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L'école des vieilles femmes

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VII

SERVICE EN CAMPAGNE

Il y a des âmes faibles, passionnées et hautes, qui ne peuvent faire le sacrifice de leurs désirs et ne savent pas renier leur idéal. Leur vie de sentiment est une étrange alternance de chutes et de rachats, d'indulgences indignes et d'abnégations héroïques.

Une faute se rachète par un martyre volontairement imposé; et, aujourd'hui, une bonne œuvre répare l'erreur d'hier. Elles veulent bien s'arracher l'œil droit et n'entrer que mutilées dans le royaume de Dieu. Ce qu'elles ne peuvent arracher, c'est le besoin d'émotions violentes et personnelles qui fait de leur cœur un abîme d'égoïsme involontaire et douloureux.

Gabrielle-Dante Rosetti.

Sourdière avait reçu le volume avec le passage souligné; un mot de la princesse Outcharewska le priait de le lire et l'invitait à l'accompagner à Cabane-Vieilles, entre l'Authion et Turini.

Il y assisterait avec elle aux manœuvres des A contre les B, les dernières opérations des deux corps d'armée en ce moment dans les Alpes. Le général de Brusselard, qui avait dîné la veille chez elle, avait bien voulu la renseigner à demi sur les plans de la journée. Des hauteurs de l'Authion ils assisteraient certainement à l'attaque des Calmettes et à l'assaut de Peïra-Cava. La descente du Mangiabo par les A, avec toutes les compagnies d'alpins sur ses pentes, vaudrait, à elle seule, le voyage. Voudrait-il être son compagnon dans cette excursion? Elle avait comme coupe-file un mot du général de Brusselard et pourrait traverser toutes les lignes.

Sourdière avait accepté.

Depuis huit jours qu'il croisait sous bois les marches et contre-marches des deux partis et que, dans ses promenades de Lucéram au Moulinet, il surprenait les bivouacs des alpins ou le démontage des pièces d'artillerie dans les clairières de la forêt ou les petites places des villages, il avait fini par s'intéresser aux péripéties et aux alternatives de la petite guerre.

Tour à tour passionné pour les A ou pour les B, au hasard des rencontres, voilà huit jours qu'il les photographiait sans relâche dans toutes les attitudes et dans tous les décors de leur rude vie d'armée en campagne. Ses clichés auraient fait la fortune d'un éditeur de cartes postales. Il emportait donc son kodak; et, quand la victoria de la princesse venait le prendre à l'hôtel, il ne la faisait pas attendre.

Le général de Brusselard avait indiqué un plan de campagne, que le chef des B, le colonel Astié avait déjoué. La princesse et Sourdière n'avaient plus trouvé personne à Cabane-Vieille; une marche de nuit avait fait un désert des pentes de l'Authion et de la forêt de Turini. Des baraquements abandonnés, entre lesquels ils se promenaient, ils plongeaient dans les trois ravins où vient mourir la vallée de la Bévera. Désertes aussi les hautes pentes gazonnées de Mangiabo. Jusqu'au pied de l'épais contrefort, derrière lequel s'abritent les maisons du Moulinet, montagnes et ravins dévalaient brusquement; vaste entonnoir de roches et de pâtures, hier encore peuplé d'une foule grouillante et bariolée de soldats et, depuis leur départ, hanté d'une étrange et poignante solitude.

De lointaines fusillades du côté de l'Escarenne éclataient à de rares intervalles; la trame du silence se déchirait comme une soie; mais, une minute après, les mille bourdonnements des insectes et des herbes le tissaient de nouveau plus vite et plus sonore de leurs innombrables frémissements. La princesse sentait peser en elle une affreuse tristesse.

Le silence de la montagne, cette ivresse de la nature faite du rêve immobile des cimes et de la joie du vent, de la griserie de l'insecte et du vivace élan des tiges, étreignait la vieille anglaise au cœur. Elle y avait trop entendu, les jours précédents, les bruits familiers et joyeux des compagnies campées à la belle étoile: cris des hommes autour des lessives et des cuisines; hennissements des mules à l'abreuvoir; hurrahs des troupiers à l'heure de la soupe; querelles vite éteintes autour des cantines, et commandements des supérieurs. Cabane-Vieille et le désarroi de ses baraquements vides lui donnaient le mal de la solitude; elle et Sourdière redescendaient à Turini. Là au moins, sous les hautes branches des sapins traversées de soleil, trouveraient-ils la gaieté du petit restaurant d'officiers et du grand abreuvoir, où les longs chariots chargés de bois de la forêt voient s'arrêter leurs attelages. Ce silence régnait aussi sous les grands arbres, plus bourdonnant encore que sur les hauteurs; une odeur enivrante de thym et de lavande se dégageait dans la chaleur; là aussi tous les baraquements étaient vides. La princesse s'arrêtait auprès de l'abreuvoir.

