L'école des vieilles femmes
I
UN SOIR, AU MUSIC-HALL
C'était dans l'avant-scène du Cercle. Ils étaient trois ou quatre habits noirs, venus pour les débuts d'une professionnelle, une assez jolie fille qui, des nuits de chez Maxim's et des cinq heures aux Acacias, venait de s'échouer sur la scène de ce music-hall. Les clubmen très amusés escomptaient d'avance les gaucheries et les terreurs de la débutante dans sa cage aux lions (on savait Méry Gabston taffeuse en diable, elle n'avait jamais pu monter ailleurs qu'au manège, ce qui l'avait brouillée avec d'Arcy-Fryleuse, sportsman enragé, qui n'avait pu supporter chez une maîtresse cette crainte irraisonnée du cheval). Qu'allait-elle donner en public sous les diamants loués pour la circonstance, une fois enfermée entre les hautes grilles dorées de la cage avec les fauves du dompteur Buckler, le Buckler des fêtes foraines réduit par la faillite à louer sa ménagerie à une fille, et à prêter à un caprice la majesté de ses lions.
«Bah! on va nous fournir des fauves préalablement cuisinés d'avance, abrutis d'opium ou de... manipulations. Et morphine et caresses savantes, Méry s'en charge, son dernier amant est mort ataxique.—C'est vrai, ce pauvre Saint-Estèphe! dans un sanatorium d'Allemagne. Ses sœurs l'avaient fait interdire et ne lui ont même pas accordé l'hôtel de Paris, à Monte-Carlo, ou l'hôtel de Russie, à Menton.—Pauvre de nous!—Oh! moi je donne raison à la comtesse de Nauplies. Trop d'infirmités déjà affligent la Côte d'Azur. C'est navrant, quand on va là-bas en février, d'avoir à éviter toutes ces petites voitures, où des dévouements en livrée promènent au soleil des agonies refusées par les familles. Le sanatorium ou la maison de santé, moi, je ne connais que ça! Nous devons avoir la pudeur de nos déchets. On enterre bien les cadavres, on doit dérober toutes les décompositions aux regards. Il y a des sœurs de charité, que diable! il faut bien que le catholicisme serve à quelque chose.»
Et la veulerie des propos éreintés traînait, maintenant, sur le conseil judiciaire infligé à la comtesse de la Nerthe par un frère, à la fin énervé d'avoir à payer les échéances du comte. Deux plastrons blâmaient la décision prise, les deux autres l'approuvaient; un cinquième arrivant déclarait qu'il se contenterait, lui, des trois millions de rentes du jeune ménage; et puis le dernier scandale d'un autre jeune ménage du faubourg était conté, l'aventure à surprise d'un collier de fabuleuses perles acheté en double. La femme légitime avait eu les moins belles naturellement, et la maîtresse les plus précieuses; une note présentée à la jeune femme en l'absence du comte par le joaillier avait révélé le pot-aux-roses. Maurice Donnay s'était inspiré de l'incident pour une pièce.
Sur scène, six monstrueux éléphants noirs évoluaient, merveilleux, gigantesques, la largeur de leurs fronts timbrée de couronnes d'or, qui leur faisaient autant de diadèmes. On eût dit de millénaires idoles de pagodes hindoues, tout à coup animées par un geste du dompteur. Quand les six pachydermes s'avançaient de front sur le public en nouant et en balançant tour à tour la souplesse de leurs trompes, on évoquait inconsciemment les symboliques frises d'animaux admirés, il y a quatre ans, dans l'escalier souterrain du Phnom pendant l'exposition, et c'était en vérité comme un monumental morceau d'architecture abolie qui, lent et majestueux, processionnait et tournait en rond dans les corps pesants, souples et presque légers des six pachydermes.
Sanglé dans un dolman de prince madgyar, la blancheur de porcelaine du plastron illuminée des feux de trois diamants ridicules, le dompteur manœuvrait au doigt et du bout à peine effleurant de sa cravache ce frontispice ambulant de temple cambodgien.
