L'école des vieilles femmes
PREUVES A L'APPUI
—Et vous êtes tous là, c'est admirable! faisait la vieille princesse Outcharewska en dénombrant ses invités. Sa face-à-main d'or enrichie de rubis, tenue à prudente distance de ses cils en poils de blaireau savamment collés et lustrés, elle dévisageait tour à tour en les nommant par leur nom Charles Haymeri, Jacques Duteuil, Robert Stoudza et Paul Sourdière. Vous avez bravé la chaleur et ces vingt minutes de montée. Faut-il que vous soyez allumés! Le colonel n'est pas venu: il n'est pas encore entré dans son corset. Il est de trop bonne heure. Quant au consul, il sèche. Ses favoris ne sont jamais finis et bien à point que pour le dîner. Il faut compter avec les teintures.»
Et, rien n'était plus comique que les sarcasmes de cette vieille momie peinte et repeinte émaillée et vernissée, à l'adresse des petites coquetteries de ses vieux amis.
—Elle ne se voit pas, chuchotait Jacques Monard.
—Fards et poisons, s'esclaffait Paul Sourdière. Elle a le râtelier venimeux.
—Tiens, madame de Nymeuse, cette chère enfant, faisait la princesse en essayant d'adoucir l'aigreur de sa voix rouillée.
Et elle esquissait un mouvement vers la nouvelle venue, mais elle se gardait bien de bouger. Elle eût compromis la savante combinaison de son attitude et d'un long peignoir de surah paille, prudemment étayés, attitude et peignoir, sur une pile de coussins.
—Vous voilà, vous aussi! Prenez garde, je vais croire que vous avez un flirt.
—Mais ce serait de la nécrophylie, soupirait la jolie poitrinaire; voyez, je ne tiens pas debout.
—Par trente degrés à l'ombre la nécrophylie a du bon, ripostait la vieille Anglaise. Les premiers chrétiens s'aimaient dans les catacombes, au milieu des ossements de leurs martyrs.»
Et, cette ironie devenait funèbre dans cette bouche ancestrale. D'une main décharnée, un véritable jeu d'osselets cerclés d'or et de pierreries, la princesse soutenait le triangle aigu de son étroit menton. Mme de Nymeuse, toute blanche à côté d'elle dans des flots de linon blanc, avait l'élégance d'un jeune squelette.
—Ce sont tout à fait des femmes d'été, pensait en lui-même Jacques Monard.
—C'est la sécheresse qui les conserve. Ailleurs elles tomberaient en décomposition, ricanait sous sa moustache Paul Sourdière.
—Quel spectacle de nécropole!
—Nice, l'été, la dernière tombe où l'on cause, la dernière ville où l'on embaume encore.
—Mais elles sont fraîches à regarder.
Les deux maigreurs, la jeune et la vieille, faisaient assaut de minauderies.
—Harry! servez le thé bouillant, disait la princesse à un valet de pied en culotte courte, entré sur la pointe de ses semelles feutrées, les femmes de médecins ne viendront pas, elles doivent changer les langes de leurs enfants. Aidez-moi donc à servir le thé, mignonne.»
Et la vieille momie cajolait le jeune squelette. C'était aussi comique que terrifiant. Mais les vastes proportions du salon, parqueté de citronnier et implacablement blanc, imposaient le respect, en même temps qu'elles dissipaient toute crainte. L'ondoiement figé de merveilleux poissons japonais, la queue tordue et la nageoire vibrante comme une aile, animait d'ébats de bronze la monotonie des panneaux blancs; leurs groupes de trois ou quatre se dressaient sur des consoles de laque, impressionnants de vie et de mouvement. C'était la grâce des mosaïques de Pompéi alliée au réalisme de l'Extrême-Orient. A vingt-cinq mille francs le groupe, il y en avait là pour deux cent mille, une bagatelle: ce luxe sous-marin se réflétait à l'infini dans une enfilade de hautes glaces.
—Je vous fais languir, messieurs, faisait la princesse en aguichant les hommes en train d'écraser dans leurs tasses des rondelles de citron, je m'exécute, vous saurez pourquoi miss Eva Waston s'est tout à fait éprise de M. Olivari. Pour l'avoir vu baiser à pleine bouche les lèvres de sa camériste. C'est très américain, je vous en préviens. Vous saurez aussi pourquoi cette déconcertante héritière avait pour femme de chambre une figurante de music-hall; mais je reprendrai de haut.
