L'école des vieilles femmes
UNE NUIT CHEZ DURAND
Et quand les cinq hommes se furent attablés devant huit douzaines d'huîtres, Natives et Ostendes mêlées, les rideaux des fenêtres une fois bien tirés, d'Esshuard de Brides, le plus âgé de la bande, dont les cheveux près des tempes commençaient à se poudrer de givre: «Je ne vous raconterai pas son histoire, je serais bien bien embarrassé de vous la dire, et ce serait peut-être long, mais je connais quelques beaux coups d'audace du sire, un ou deux, pas plus, mais suffisants pour bien camper le personnage, quelques annotations de vie, les menues remarques personnelles, que j'ai pu faire sur l'individu au cours de diverses rencontres, à l'étranger surtout; car, si je suis resté un grand pécheur, j'ai été encore un plus grand voyageur.—Le besoin de changer de climats.—Et de maîtresses.—D'imbéciles surtout. A l'étranger, on a beau posséder la langue, mille finesses de la conversation vous échappent et c'est autant d'idioties et d'énervements que l'on s'évite. Ne pas comprendre les propos d'un voisin de table au cabaret et les réflexions stupides de la foule dans la rue ou devant un tableau de Musée, avez-vous jamais réfléchi, messieurs, combien cette incompréhension de la sottise ambiante pouvait alléger le poids des heures et éclaircir un horizon? La vie est très facile, je vous assure, à l'étranger.—Tu ne t'ennuies jamais seul? ricanait de Clarens.—Seul, non, mais par contre les autres m'ennuient presque toujours; est-ce votre cas?—Mais oui, pouffait le jeune Gamard, un des «fils à papa» les plus épanouis de l'«Impérial» et des «Mirlitons»,—et, tournant vers les trois autres la jovialité de sa face,—d'Esshuard de Brides est dans ses bonnes. Je crois, Messieurs, que ça va être un peu long.» A quoi l'interpellé, repoussant son assiette et faisant signe au maître d'hôtel pour le consommé froid à la Reine: «Henri, du Clos-Vougeot et du vin de la Moselle, nous ferons des mélanges ce soir.» Et, très courtois, avec un demi-salut esquissé vers les autres: «Vous désirez du style télégraphique? A vos ordres, parfaitement. Par ordre de dates, vous y êtes? Voyons, voyons, nous sommes en dix-neuf cent quatre.» Et, comme parlant tout haut ses souvenirs: «En quatre-vingt-douze, c'est cela, le Pietaposa doit avoir trente-cinq ans; il en paraissait alors vingt-deux c'est bien cela, en quatre-vingt-douze ou quatre-vingt-treize, à Florence, pendant la saison.
»Je le rencontre aux Cascines, dans le landau armorié de la reine de Galice, la grosse reine de Galice, qu'ont fait expulser par son peuple l'incapacité de ses ministres et l'audace de ses favoris. Toute déchue qu'elle fût, Mercédès Conceptione recevait encore une pension annuelle de trois millions et joyeusement, en déclassée de la couronne, promenait alors son exil à travers les capitales de l'Europe et toutes les villes où l'on s'amuse. Florence la possédait ce printemps, elle, les quelques favoris ordinaires, les trois Infantes et même l'Infant, qui remonta plus tard sur le trône: toute une petite cour bruyante, parée et chamarrée qui de Nice, où elle avait passé l'hiver, était venue s'abattre à Florence. De là elle gagnerait Paris au printemps; les Majestés en rupture de royaume ont cela de commun avec les courtisanes qu'elles font les villes dans leur saison.
»Le Pietaposa, beau comme une fleur qui serait homme, ornait les coussins du landau royal. En face de lui se prélassait la grosse reine déjà bedonnante, sanglée dans une de ses robes de couleur violente, dont l'Espagne a le monopole, la mantille nationale fixée par une rose rouge dans les cheveux, très carnavalesque en somme, et près de la reine, jolie et fine, un profil d'ambre sous des cheveux noirs satinés et luisants, une des Infantes.
»La robe lustrée des chevaux bai cerise, la livrée éclatante, le luxe agressif et brutal du harnais, le groupe du jeune homme et des deux femmes, tout m'intéressa; je m'informais. J'avais reconnu la grosse Altesse. A Florence, aux Cascines, tout le monde se salue, se sourit, se connaît. Ce sont des Acacias plus intimes et, quiconque y porte un nom, le peuple se le montre au doigt.
»Le jeune homme assis était le prince Luidgi Pietaposa. Il s'émanait de sa beauté un tel rayonnement de jeunesse et d'assurance que j'avais cru un moment à la présence de l'Infant lui-même, à Don Pedro Allonzo d'Hiferia. «Le prince des Asturies est souffrant, m'était-il répondu, mais ce jeune homme est son intime, ils ne se quittent pas. La reine de Galice l'a attaché à la personne de son fils, c'est le favori du jour. La Reine, l'Infant, les Infantes elles-mêmes, tout le monde ici aime le prince Pietaposa. «Quanto bello!» Il est si beau!» ajoutait mon interlocuteur avec une idolâtrie tout italienne.