D'une voix monocorde et lassée les cinq clubmen causaient maintenant du dernier chantage éclaté si inopinément dans le monde du haut commerce des rues du Sentier, d'Uzès et d'Aboukir, et de la fin tragique de ce pauvre bonhomme de soixante ans, terrorisé par les menaces de deux misérables contre lesquels la police n'avait même pu sévir. Du dompteur et de ses éléphants, ces messieurs ne se souciaient guère. C'était l'heure du ballet. Ils étaient là pour les diamants de Viane de Sorgy, dépouilles opimes, cette fois, disait-on, de l'Angleterre... «Un prince du sang!—On le dit!—Moi, je leur aurais cassé la tête, à ces misérables, on a toujours un revolver.—A propos de chanteur connaissez-vous le maître du genre et de la clef de sol? alors regardez en face, dans cette avant-scène.»
Un homme venait d'y entrer. Très grand, la taille merveilleusement mince et souple dans la cambrure exagérée de l'habit noir, musclé pourtant, comme l'attestait la vigueur des mains qu'il venait de poser sur le bord de la loge; des mains d'aventurier aux doigts spatulés et forts qu'aucun bijou ne dénonçait aux regards. La tête classique et d'une régularité presque irritante était celle d'une étude italienne. C'étaient sur les dents de nacre les lèvres ciselées de corail rouge et les moustaches d'un noir brillant d'un prince napolitain ou d'un modèle de Florence; mais les yeux s'alanguissaient de cette ardeur passionnée et lasse, propre aux races du Midi. Sans les cheveux noirs trop lustrés et pommadés, l'homme eût été d'une élégance impeccable. Une femme l'accompagnait, une Italienne comme lui à en juger par son type sinueux et morbide de brune cruelle. C'étaient les mêmes lèvres rouges, la même pâleur mate, le même front entêté, bestial et étroit sous les grappes savamment ondulées des cheveux noirs; mais la flexibilité de la taille et du cou ravissait. Avec des ondulations de vipère la femme venait de glisser et émergeait, enfin nue, d'un merveilleux manteau de soir. Elle s'asseyait maintenant. «Elle a de bien belles perles! hasardait, après un coup de lorgnette, un des cinq habits noirs.—Et de plus belles émeraudes, était-il riposté, avez-vous regardé ses prunelles? La marquise a les plus splendides yeux verts, et le rare est que ses cils sont noirs. D'ailleurs ils sont gris le matin, ce sont des yeux d'eau changeante.—Elle est marquise?—Comme il est prince. Le couple se vaut, elle sera peut-être duchesse demain.—Pas mariée alors?—Bah! ils le seront peut-être cet hiver à Nice, quoique Nice soit bien près d'ici. Pour les besoins de la cause ils sont tour à tour mari et femme, frère et sœur ou amant et maîtresse, cela dépend du ponte; ils opèrent quelquefois tous deux, Cosmopolis et Babylone, tout arrive en Orient. Vous avez lu les «Mille et une nuits», du docteur Mardrus?—Vous nous intriguez, de Fols. N'empêche qu'elle n'ait de bien beaux bijoux.—Bah! ils sont peut-être faux ce soir. L'endroit est plutôt canaille.» Et les quatre autres intrigués: «Mais enfin qui sont-ils?—Elle, qu'importe! une comparse; mais lui, c'est la cheville ouvrière, l'âme de l'association. Comment, vous ne le connaissez pas? Pietaposa, le prince Luidgi Pietaposa, ça ne vous dit rien, ce nom-là? Il est vrai qu'il travaille plutôt à l'étranger, et vous, quand vous êtes allés à Nice!...»
Les quatre hommes étaient devenus rêveurs. Pietaposa! Le nom en effet, comme une traînée de poudre, rappelait aux uns comme aux autres de vagues scandales de clubs et de boudoirs.
Pietaposa, et c'étaient de fabuleuses parties de baccara au cercle de Palerme et à l'«Amicitia», pendant la saison de Florence. Il était précédé partout par une réputation de chance insolente, et les villes d'eau du Tyrol autrichien avaient, il y a deux ans, retenti de ses exploits d'heureux joueur. Des duels non moins heureux (car c'était une des plus fines lames des salles d'armes de Milan), avaient toujours tenu en respect les médisants; mais de Vienne à Budapest et de Naples à San-Remo les gens prudents évitaient de s'asseoir à sa table.
