← Retour

L'école des vieilles femmes

16px
100%

DERNIER AMOUR

La marquise de Fleurigneuse sortait des mains de son professeur de beauté; il était près de onze heures. La marquise était encore toute ahurie: la masseuse, commise aux soins de raffermir la gélatine de ses chairs et de rendre à son masque flétri l'aspect momentané d'une illusoire jeunesse, venait de la torturer pendant deux heures d'horloge.

Cette opération, la marquise la supportait maintenant trois fois par semaine; mais ces jours-là, ses matinées étaient absolument perdues; car, après les longues heures de la séance de massage, la patiente était condamnée à deux autres heures d'immobilité.

Ce supplice, Mme de Fleurigneuse s'y était résignée depuis son retour de Cannes. Voilà vingt jours qu'elle appartenait corps et âme à Mme Boutiboire: l'air de la mer, les longues courses en automobile, la poussière des routes et le printemps de la Riviera avaient quelque peu détérioré son visage; mais ses joues fouettées par le mistral et striées de couperoses, Mme Boutiboire s'était engagée par écrit à leur rendre avec la fermeté d'un biceps de lutteur la blancheur laiteuse d'un pétale de camélia. Mme de Fleurigneuse avait traité à forfait. Le professeur de beauté lui avait déclaré que dix séances suffiraient. Mme de Fleurigneuse en était à sa neuvième et en effet le hâle de son pauvre visage était déjà tombé, ses bajoues se raffermissaient et la marquise nageait dans une douce joie... A son retour d'Italie, le comte de La Pennas las Marinas trouverait en elle une jeune femme qu'il n'avait pas connue. Mme Boutiboire lui avait affirmé qu'elle lui retirerait au moins vingt-cinq ans: cinquante louis étaient le prix convenu de cette nouvelle jeunesse... Et, ravie de la beauté dont elle constatait les progrès chaque jour, Mme de Fleurigneuse estimait que la masseuse ne lui avait pas pris trop cher. Elle eût donné le double et le triple pour plaire à M. de La Pennas las Marinas. Le cher comte devait rentrer à Paris dans trois jours, la pauvre femme ne tenait plus en place. Trépignante et cabrée, elle comptait les heures et les minutes. Quelle serait l'impression du jeune homme en la retrouvant ainsi rajeunie!... Si cette métamorphose allait changer en un sentiment plus tendre la déférente sympathie et l'affection quasi-filiale que lui avait toujours marquées le jeune Brésilien. La marquise l'espérait sans oser trop y compter.


C'était à Nice, dans un de ces thés, où l'oisiveté des femmes à la fois pourvues de rentes et d'années vient, de quatre à cinq, tromper l'ennui de leurs journées trop longues autour de tosts, de gâteaux au gingembre et de tasses d'eau chaude. La colonie étrangère y abonde: des papotages, des salamalecs, des salutations et des petits cris y leurrent les pauvres âmes dépaysées dans la solitude des hôtels. Misses et fraülen s'y croient en visite; la lourdeur allemande et la morgue anglaise y font assaut d'élégance. On y soigne ses entrées et on y médite ses sorties; les mères y viennent flanquées de leurs filles, et les vieilles dames de leurs demoiselles de compagnie. Le chic suprême est de monter, raide, sans un regard à droite ou à gauche, les huit marches du perron qui conduisent au jardin d'hiver. Rangées sous la véranda, les premières arrivées toisent les nouvelles venues, détaillent, critiquent et épluchent; quelques shake-hands échangés posent tout de suite un groupe. En face, sur la chaussée poussiéreuse de l'avenue, entre les squelettes des platanes sans feuilles, des voitures de maître et des autos attendent.

C'est dans ce milieu que de La Pennas las Marinas lui était apparu, pour la première fois: Mme de Fleurigneuse en était une assidue. Elle y allait tous les jours pour y déplorer l'extravagance de la mode, le danger des nouveaux corsets et constater avec quelques autres dames de son âge la déchéance évidente de la race en comparaison de leurs beautés passées et du physique des femmes d'aujourd'hui!

Le Brésilien était entré en coup de vent, accompagné d'un homme dans la trentaine comme lui, tous deux gainés dans des vestes de chauffeur: ils escortaient trois jeunes femmes. Bruyants, violents, surexcités par le grand air, éclatants de santé, ils avaient révolutionné cette assistance momifiée de crypte; les trois jeunes femmes riaient à tue-tête, mais la marquise n'avait vu que Lui, Lui et ses cheveux de jais, sa moustache drue, frisée et brillante, la pâleur ambrée de son visage plein et l'ombre portée de ses longs cils noirs sur l'incarnat de ses joues, des pommettes, on eût dit, fardées par le mouvement et le grand air... Et la marquise, remuée jusqu'au spasme, avait ressenti presque douloureusement le contre-coup de tant de force et de jeunesse; ça avait été chez elle comme une soif et une faim soudaines, un désir maladif, instantané de mordre dans cette chair et de boire à cette bouche, et là-dessus, l'inconnu avait réglé et toute la bande était remontée en auto.