—Partis! Ils sont partis, et, jusqu'à l'année prochaine, et je me sens plus vieille de dix ans depuis leur départ. Voilà douze jours que je viens me promener ici, et chaque fois j'y venais avec une toilette nouvelle, hermétiquement voilée. Oh! cela naturellement, mais corsetée, ajustée, chaussée, gantée et avec quel soin, et tout cela, pour plaire à ces soldats! Oh! je savais bien que je ne faisais aucune illusion aux officiers. Ceux-là sont de notre horrible monde; ils chiffrent la date exacte de toute ride de femme; mais pour ces hommes du peuple ou de la montagne, pour ces humbles et, disons-le, ces brutes arrachées de leurs foyers et asservies, les pauvres êtres, à ce dur métier de routier, mon élégance faisait de moi une femme; mes dessous de soie me donnaient vingt ans. Claire de costume et de teint grâce à mon maquillage, je passais parmi leur lassitude et leur vigueur comme le spectre de la Jeunesse et, je vous l'ai déjà dit, Sourdière, malgré mes soixante-dix ans, dans cette forêt, cet été, j'ai senti flotter autour de moi une atmosphère de désirs.

Le désir! La seule raison que nous ayons de vivre. Désirer! quelle joie et quel supplice! Mais quelle intensité apportée dans notre vie! Mais être désirée, quelle ivresse et quel orgueil! Or être désirée, pour une femme, mon ami, c'est ne pas vieillir. Le poète l'a bien compris, qui, faisant parler un amant aveugle à sa vieille maîtresse, écrivait ces quatre mauvais vers:

Et mes yeux te voient toujours belle,
Le front clair comme au premier jour;
Et ta jeunesse est éternelle,
Car éternel est mon amour.

La poésie est médiocre, mais la pensée en est exquise, et le peu d'années qui me restent à vivre, mon cher ami, je conserverai une gratitude attendrie à cette forêt où quelques illusions aidant, beaucoup d'artifices aussi, cela je l'avoue, j'ai retrouvé la jeunesse et senti le frôlement délicieux de l'amour.

—Quelle rêveuse vous faites! ne pouvait s'empêcher de sourire l'écrivain.

—Et quelle passionnée aussi! Cela vous pouvez le dire.

—Rêveuse et passionnée, soulignait l'homme de lettres.

—C'est que j'ai si peu vécu.

—Comment?

—Oui, je n'ai pas eu de vie sentimentale, moi. Depuis l'âge de dix-huit ans j'ai lutté, intrigué, mené l'existence d'un homme d'affaires. Je vous l'ai déjà dit, j'ai fait ma fortune. Les passionnés auront vécu; les raisonnables auront duré... Par horreur de la pauvreté, j'ai tout sacrifié pour atteindre la fortune. Je la possède, mais je n'ai pas eu l'amour.

La princesse s'était assise sur un tronc d'arbre.

—Mais vous avez le luxe, princesse. On ne peut tout avoir.

—Oui, j'ai le luxe, un luxe dont je suis prisonnière; un luxe qui me permet la robe de Doucet, le bijou de Morgan, l'installation de Nice et le caprice des villas estivales dans un cadre où l'on trouve toujours des amis? Mais ce luxe-là m'interdit tout caprice, toute fantaisie, toute réalisation de désir. Il m'a désignée comme une proie à toutes les basses convoitises, il m'a appris à douter de tous et de tout; il a fait de moi la dame qui casque. Oh! l'horreur de ce mot, casquer. Oh! quelle horreur!

—C'est que vous êtes trop prudente aussi, princesse; trop réfléchie et trop politique.

—Je suis Anglaise.

—Avec quel orgueil vous dites cela!

—Mais, j'ai regretté souvent de ne pas avoir votre insouciance latine; oui, car c'est affreux, en vérité, d'avoir à la fois cette frénésie d'imagination et ce sang-froid odieux. Ah! ce sang-froid réfléchi, cette prévoyance perpétuelle des probabilités fâcheuses. Comme ce côté anglais a gâché ma vie!

—Votre vie sentimentale?

—Naturellement! Ainsi, je vous ai raconté, n'est-ce pas, mon aventure imprévue et violente, d'il y a vingt ans, avec ce Sicilien ou ce Corse, cet inconnu disparu sans retour? Ce fut peut-être de toute mon existence la sensation la plus délicieuse et la plus forte. Ce fut la plus brève aussi. Eh bien! je ne vous ai pas tout dit.

—Comment! Il y eut une suite?

—Oui et non. Je revis cet homme.

—Ah! princesse!

—Mais lui ne m'a pas revue!

—Comment?