Beau comme un dieu, il avait été, presque enfant, aimé par une reine en exil, une majesté plutôt mûre qui avait bercé «el cherubino» sur ses genoux, et, par un juste retour des choses d'ici-bas, lui à son tour avait, dit-on, tenu sur ses genoux, pas plus tard que le dernier hiver, une jeune infante, la fille même de son éducatrice. D'ailleurs pour les femmes, comme pour les cartes, il s'était toujours bien battu. On voyait facilement le fil de son épée, plus rarement la monnaie de ses billets de banque. On l'accusait de quelques poufs fameux sur la «Riviera», mais à son honneur il existait de par les villes du littoral un écumeur de tripots qui possédait avec Pietaposa une malheureuse ressemblance: un Sosie compromet toujours son homme. Du Sosie la police avait fait justice; et les maisons centrales de Nice et de Turin avaient gardé, pendant des mois, Angelo Caracole, Italien comme le prince et payant de mine comme lui. Mais, si un Sosie compromet, un Sosie est aussi un alibi. Bref, de toutes les vagues et contradictoires aventures tourbillonnant autour du nom du prince s'établissait une atmosphère de galanterie louche, de fortune équivoque et pourtant de chevalerie qui, peu à peu, avait allumé les yeux et aiguisé le sourire des cinq hommes, maintenant attentifs aux attitudes du prince Pietaposa.
Fluide et mince comme un verre opalisé de Venise sous les satins et les brocarts blancs d'un idéal travesti, Viane de Sorgy promenait sur scène la candeur de sa gaucherie, la timidité peureuse de ses gestes et la parfaite ressemblance du fameux portrait d'homme de Van Dyck, «le lord Warton», que les Romanoff détiennent au Musée de l'«Ermitage». On avait d'ailleurs tout fait pour accentuer cette ressemblance. Le costume avait été copié, tons sur tons et plis par plis sur celui du portrait. C'était le même justaucorps broché de roses d'argent et, sur le grand manteau d'un mauve lunaire drapant somptueusement la sveltesse de la femme, le Grand cordon bleu en sautoir mettait en valeur l'eau étincelante des diamants, qui révolutionnaient tout Paris.
L'affabulation du ballet mettait en scène les aventures d'un jeune lord anglais, timide et peureux des femmes, qu'un caprice de Georges II envoyait à la cour de Louis XV, en plein Versailles et en plein Louveciennes, pour qu'il s'y déniaisât et perdît enfin ce que les Anglaises ne lui avaient pas pris.
C'était, transposée au théâtre, l'aventure même de Louis XV adolescent au château de Chantilly. Un essaim de belles filles déshabillées en marquises et en duchesses menait gaiement la ronde autour du jouvenceau: et, parmi la folle équipée de toutes ces bouches et de toutes ces gorges offertes, le jeune lord apportait une maladresse, un effarement comique, une angoisse frissonnante d'autant plus piquants que ce coquebin de toutes les pudeurs et de toutes les transes était Mlle de Sorgy.
La salle s'amusait énormément aux dangers courus par la vertu du jeune lord, et l'avant-scène du Cercle l'avait honoré un moment, d'œillades et de petits sourires; mais le Pietaposa les intriguait.
Le prince s'était levé pour suivre à la lorgnette les jeux de scène de la demi-mondaine; elle ne jouait pas, c'était exquis. Cette timidité était naturelle.
Comme les cinq clubmen cherchaient à se remémorer, chacun dans ses souvenirs, une histoire précise sur ce diable d'homme: «Voyons, et la mort de la duchesse de Freybourg, la fille de Nathan Rayberg, son suicide dans la misère, à bout d'expédient, dans la détresse des poursuites, des saisies et de l'hôtel vendu, sans que Rayberg ait consenti à intervenir, lassé, lui aussi, depuis cinq ans de payer des dettes... Tout ce désastre, vous n'en connaissez pas l'auteur? mais le voilà, c'est Pietaposa, c'est lui!—Alors, il était son amant?—Parbleu!—Mais, c'est toute une histoire.—Un drame. Tout à l'heure, chez Durand, si vous voulez, en cabinet. L'avant-scène d'à côté a des oreilles.