La marquise s'était informée du nom du jeune homme; on ne le connaissait ni lui, ni ses compagnons: ce devait être des gens de Cannes.

La marquise l'avait revu une autre fois à Monte-Carlo. Il pilotait autour des tables de jeux deux resplendissantes créatures, dont la marquise avait fait deux filles. Penché sur leurs épaules nues, le jeune homme dirigeait leurs jeux et pour son compte pontait royalement sur les numéros, et, ce soir-là, la marquise avait détesté férocement le beau Brésilien.

La troisième fois enfin, la marquise de Fleurigneuse avait croisé le captivant inconnu dans les couloirs de son propre hôtel, à Regina; le jeune homme escortait, cette fois, deux femmes du monde, lady Naymore et sa nièce, miss Edwige Plantagenet; aristocratie de Londres et de Cannes. Ces dames venaient déjeuner à Nice; le Brésilien les accompagnait. La marquise connaissait ces dames un peu plus que de vue, elles avaient dîné deux ou trois fois à la même table à Paris, au Ritz. La marquise les abordait, se faisait reconnaître et présenter le jeune homme. Il s'appelait Pedro de La Pennas las Marinas, de vieille famille espagnole fixée au Brésil depuis près de deux cents ans, Andaloux et Brésilien.

M. de La Pennas quittait Cannes et venait s'installer à Nice pour y suivre les corsos d'autos fleuris et la grande course de Nice-Turin, il était en quête d'un hôtel. Lady Naymore lui conseillait Régina et l'on venait essayer de la nourriture.

Du coup la marquise de Fleurigneuse, qui était invitée à Beaulieu, décommandait ses chevaux et déjeunait à Régina; le groupe mangeait à trois tables de la sienne. Le Brésilien lui tournait le dos, mais de sa place elle voyait sa nuque brune sous les cheveux drus plantés très bas dans le cou, et elle désirait éperdument l'étreinte de cet homme. Un spasme l'étranglait et, par moment, des coins de nudités musclées la visionnaient en hallucination brusque.

Après le déjeuner, on fusionnait autour du café servi dans le hall; la marquise, intarissable, vantait pendant deux heures les avantages de l'hôtel. Trois jours après, M. de La Pennas venait s'y installer.

Et ce furent de lents et de subtils travaux d'approche, toute une tactique savante (la marquise le croyait du moins), dans laquelle l'assiégeant est presque toutes les fois captif de l'assiégé... Mais ce que femme veut, Dieu le veut!... Au bout de huit jours, la marquise s'était insinuée dans l'intimité du jeune homme. Il lui avait raconté son enfance... Orphelin de père et de mère, il avait quitté le Brésil à douze ans et avait fait ses études à Paris, chez les Pères. Il n'était jamais retourné là-bas, en Amérique, où un de ses oncles, propriétaire d'innombrables haciendas, lui laisserait une fortune immense. Il avait surtout le goût des sports, son ambition eût été le yachting; mais sa fortune ne lui permettait que l'auto. Ah! voyager sur les mers lointaines et vivre d'escales en escales! Et ses prunelles de velours noir fonçaient alors jusqu'au bleu de nuit! mais la marquise aimait surtout l'entendre parler de son enfance. Ce n'étaient que pampas, forêts vierges hantées de ouistitis et de vols de perruches. Des orchidées s'élançaient en fusées mauves et roses du tronc dentelé des cocotiers, des retombées de lianes berçaient dans l'ombre scintillante de cantharides et de lampyres, des essors, on eût dit, de pierres précieuses et de joyaux vivants qui étaient des oiseaux-mouches; des zèbres couraient dans la savane, des hamacs se profilaient sur des couchants d'or rose ou entre les pins des marais et, par-dessus les palmiers et les panaches de bambous, s'étalait toujours le bleu houleux du Pacifique, et la marquise de Fleurigneuse se sentait l'âme d'Atala.

Et alors commença pour elle la vie inimitable.