C'était il y a deux ans, à Londres. Miss Eva Waston venait, au grand scandale de toute la pairie, de refuser la main du duc de Folkembrige. Le duc de Folkembrige, le seul héritier du nom, possède encore un château en Ecosse. Tout son patrimoine, il l'a royalement semé sur les champs de courses et les tables de baccarat; il y a acquis la réputation de premier entraîneur des trois royaumes et d'un joueur imperturbable. La mort de son oncle, le comte de Rosenbrocke, lui ouvrira la Chambre des Lords et celle des Pairs.
C'est un des plus beaux partis d'Angleterre; et la fille d'un roi des trusts, comme miss Eva aurait dû s'estimer trop heureuse d'être recherchée par lui. C'est une cour de près de deux mois que venait de briser net cette fantasque et résolue miss Waston. A la fin d'un bal, à l'ambassade des Etats-Unis, bal donné presque en son honneur, puisqu'il n'était bruit dans Londres, que de son mariage, aux dernières mesures d'une valse que le jeune duc avait surtout parlée, s'étendant avec complaisance sur les délices de la vie de grand yacht et vantant à la fiancée de son choix les avantages d'une commune existence menée dans la parité des mêmes goûts.
—Et maintenant si nous valsions, avait demandé d'une voix brève l'héritière courtisée.
Et, sur un brusque repliement d'éventail, elle avait coupé court à l'entretien.
Cette façon d'accueillir les projets d'un duc et pair et cette fin de non-recevoir d'une pratique yankee, qui ne l'envoie pas dire, avaient révolutionné un peu la cour et énormément la ville. Le duc de Folkembrige se l'était tenu pour dit. Il faut croire que l'éclat avait remué l'opinion, car master Réginald Waston lui-même en avait blâmé sa fille.
A quelques jours de là, Edwards Domerset, le cousin germain de miss Waston, qui est aussi mal élevé qu'un Français, entrait en coup de vent chez sa chère Eva.
—Ah! cousine, quelle cachotière vous faites, disait-il le plus sérieusement du monde. Vous ne m'aviez pas dit que vous figuriez tous les soirs à l'Aquarium. Voilà qui va vous délivrer une fois pour toutes de vos prétendants. Si millionnaire que soit une femme de théâtre, nous n'épousons pas encore des figurantes. Il y a des marquis français et des princes italiens pour ça. Vous avez eu là une idée de génie, cousine, mais peut-être un peu audacious, comme le dirait lady Forgett. Mais c'est admirable et je vous reconnais bien là.
—Expliquez-vous, Edwards, souriait la jeune fille amusée du bagout de son cousin. C'est une gageure, n'est-ce pas, car je n'y comprends goutte?
—Non, ce n'est pas une gageure, mais l'exacte vérité. Il y a en ce moment à l'Aquarium, dans le ballet de La Belle et la Bête, qui est une stupide merveille, une figurante, pas même, une marcheuse, qui vous ressemble à faire suspecter les principes de mon oncle Réginald. C'est la deuxième du troisième rang de gauche, au tableau des Fleurs animées et la première du deuxième rang de droite à l'acte de la Grotte du jardin, Pivoine de la Chine dans sa première exhibition et Stalactite dans la seconde. C'est une fille d'une plastique admirable; elle possède des jambes et des hanches comme je vous en souhaite, cousine, car j'ignore complètement cette partie de votre personne. Il est vrai que vous offrez généreusement le reste à l'admiration des foules. Cette fille a, d'ailleurs, les plus saines épaules et de très beaux bras.
—Vous êtes un impertinent, Edwards. Les jambes et les hanches valent chez moi les bras et les épaules; mais il n'est pas d'usage de les montrer au bal. A la première fête costumée, je me mettrai donc en Pivoine de la Chine. Et comment se nomme cette fille qui me ressemble tant?
—Oh! peu importe. Maud, Liliane ou Antonia. Son nom ne figure même pas au programme.
—Et elle est royalement entretenue, je suppose?
—Non. Je ne lui connais pas d'amant. Elle doit, après le théâtre, faire les oysters-bars et les restaurants de nuit comme ses pareilles. C'est une créature qu'on doit avoir pour deux ou trois livres, de gré à gré, et beaucoup moins cher chez les entremetteuses.
—Et elle me ressemble?
—Et elle vous ressemble, Eva.
—C'est à pleurer.
Et avec une gaieté subite:
—Mais voilà le duc de Folkembrige consolé. Il faudra lui indiquer cette Mlle Sosie. Il pourra passer son caprice et son chagrin.
—Vous êtes cruelle, cousine. La fille de l'Aquarium n'a pas trente millions.
