L'école des vieilles femmes
Le scandale venait d'éclater et défrayait toutes les conversations des cafés et des tables d'hôte; de la buvette, où le potin avait pris naissance, l'histoire avait gagné les Thermes et les Quinconces où des groupes de baigneurs alanguis font cercle à la musique de dix heures. Des petites pensions bourgeoises à huit francs par jour il était maintenant monté jusqu'aux grands hôtels et faisait sourire, entre deux levées, les gros joueurs du Casino.
La princesse Dostéwianoff, installée comme l'année précédente à la villa des Cyclamens, à mi-flanc de la montagne, avait été surprise et, qui mieux est, entendue suppliant le précepteur de ses fils et le requérant d'amour... A cinquante ans passés, une femme réputée jusqu'alors irréprochable! Plus de trente ans de vertu s'effondraient dans un coup de sens irraisonné pour un bellâtre de normalien trop heureux d'avoir trouvé chez la princesse les douze mille francs d'une chaire encore à venir! C'était bête comme un accident. Qui aurait jamais pu s'attendre à cet éclat de la part d'une femme si froide et si hautaine? La princesse Dostéwianoff était d'origine autrichienne et d'une famille d'où d'ordinaire on ne se mésallie pas. La chose réjouissait les mufles et consternait la noblesse essaimée, cet été-là, au hasard des hôtels.
La princesse Dostéwianoff!... et de Gisors, qui avait surpris le colloque, avait donné des détails. Le hasard avait voulu que, l'avant-veille au lieu d'aller au Casino, il se fût attardé sous les gros sapins du parc. La féerie nocturne du paysage l'avait retenu loin des tables du baccara. C'est bien le moins qu'un soir sur trente on assiste à un lever de lune sur les glaciers. Le givre et la nacre du clair de lune de l'avant-veille étaient si particulièrement fluides qu'ils en éclairaient toute la forêt; les fûts de sapins ébranchés très haut, pareils à des piliers de cathédrale, descendaient le flanc de la montagne, précédés, chacun, d'une grande ombre découpée nette dans la clarté; et, les yeux aux crêtes des glaciers comme chavirés dans la transparence du ciel, de Gisors se plaisait à se retenir d'une crispation d'orteil encore plus que du bout de sa canne ferrée sur un sol glissant et tout feutré d'aiguilles de pin. Le bruit de deux voix, mieux, le bruit d'une querelle lui avait fait dresser l'oreille.
Un couple se disputait. La femme implorait; sa voix sanglotait, suppliante. Celle de l'homme, au contraire, était dure, cinglante, et chacune de ses ripostes sifflait, incisive comme mordue d'un coup de dent; et la femme, à bout de force, à bout d'orgueil aussi, toute honte bue, abjurait l'homme de ne pas lui retirer son amour. Elle ne lui demandait rien, rien que sa présence, le réconfort de sa chère présence et la consolation de le sentir près d'elle. Elle ne lui demandait pas autre chose, et, avec des larmes dans la voix, elle le suppliait de ne pas partir, de rester encore. Elle ne pouvait vivre sans lui, lui ne voulait pas sa mort pour lui retirer la caresse de sa voix et la clarté de ses yeux. Oh! sa voix surtout, cette voix qui la remuait toute et l'avait prise dès le premier jour. Elle ne pouvait plus se passer de l'entendre, cette voix chaude et un peu sombrée, dont le charme était justement dans ces brisements imprévus, ces altérations émues dont le déchirement la faisait défaillir. S'en était-elle assez longtemps grisée, pendant les longues heures des leçons qu'il donnait à ses fils. Des mois et des mois elle avait cru qu'elle s'intéressait aux progrès des deux princes, et puis, un jour, il avait bien fallu qu'elle se rendît compte de la vérité, de l'atroce et délicieuse vérité.
Que lui importaient ses fils, maintenant qu'il était là, lui! C'était de sa voix qu'elle venait se griser comme d'une incantation captivante et lointaine! Des mois et des mois elle l'avait voluptueusement sentie pénétrer et couler comme un philtre en elle, mais il connaissait bien son pouvoir, puisqu'il était devenu son cher complice. Pourquoi lui avait-il offert de lui faire la lecture et de l'initier à ses poètes, à ses auteurs préférés? Il avait lu son émoi dans ses yeux et avait été au-devant de son désir.