Ce sportsman était une âme. Il n'avait jamais connu sa mère, il fut pour elle affectueux, déférent et filial. La marquise trouvait auprès du jeune homme une tendresse à laquelle les siens ne l'avaient pas accoutumée. Voilà dix ans qu'elle plaidait contre ses enfants. L'affection de M. de La Pennas éclatait comme une oasis dans son existence un peu désemparée de femme seule et sans famille. Le Brésilien avait trente ans, juste l'âge de son fils, et la marquise pour lui se sentait toute maternelle. Il avait aussi le sentiment de la nature et, comme elle, adorait les horizons grandioses et la sauvagerie des paysages. Il avait su distraire quatre ou cinq journées de son temps envahi par le sport, et avait fait avec elle quelques promenades. Les pins du cap d'Antibes, les allées d'eucalyptus de l'île Sainte-Marguerite, les rochers de Saint-Honorat et les tournants de la route de Vence les avaient vus, tour à tour, assis au creux des barques ou sur les coussins de victorias des loueurs. Un soir, le jeune homme avait eu des mots inoubliables à la chute du soleil derrière les crêtes de l'Estérel; et, frémissante, cette pauvre de Fleurigneuse avait senti son âme changeante varier de nuances selon l'ambiance des heures et des décors. La marquise avait beaucoup de lecture, peut-être trouvait-elle M. de La Pennas trop déférent et trop filial. Elle eût préféré plus de hardiesses et pourtant, en lui baisant la main, deux ou trois fois il lui avait effleuré le poignet d'une haleine si chaude, que la marquise en avait gardé comme une flamme au cœur. Il lui arrivait souvent de fermer les yeux en essayant de préciser par le souvenir le frisson de sa chair sous le frôlement de ses moustaches, et puis il avait de si beaux yeux. Il avait aussi, comme elle, le goût et la passion des pierreries, il s'y connaissait à merveille. Il l'avait empêchée deux ou trois fois d'être la dupe des joailliers. La marquise avait la plus belle parure d'émeraudes, une parure de famille estimée cent vingt mille, émeraudes et perles. De La Pennas en avait, tout de suite, donné la valeur, mais avait fait remarquer à Mme de Fleurigneuse les défauts de la monture. Les pierres étaient mal serties, la marquise était exposée à les perdre, et le Brésilien lui avait donné l'adresse, à Paris, d'un sertisseur en chambre, l'honnêteté faite homme, qui travaillait pour tous les grands bijoutiers de Londres et de la capitale. Sur sa prière, La Pennas s'était même chargé de faire parvenir la parure à l'ouvrier. Le collier et le diadème étaient revenus dans les huit jours, plus brillants, plus étincelants que jamais, d'une eau plus pure; et, là-dessus, La Pennas était parti pour Gênes, Gênes, où la Marussia à l'ancre groupait autour du duc tous les amis de la famille d'Orléans, et la marquise avait regagné Paris. Elle l'y attendait dans l'émoi et dans l'attente du prompt retour, heureuse des trois semaines d'absence qui lui permettaient d'espérer la beauté assurée et promise par Mme Boutiboire... Ah! ce retour du bien-aimé, et, là-dessus, une des pierres de son collier s'étant détachée en défaisant les malles, elle avait envoyé le collier et la pierre à Fanderolle, le joaillier de la rue de la Paix.

Une violente sonnerie interrompait un si doux rêve. Une femme de chambre entrait en coup de vent:

—Madame, c'est M. Fanderolle!

—Fanderolle?

—Oui, le joaillier de madame. Il demande instamment à voir Mme la marquise; il insiste pour être reçu. C'est très urgent, très grave.

—Fanderolle! Mais, qu'il entre!

Elle venait de s'assurer dans la glace de son maquillage enfin pris.

—Mais oui, qu'il entre, je vais le recevoir ici... Ah! c'est vous Fanderolle! Quel bon vent vous amène?

—Un mauvais vent, madame. Renvoyez votre femme de chambre. Ce que j'ai à vous dire est des plus graves et ne doit être entendu que de nous.

—Vous m'effrayez, Fanderolle, ce n'est pas une déclaration, au moins? Marie, laissez-nous. Eh bien! qu'y a-t-il?

—Il y a, et le joaillier balbutiait, la voix étranglée d'émotion, il y a que la parure que vous m'avez envoyée à réparer...

—Mon collier!...

—Oui, votre collier, émeraudes et perles, tout est faux.

—Faux, mais, vous êtes fou, Fanderolle.

—Je voudrais l'être, car ce collier, je l'ai eu entre les mains en novembre, avant votre départ; toutes les pierres étaient vraies.

—Alors ces pierres ont été changées...

—Et remplacées par d'autres. Vous avez confié ce collier à quelqu'un?

La marquise sentait chavirer sa raison.

—Marie, apportez mon diadème, perles et émeraudes, mon diadème Empire.

Et quand la femme de chambre eut mis l'écrin ouvert entre les mains du joaillier.

—Les pierres de cette pièce ont été aussi changées, madame, voyez. Les émeraudes n'ont pas de crapauds, les perles n'ont plus d'orient, mais ont trop d'éclat. Vous avez été volée.

—Volée! Ah! le misérable!

Une lueur affreuse venait de traverser son cerveau.

Le bijoutier reprenait:

—Et ce qu'il y a de curieux, c'est que votre cas est celui de deux ou trois de mes clientes, retour de la Riviera. Lady Naymore, qui se fournit chez moi, a eu toute sa rivière de diamants ainsi subtilisée; on lui a changé ses pierres. Et la duchesse de Folkenbridge y est aussi pour vingt-cinq mille francs de perles...

La marquise avait enfin compris l'étendue de son malheur. Elle se levait toute droite dans son peignoir et, d'un geste inconscient, enfonçant ses deux mains dans sa perruque, qu'elle soulevait au-dessus de sa face émaillée.

—Ah! le misérable! le misérable! Il en courtisait d'autres. Ah! comme il m'a trompée!

M. Fanderolle, effrayé de ce spectre de poupée chauve, continuait à ne rien comprendre devant les gestes affolés de Marie.


Chargement de la publicité...