de sa toison teinte et le ridicule étal de ses écrins!
Le Pietaposa avait mis dans le mille; la veuve avait beau être mûre, elle avait bel et bien les dix millions des pâtes Homerlon et Bricart, gardait encore des intérêts dans l'affaire; et la marque de fabrique n'était pas faite pour hérisser d'horreur les lions grimpants du Pietaposa. Le prince Luidgi avait décroché la timbale.
La volaille une fois bien ligottée, l'hameçon au bec et le cœur chaviré d'amour, le couple s'embarquait pour la France, le printemps de Paris devait voir ces noces... O joies de la traversée, rêveries à deux, le soir, les coudes aux bastingages, serrements de mains furtifs et baisers aux étoiles dans la brise alizée du large, monologues à la lune, pain émietté aux mouettes et mal de mer!
Le malheur est que la vieille fiancée, anémiée d'émotion, tombait vraiment malade; c'était un trop beau rêve! L'India avait relâché deux jours à Malte, et les promis étaient descendus visiter la Valette; Mme Homerlon se rembarquait avec la fièvre... Presque perdue en arrivant à Naples, le prince Pietaposa s'opposait à tout débarquement. Une épidémie régnait à terre. La vérité est qu'il redoutait pour sa vieille amoureuse l'atmosphère de son pays. L'air y était frémissant encore des aventures de sa jeunesse; il y en avait plutôt de fâcheuses. Bref, le Pietaposa fit passer la réussite de son mariage avant la santé de la mariée. Qu'importait que la princesse Pietaposa traînât à jamais une santé chancelante, si le prince touchait les millions!
Malgré l'avis des médecins Mme Homerlon demeura à bord; le lendemain, l'India levait l'ancre, et, à Marseille, débarquait un cadavre. La pauvre femme mourait en vue des côtes de Corse. Elle mourait heureuse, les yeux dans les yeux et les mains dans les mains du seul homme qu'elle ait peut-être aimé, torturée de regrets et peut-être consolée par les seules larmes sincères, qu'ait jamais versées le Pietaposa; la vie des aventuriers fournit de ces comédies. Le prince Luidgi, pour qu'on gardât le corps à bord, dut promettre et payer la forte somme. La maladie de Mme Homerlon avait nécessité de grands frais; les lettres de crédit que la malade portait sur elle, devaient régler tout à l'arrivée à Marseille; la mort coupait court à tout espoir de remboursement et de signature. Le Pietaposa était officiellement le fiancé de la morte; il dut encore reconduire et accompagner le corps à Paris à ses frais. La famille des collatéraux, que le mariage eût dépouillés, fit juste bon accueil à ce fiancé et l'exclut de la cérémonie. Le Pietaposa fut volontairement oublié à l'église comme au cimetière; il ne put même réclamer aux héritiers les débours de la traversée et de la maladie, et le rêve d'or qu'il avait fait se solda pour lui par une perte de dix à douze mille francs.
—Plus un cadavre, car, en somme, il a un peu tué cette pauvre Mme Homerlon. Débarquée à Naples, on l'eût peut-être sauvée.—Oui, à terre peut-être eût-elle vécu!—Dieu seul le sait.—Et la duchesse de Freybourg?—La dernière victime! Ah! celle-là, c'est tout une autre histoire, et, cette fois, une histoire tragique!
Le jeudi 13 octobre 1898, à Venise—quelle vision et quel souvenir!—le Kaiser partait pour Jérusalem. Le Hohenzollern, tout blanc et or, était là sur la lagune morte, profilant entre la Herta et la Hela sa ligne imprévue de vaisseau héraldique. En face de la Piazetta et du Palais-Royal, où l'empereur déjeunait avec les souverains d'Italie, toutes les gondoles de Venise étaient sur l'eau, toutes, depuis les gondoles de propriétaires à blasons et à ornements dorés avec de traînantes retombées de drap noir jusqu'aux gondoles de touristes et aux gondoles des hôtels chargées de Français curieux et d'Allemands bavards: il y avait là de lourdes barques de Burano chargées de filles en cheveux, de garçons en loques et de femmes dépenaillées; il y avait là des chaloupes de Trieste remplies à chavirer de matelots marchands, et des bateaux de Chioggia avec des familles entières de pêcheurs; et c'était l'incessante poussée d'autres gondoles qui arrivaient bondées de passagers, une foule bigarrée, pittoresque, curieuse et remuante que refoulaient sans cesse les longues Bissonnes de la Marine municipale, contenant ici les uns, faisant reculer plus loin les autres pour garder libre l'allée d'eau par où devait s'embarquer l'empereur.
Et dans un ciel allumé de flammes et d'oriflammes avec, comme décor, la façade rosée du palais des Doges, pareille à un ancien tapis, les mosaïques de Saint-Marc et les marbres saurés de la Logetta, c'était du Campanile aux Procuraties un mouvement, une rutilance de foule et une effervescence de couleur et de vie tellement unique et splendide que j'ai gardé dans ma mémoire la brusque apparition de Pietaposa et des Freybourg, comme une espèce de moderne Carpaccio peint par Helleu sur un fond d'or.
Le jeune duc accompagnait la duchesse, Pietaposa faisait au couple les honneurs de Venise.