»Mais le soir, au cercle des Etrangers et au Palais Fontebuoni, chez la comtesse Davantzina, j'eus des renseignements plus précis et des détails de circonstance; le jeune Pietaposa n'était pas que l'ami du fils, la reine étendait jusqu'à lui son affection maternelle et de plus intimes complaisances. Les jours suivants, le bruit public me confirmait ces indiscrétions. La liaison affichée de la grosse Majesté et du jeune prince italien était le scandale dont pouffait, cette année-là, toute la société florentine; on l'appelait couramment «le péché de la Reine». Avec la chaleur de tempérament qui l'a rendue fameuse à travers toute l'Europe et le flair aiguisé de son expérience, la reine de Galice avait accueilli immédiatement cette fleur en bouton: pas de loge à l'Opéra, pas de promenade aux Cascines ou à la villa Boboli, pas de visite aux Uffizi sans la présence auprès de la reine de son péché chéri.
Le Pietaposa, lui, se laissait aimer. «Un Napolitain, déclaraient avec un haussement d'épaules les autres hommes consultés, ça va de soi. Naples, c'est la prostituée de l'Italie, tous y sont princes et aucun gentilhomme. Napolitain, ruffiane, lazzarone ou catin!»
«Le favori de la reine était désavoué par la ville du Dante. On l'accueillait et on lui faisait fête pourtant. Plus que partout ailleurs, la beauté règne en souveraine à Florence; trop de souvenirs de chefs-d'œuvre y hantent les cerveaux. Les Florentins ont Botticelli, le Benvenuto et Buonarotti dans les sens et dans le sang, et le Pietaposa (vous l'avez vu tout à l'heure), ressemblait alors à un saint Georges du Carpaccio ou à un saint Sébastien du Sodoma.
Mais l'auguste amante? Quel effondrement de chairs sous ses plastrons de satins et de jais et quelle chair boutonneuse, soulevée partout comme une peau d'orange, et dénonçant des rougeurs des joues à celles de la nuque l'orage et l'ardeur du tempérament.
«C'est bien une maîtresse pour un Napolitain, déclarait en riant la marquise Pepoli. C'est un volcan, «el povero caro» n'a pas changé de pays, il fait toutes les nuits l'ascension du Vésuve.»
Je quittais Florence et le couple en pleine lune de miel: non, en pleine éruption. Ce fut ma première rencontre avec cet homme intéressant: elle date au moins de douze années. C'étaient les débuts du prince dans les cours d'Europe. Deux ans plus tard, ayant retrouvé la marquise Pepoli à Paris, je m'informai des illustres amants. «Cela a duré encore six mois après votre départ, me fut-il répondu, et puis cela a fini comme cela devait finir, par la disparition de quelques diamants. Un beau matin, la reine constatait qu'il manquait dans son écrin une rivière de famille et quelques perles, quatre-vingt mille francs au bas mot, que Pietaposa doit à la Galice. La police intervint, mais la reine d'elle-même fit arrêter les poursuites. L'entourage était plutôt sujet à caution; les joyaux heureusement n'appartenaient pas à la Couronne; il n'y eut pas d'incident diplomatique, il n'y en eut même pas de judiciaire. Il y a des cas où cela est plus prudent.»
—Et depuis? interrogeait Gamard.