—Hélas! c'est bien ce qui m'écœure et m'indigne. Elle meurt de faim, peut-être, et aucun de mes amoureux n'a songé à lui faire un sort. Je veux voir cette figurante, Edwards. Quel soir voulez-vous me conduire à l'Aquarium?
—Mais ce soir, si vous le voulez.
—Ce soir, impossible, nous avons vingt-cinq couverts à la maison; mais demain, si vous êtes libre.
—Mais je suis toujours libre pour être à vos ordres.
—A demain, Edwards.
—A demain, Eva.
Le lendemain miss Waston allait à l'Aquarium. Elle y retournait le surlendemain. On l'y remarqua huit soirs de suite. La Belle et la Bête l'intéressait passionnément. Des pourparlers s'étaient engagés entre elle et la figurante par l'entremise de Domerset; une entrevue abouchait les deux femmes, et, un mois après, Annie Stephenson entrait au service de miss Eva Waston sous le nom de Mariette Eymard. La figurante laissait là le théâtre, l'empuantissement des coulisses et les hasards de la basse galanterie, pour le cabinet de toilette et la chambre à coucher de la millionnaire yankee. Quel était son service, et à quels appointements? Mystère. Quelque prétendant de haut vol se déclarait-il près de miss Waston, la camériste avait pour consigne de se trouver le plus souvent possible sur le chemin du futur fiancé; la présence de Mariette semblait planer sur tous les flirts. Qu'espérait en tirer miss Eva Waston? Vous le devinez aisément, messieurs. La fausse femme de chambre était la pierre de touche des passions affichées pour l'héritière de master Réginald; sa ressemblance indéniable et son attitude provocante étaient un peu, dans cette chasse aux millions, ce qu'est l'épreuve des trois coffrets dans le Marchand de Venise de notre immortel Shakespeare; il plaisait à miss Waston de jouer les Portia.
Pauvres soupirants! Ils étaient tous si férus des beaux yeux de la cassette qu'ils ne voyaient ni la ressemblance, ni les œillades d'Annie Stephenson, mannequin d'amour aposté là pour éprouver la sincérité de leur désir. Et les ducs succédaient aux princes, les marquis aux barons allemands, les magnats aux neveux de cardinaux et les héritiers en exil de royaumes usurpés aux plus grands propriétaires fonciers des deux îles. A chaque prétendant éconduit miss Eva Waston avait un mystérieux sourire.
—En vérité, c'est un sortilège. Je suis comme la princesse Escarboucle des contes de fées: je les éblouis tant qu'ils en deviennent aveugles et ne voient plus rien. Leur sensualité allumée ne dépiste même pas la joliesse de Mariette.
—Naturellement, avait beau objecter cette pauvre mistress Migefride, il n'y a pas place pour deux sentiments dans le cœur d'un homme bien épris.
—Mais où les voyez-vous épris, ma tante? Ils sont hypnotisés et comme des poules par une cuiller d'argent.
—Quelle comparaison, ma nièce!
—Elle est exacte. Je ne suis pas désirée, je suis convoitée comme un collier d'exposition à la vitrine d'un joaillier. Encore si les yeux dardés sur moi étaient des yeux lubrifiés d'amateurs de pierreries ou de femmes coquettes à demi râlantes d'une frénésie de parure et d'orgueil! Mais non, le fabuleux collier de trente millions, que je suis pour ces messieurs, n'allume chez eux que des yeux de cambrioleurs. Ils n'en désirent que la valeur; ils m'estiment au plus juste prix comme les escarpes de la partie, en songeant au profit de la pièce démontée et des pierres desserties.
Je suis une valeur pour les usuriers, les remueurs d'argent, les lanceurs d'affaires, comme tel collier de chez Chaumet ou de chez Vever est une aubaine pour les recéleurs. Et c'est un peu irritant, à la longue, de n'être ce que je suis que par les millions de mon père. Ma tante, voyez le taux de ma plastique au cours de la galanterie. Il y avait à l'Aquarium une figurante, une Annie Stephenson, qui me ressemblait d'une façon indécente (elle est en France maintenant!) eh bien cette fille gagnait cent cinquante francs par mois à l'Aquarium et ne soupait pas tous les soirs.
Voilà qui vous documente terriblement sur le panmuffisme des hommes et la sincérité de mes soupirants.»
Et miss Eva Waston ne se mariait pas; la conscience de sa valeur marchande lui empoisonnait sa vie.