L'homme, les bras croisés et la tête un peu basse, se contentait de répondre:
—Vous êtes folle! A votre âge, vous n'y songez pas, et vos enfants et votre mari!
—Je divorcerai, hurlait la misérable femme.
Et, comme ils traversaient un rai de lune, Gisors, qui s'était rapproché en étouffant son pas, avait reconnu le couple.
C'était la princesse Dostéwianoff et M. Didier Bonneau, le précepteur des jeunes princes.
Tableau! Il fallait voir ce fou de Gisors mimer la scène.
La princesse, comme une folle, s'était tout à coup jetée sur le précepteur, lui avait saisi la tête entre ses mains, et, la tenant renversée sous la lune:
—C'est comme tes yeux! Tu crois que je me passerai maintenant de tes yeux, après avoir bu leur poison? car il y a un poison dans tes prunelles. As-tu assez joué avec moi de leur eau bleue et de la caresse de leurs cils noirs?... Tes yeux! je t'en crèverai un si tu me quittes, et, borgne, tu ne pourras plus plaire aux autres femmes. Borgne, je t'aurai tout à moi et je te tiendrai tout entre mes mains, comme tu tiens mon cœur entre les tiennes; tes mains souples, fines et molles, tes mains nerveuses et si dures pourtant; tes mains d'abandon, quand tu consens, et de volonté quand tu refuses; tes mains d'emprise et de rapine; tes mains prenantes et tes mains fugaces; tes mains de pirate et de courtisane et tes mains aussi d'oiseleur.»
Et, s'étant brusquement baissée jusqu'aux mains du jeune homme, la princesse les avait couvertes de baisers.
L'homme, brusquement cabré au contact des lèvres dévorantes, avait repoussé la femme. Il l'injuriait maintenant:
—Mais, vous êtes vieille, regardez-vous dans une glace! Comment voulez-vous que je vous aime? Comment osez-vous espérer que moi?... Mais j'ai vingt-cinq ans.
—Non, vingt-sept, vingt-sept! tu me l'as dit, clamait la malheureuse disputant désespérément son bonheur.
—Mais vous en avez cinquante, plus de cinquante... Vous pourriez être ma mère... Et puis, vos enfants, votre mari... Tout cela me dégoûte, me répugne... Je ne suis pas chez vous. En somme, je suis chez le prince.
—Tu seras chez moi quand tu voudras, dis un mot, Didier, je quitte la villa, j'en loue une autre. Nous irons où tu voudras. Dis un mot, mais dis-le... Veux-tu que nous allions à Venise, à Florence? Je connais toutes ces villes; il y a des musées, des palais, des paysages admirables; tu dois désirer les connaître, tu ne les as jamais vus... Oh! les voir avec toi! Je t'en ferai les honneurs.
—Si vous aviez seulement vingt ans de moins, ricanait l'homme goguenard.
—Ah! Didier, avec une jeune femme tu partirais demain!... Mais jeune, je le deviendrais pour toi... A force de volonté et d'amour... Il y a des soirs où je suis belle, et je lis parfois encore des désirs dans les yeux.
—Oui, quand vous avez tous vos diamants... et toutes vos perles, comme l'autre soir.
—Ah! Didier!
—Il n'y a pas de Didier. Vous êtes finie comme femme. Vous n'avez plus qu'à vous occuper de vos enfants. Aimez vos fils, madame. Que diable! vous avez l'âge d'une mère, même d'une grand'mère. Songez!... plus de cinquante!
—Butor, manant, ignoble individu qui insultez une femme.
—C'est cela, injuriez-moi maintenant, parce que je ne consens pas à vos salauderies. Reprochez-moi de ne pas vouloir tromper votre mari, de me refuser à abuser de l'hospitalité donnée, à salir votre toit et le nom de vos enfants!