«Depuis, j'ai retrouvé trois ou quatre fois dans diverses postures, non, dans divers avatars le beau Napolitain. Ce fut d'abord à Corfou, vers 1895, oui, en janvier 1895, il était à bord du yacht de l'archiduc Otto et voyageait avec l'illustre toqué, lui et quelques seigneurs de moindre importance, cueillis par l'Altesse au cours de ses errances à travers les mers. L'archiduc Otto? Vous connaissez le prince héritier d'Illyrie, qui a renoncé au trône, et, du vivant même de l'empereur, a solennellement abdiqué en faveur de son cousin pour se livrer tout entier à la passion de la navigation et de l'astronomie? Il découvre des constellations inconnues et des poissons nouveaux.—Et le Pietaposa, il l'avait découvert à quel titre? interrompait l'incorrigible Gamard.—L'histoire ne le dit pas. L'archiduc Otto est un exalté, mais c'est aussi un artiste. Je suis sûr qu'il avait le Pietaposa à son bord comme un bibelot précieux, une statue rare ou un beau portrait. L'équipage de la Yungfrau offrait alors les spécimens les plus accomplis du littoral méditerranéen. Il y avait des matelots turcs, il y en avait de Grèce, de Sicile et d'Espagne, et jusqu'à des pitchoun de Marseille. L'archiduc Otto est l'homme de toutes les fantaisies, ces Mittelbach! D'abord, c'est de famille. On n'a pas impunément un Louis II de Bavière dans ses consanguins. D'ailleurs, esthétisme purement cérébral, jamais un soupçon n'a effleuré l'archiduc. C'est le mari le plus fidèle, et l'archiduchesse Gisèle n'a jamais pleuré.—Et le Pietaposa dans tout cela?—Le Pietaposa était à Corfou parce que la Yungfrau y avait fait escale. L'archiduc avait tenu à saluer sa cousine, l'impératrice de Hongrie, qui y passe tous ses hivers.—Et le Pietaposa était reçu chez l'impératrice?—Parfaitement, dans l'ombre de l'archiduc. Ah! l'aigrefin a de l'entregent, plus que de l'intrigue, de la souplesse et de l'audace, une race énorme avec cela!—Pas dans les mains. Vous avez vu ces éclanches?—Mais il en a dans l'allure et dans la vie, ce qui est un autre atout dans son jeu; la preuve est qu'il força l'entrée des salons et des clubs de Vienne, et la noblesse autrichienne est demeurée méticuleuse et sensible de la bouche par ces temps de veulerie et de lâchez-tout universel.—Quelques scandales du club à Vienne?—Non, heureux joueur et beau joueur, quelques duels, mais pour des femmes; une liaison affichée avec une danseuse; et le sujet d'Opéra, là-bas, c'est le «nec plus ultra», la crème. Bref, la situation la plus en vue, la plus assise.—Eh bien, alors?—La débâcle commence en 1895, à Ems.
»Le Pietaposa y accompagnait en cavalier servant la grande duchesse Sophie de Meinichengen, cette jolie blonde pas toute jeune qui promenait cet hiver, à travers les ministères et les réceptions officielles, le tragédien Chastenay Dosan et le peintre Dario de la Psara. La grande-duchesse avait alors sept ans de moins, et moins connue, moins démodée aussi par tant de séjours dans les Ritz et Bristol Hôtels de tant de capitales, la blonde Altesse était alors au début de longues et fantasques absences de six mois qu'elle fait, tous les ans, loin du duché et du palais conjugal: la plus honnête femme du monde au demeurant, mais pas cousine pour rien, non plus, des Mittelbach.—Alors, il ne changeait pas de famille, le Pietaposa?—Oui. Il a surtout cultivé les Altesses en déplacement. Rien ne pose comme de soi-disant liaisons royales.—Les bourgeoises suivent.—Les parvenues surtout. Cette société de cuistres rampe à genoux devant tout ce qui a blason.—Une époque de domestiques.—A qui le dites-vous! Les peuples se révoltent et tous les républicains sont maîtres d'hôtel; voyez les Suisses!—D'ailleurs, on n'est bien servi maintenant qu'à l'auberge.—Et on ne mange plus qu'au cabaret.—Résultat: toutes les Altesses démissionnent; l'impératrice de Hongrie vit à Corfou, la reine Nathalie à Biarritz, la reine de Galice à Monte-Carlo, le roi de Finlande à Aix-les-Bains et le roi Oloran au tripot.—Mais la grande-duchesse? Vous vous égarez, d'Esshuard.—En effet; mais vous permettez. Très altérantes, ces biographies de Majestés en vacances. Si nous changions un peu nos vins?—Henri, une Saint-Marceaux pour ces messieurs et moi, et du Rœderer pour M. de Clarens, qui n'en supporte pas d'autre.»
Et quand le maître d'hôtel eut servi les coupes de cristal taillé et fait sauter les capuchons dorés des bouteilles:
«L'aventure de la grande-duchesse Sophie et du Pietaposa, elle a été plutôt ridicule. L'Altesse ne sortait que flanquée du bel Italien, très en cour, trop endiamanté, des perles dans toutes ses cravates et des bagues à tous les doigts. Il s'est calmé depuis et sans la cambrure accusée de l'habit, serait tout à fait correct; mais on ne peut trop demander à un Napolitain. Napolitain, il l'était alors outrageusement dans ses allures et dans sa mise, bellâtre et arrondi d'attitude et de gestes, trop campé, trop souple et trop frisé, avec des œillades incendiaires et des sourires de langueur, un vrai ténor, et compromettant à plaisir cette pauvre grande-duchesse. Elle se laissait aimer, courtiser et vivre, toute à la vanité d'avoir enchaîné ce phénomène à sa daumont, et toute au plaisir esthétique de le voir. Le Pietaposa d'ailleurs payait royalement les collations et les promenades offertes, tenait table ouverte à la Restauration du Parc et perdait et gagnait à la partie du Kursaal, comme un vrai grand seigneur. La duchesse Sophie, élevée dans l'économie de sa petite cour allemande, n'en croyait pas ses yeux de Gretchen. Pietaposa l'éblouissait. Mais il y eut le revers de cette éclatante médaille et, un beau matin, le sigisbée magnifique présenta la note à l'Altesse.»