—Mais aussi quelle imprudence! s'exclamait Paul Sourdière; se renseigner exactement sur sa cote physique et morale, c'est l'école du désespoir. La seule raison que nous ayons de continuer à vivre, c'est la dose intacte, quoique toujours entamée, de nos illusions.
—Les illusions, oiseaux-phénix. Elles renaissent de leur cendre! riait Pierre Duteuil.
—On ne perd jamais complètement celles que l'on a sur soi-même.
—Le mensonge vital, la théorie d'Henrik Ibsen.
—Nous avons lu le Canard sauvage, interrompit la princesse. Aussi jugez avec quelle émotion reconnaissante cette trop perspicace miss Eva écoutait sa fidèle Mariette lui raconter, le matin même du départ des deux compagnies alpines, les épisodes convaincants de la nuit.
—Ah! princesse, dites-les-nous et surtout des détails!
—Eh bien, ce matin-là, miss Waston voyait entrer chez elle Annie, ou plutôt Mariette, les yeux brillants et battus, pâle de cette pâleur qui sied si bien aux femmes, et aux hommes aussi, s'il faut en croire les vers de Richepin:
et, à sa question: Qu'y a-t-il?
—Il y a... que ça y est, ripostait la femme de chambre, un des invités de Mademoiselle m'a manqué de respect. On m'a traitée comme une ville prise, mais ce n'est pas un prétendant.
—Qu'en savez-vous, Mariette? Tout homme qui s'assied à notre table est tout au moins un... aspirant.
—Pas celui-là. Il était bien trop ardent à la chose; il ne m'a pas laissé le temps de dire: Ouf! Il mettait les bouchées doubles.
—Et cela s'est passé?
—Chez lui, dans sa chambre. Il avait laissé la porte entr'ouverte, et, quand j'ai traversé le couloir...
—Pourquoi, Annie, traversiez-vous le couloir?
—Parce que le lieutenant m'avait prié de venir prendre les ordres à dix heures et demie.
—Et son ordonnance?
—Il dormait, le pauvre!
—Annie, vous avez, je crois, agi pour votre compte personnel?
—Je ne crois pas.
—Comment! Vous ne croyez pas?
—Et j'ai mes raisons. Toute la nuit, M. Olivari m'a appelée Eva.
—Il t'a appelée Eva?
—Et il a rallumé trois fois la bougie pour admirer ce qu'il appelait votre ressemblance. «Comme tu lui ressembles! ne se lassait-il de répéter, mais ce sont ses yeux, sa bouche, ses cheveux. Le sais-tu?»
—Il disait cela, ce M. Oli... vari? Olivari, dis-tu? Il occupe quelle chambre?
—La chambre dix-huit, mademoiselle.
—Le dix-huit! Que ne le disais-tu plus tôt!
Miss Waston, elle aussi, se souvenait.
—Mademoiselle l'a remarqué? C'est un joli garçon.
—Assez!
—C'est un Corse.
—Oui, je le sais. Et il t'appelait Eva?
—Tout le temps.
—Etrange! A table, il ne m'a pas regardée.
—C'est qu'il le faisait en dessous.
—Tu le crois timide?
—Oh! surtout sournois.
—Et fier?
—Oh! cela, sûrement. Et Mademoiselle est trop riche. Comment un petit sous-lieutenant alpin pourrait-il affronter tant de millions!
L'Américaine buvait du lait. Elle évoquait en elle-même la scène du tub et la nudité brune et musclée du beau sous-lieutenant.
—Ne t'es-tu pas exagéré les choses, Annie, dans ton désir de me faire plaisir?
—Mademoiselle doute de moi? Que Mademoiselle daigne monter tantôt dans ma chambre, vers quatre heures et demie, cinq heures, et s'y cacher, M. Olivari doit y venir me faire ses adieux.
—Le coup de l'étrier, Annie. J'irai, oui, j'irai certainement.»
Ces Américaines sont si pratiques! Il leur faut des preuves à l'appui. Le soir même, miss Eva déclarait à sa tante qu'elle n'épouserait que M. Gennaro Olivari. Avouez, monsieur Sourdière (et la princesse Outcharewska se tournait vers le romancier), que ma version vaut bien la vôtre, et ma version est la vraie.
—Sans compter que, dans la vérité, le climat de Nice et la solitude n'y sont pour rien, soulignait Stouza, hostile.
A quoi l'écrivain:
—Croyez-vous? Mon avis, à moi, c'est que les femmes, les filles et les vertus sont comme les pommes. Elles ne tombent que lorsqu'elles sont mûres.