—Voilà. Deux jours après mon abandon furtif et délirant d'un soir, mon jardinier venait me prévenir qu'un homme rôdait obstinément depuis le matin dans le chemin de servitude, derrière le grand mur du parc. C'était un individu d'assez mauvaise mine; il croyait devoir m'avertir. J'envoyais voir le valet de chambre. «C'est un Italien, me rapportait-il, un marin de quelque tartane. Il est là, dans le chemin, qui joue aux boules avec des oranges.» Un Italien! Je devinais que c'était lui. Je sus assez me dominer pour ne pas courir immédiatement à la petite porte. J'attendais le crépuscule. J'y allais comme en me promenant, à travers les allées. Mais, arrivée sur les lieux, je me gardai bien d'ouvrir. Je me penchai et regardai par le trou de la serrure. C'était bien lui. Mon Sicilien était là, épiant la porte qui me séparait de lui. Debout, les bras croisés, avec une expression farouche, il ne jouait plus avec ses oranges. J'avais une folle envie de me jeter contre sa poitrine et de l'étreindre de toutes mes forces; je me contentai de le regarder. Il revint ainsi pendant deux jours, et, moi, je revins aussi le contempler et me rassasier de ses allées et venues, de ses prunelles ardentes et de l'impatience crispée de sa bouche. Il rôdait comme un fauve. Je mourais à la fois de désir et de regret. Pendant deux jours ce fut l'agonie d'un sexe autour d'un autre. L'agonie d'un sexe, la plus belle définition que j'ai jamais lue de l'amour. Les jasmins pleuvaient sur ma tête, comme le soir de notre étreinte; comme le fameux soir, leur odeur me faisait défaillir.. Et, je n'ouvrais point! Il partit sans m'avoir revue.

—C'est ce qu'on appelle avoir du caractère. Mes compliments, princesse.»

La princesse se levait de son siège improvisé et se mettait à marcher. Du bout de son ombrelle elle fauchait à larges coups les clochettes bleues des campanules et les pétales roses de silène.

—Un caractère qui ne me garde pas toujours des pires enfantillages et des plus ridicules. Ainsi, le croiriez-vous, Sourdière, l'autre soir, je suis revenue errer seule au clair de lune parmi ces baraquements pleins d'hommes endormis. J'avais laissé ma voiture un peu au-dessus, sur la route, et là, dans la magie de la forêt lunaire, j'ai écouté la forte respiration du camp qui montait, régulière et rythmée, dans la nuit.

J'y avais passé toute la journée et, comme la veille et l'avant-veille encore, j'avais vu s'allumer sur mes pas des regards et des œillades. Oh! la délicieuse brûlure que vous mettent sur la peau certaines prunelles d'hommes! Une femme seule peut sentir cela. Le jour, j'avais justement traversé le bivouac à l'heure de la soupe; les soldats, emblousés de toile grise, la mangeaient assis au revers du talus, accroupis dans l'herbe ou vautrés sous les sapins. Tannés par le soleil et maigris par les marches, ils offraient tous des faces ardentes et tirées de routiers. Une faim presque animale les tenait penchés sur leurs gamelles, mais je passais, et le parfum de mes dessous fit brusquement lever les têtes. Une lueur emplit tous ces yeux, et ce furent des regards de bête que je sentis fondre sur moi; la minute fut délicieuse, il me semblait rôder parmi des fauves... Devant le petit restaurant, deux lieutenants et un capitaine ricanèrent, à la fois insolents et pitoyables, mais leur impertinence ne m'atteignit pas.

Je me sentais désirée par tous ces hommes. Plus d'un, me disais-je, rêvera sûrement de moi, cette nuit... Et je suis revenue, non point réaliser ce rêve, mais leur apporter le frôlement de ma présence. Seule dans le halo argenté dont s'agrandissait la forêt, il me semblait que je buvais toutes ces âmes, toutes ces âmes à demi libérées et flottantes pendant l'enchantement du sommeil. Comme un flot de baisers, comme un encens de rut, d'ardeur et de caresses montait, il me semblait, invisible vers moi. Pendant une minute, par la volonté de tous ces désirs je me suis sentie redevenue belle. Oui, j'ai connu alors l'enivrement orgueilleux d'une Hélène et d'une Cléopâtre, Cléopâtre sur le Nil, Hélène sur les murs de Troie, ces reines d'impérissable beauté aux fantômes évoqués par le regret des mâles, et dont l'âme dédoublée, parce que convoitée et voulue après vingt siècles abolis, hante encore le sommeil des poètes et des jeunes hommes.

Cléopâtre! Hélène! Sémiramis aussi, et, plus près de nous, les grandes courtisanes. Impéria, la maîtresse des cardinaux et des papes, la luxure de l'Eglise et la fleur des Conciles; Belcolore à Venise, et, sous les Valois, les deux Diane! avoir fait rugir et râler des armées et des rois et des peuples d'amour et de désirs.

—Et vous n'avez même pas eu pitié d'un homme de garde! Cléopâtre, elle, eût relevé la sentinelle, princesse.

—Et envoyé le romancier Paul Sourdière travailler aux Pyramides, le bagne du temps des Ptolémées. Cléopâtre n'aimait pas les insolents.»

Un bruit de branches brisées, le martellement sur la mousse d'une galopade d'hommes, toute une compagnie d'alpins se ruait, dévalant des pentes de l'Authion.

La princesse et le romancier remontaient en voiture.


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