—Mais, tu m'as fait la cour, misérable! Pourquoi m'as-tu fait la cour? Mais tes regards, tes intonations de voix, quand tu lisais! Tes yeux clairs que tu posais tout à coup sur les miens; tes yeux dont je sentais la brûlure et le froid errer sur mes épaules! Tu ne nieras pas ton manège. C'est toi qui as commencé!
L'homme avait un long éclat de rire.
—C'est moi qui ai commencé! Elle est bien bonne!
Et après un silence:
—Mais, rappelez-vous. Vous rôdiez comme une chienne autour de moi. Vous l'avez dit vous-même. Vous veniez assister aux leçons de vos fils pour entendre ma voix.
—Alors il fallait m'éviter, me congédier, ne pas m'encourager.
—Vous m'auriez renvoyé, j'avais besoin de vivre. Ma place auprès de vos fils, c'étaient mille francs par mois.
—Mais, je t'en aurais donné le double, le triple.
—Pour être votre amant. Je ne mange pas de ce pain-là.
—Je divorcerai, je te l'ai dit.
—Et, moi, je vous le répète. Vous êtes trop vieille.
—Mais je suis riche.
—Pas tant que cela!
—Tu dis?
Et la voix de la femme était devenue rauque.
—Et puis j'en aime une autre. Cela, vous le savez bien. Elle est jeune, elle; elle est blonde et vous êtes brune; elle a des yeux frais comme des yeux d'enfant, et les vôtres sont éraillés de luxure. Elle est souple, mince, et vous êtes déformée; enfin, elle a vingt ans et vous en avez cinquante.
—Tu mens. Si tu aimais, tu aurais pitié. C'est parce que tu n'as pas d'amour, que tu es si féroce. Tu as dit le mot: je ne suis pas assez riche pour toi. Vous êtes un malin, monsieur Bonneau, vous. Mais vous êtes aussi un infâme. Vous savez que c'est le prince qui a la fortune. Divorcée, il me resterait à peine deux millions, et mes fils à ma mort reprendraient les deux tiers et, six cent mille francs, c'est un bien petit gâteau pour des dents comme les vôtres. Monsieur Bonneau, vous êtes un goujat!
Et la main de la femme s'abattait sur la joue de l'homme. Le bruit en réveillait l'écho sous les sapins; une série de gifles retentissait dans la montagne. La princesse s'était arrêtée court. Un éclat de rire mal étouffé de Gisors l'avait avertie. Quelqu'un la suivait.
—Votre bras, monsieur Bonneau, disait-elle au précepteur demeuré ahuri auprès d'elle, ce sol est d'un glissant. Nous rentrons, n'est-ce pas. Quelle belle soirée!
Le couple s'éloignait, remontait par le bois à la villa.
C'est cette scène que mimait et détaillait à miracle le petit André de Gisors, Fly pour les dames, et il y mettait un tel accent, il y apportait une conviction si profonde et une si entraînante humeur, que c'était une joie et une aubaine que d'assister aux grimaces de Fly, jouant les colloques tragiques de la princesse Dostéwianoff et de M. Bonneau, le précepteur.
On se faisait une fête de l'avoir à dîner en cabinet particulier au cabaret, pour lui faire détailler la scène. Fly voyait pleuvoir les invitations.
Il opérait ce soir-là devant la marquise de Croix-Nymene et la petite baronne de Mondrecourt, les deux élégantes de la saison. C'est le comte Germont, Germont Champagne, qui avait promis Fly et ses imitations à ses dames. Les deux jeunes femmes se mouraient d'entendre Fly dans son boniment. On ne devait être que quatre seulement, mais Germont n'avait pu se défendre d'amener Lili Mangetout des Mathurins et du Grand-Guignol, que désiraient connaître ces dames, et Lili Mangetout avait amené le gros Danval, son amant. Elle ne sortait pas sans lui. Fly venait d'achever sa séance dans un tonnerre d'applaudissements.
—Quel dommage que la princesse n'ait pas de fille! concluait le gros Danval, le Bonneau l'épouserait et cela arrangerait tout. Les vrais mariages d'amour ne se font pas autrement.