L'école des vieilles femmes
UNE JEUNE FILLE
Les trois hommes achevaient de dîner sur la terrasse en estacade de la Posada. Une brise venue du large remuait doucement le coutil de la tente et, dans l'air enfin rafraîchi, les globes lumineux, égrenés le long de la plage, semblaient arder plus fort. Du côté d'Antibes la lune, mollement apparue dans l'échancrure d'une nuée d'eider, maillait de vif argent tout un coin de Méditerranée. C'était bien, imperceptiblement soulevé par les vagues, le fameux filet de nacre et de givre des pêcheurs de lune de Lunel, la si jolie variation du discours de réception de M. Edmond Rostand.
Des tsiganes, épaves de quelque Réserve aujourd'hui fermée, grattaient indolemment de vagues habaneras et, sans les moustiques bourdonnant autour des abat-jour, la soirée eût été tout à fait délicieuse, mais, de temps à autre, la cuisson d'une piqûre à la cheville ou à la jambe, l'attaque sournoise d'un zanzara à travers les mailles de la chaussette ou du caleçon faisait pester les dîneurs contre le climat de Nice et leur rappelait que l'ennemi ne désarmait pas.
«Et ils ne piquent pas les indigènes! faisait Charles Haymeri en allumant maladroitement un cigare, c'est la guerre déclarée aux forestieri.
—Bah! ils ont les mêmes à Armenonville et ils n'ont pas cette brise.
—Ils ont même les automobiles en plus.
—Et les comptes rendus du bal grec de Mme Madeleine Lemaire, faisait Stouza.
—Nous n'apprécions pas assez notre bonheur d'être loin.»
Et les trois Parisiens se félicitaient de s'être attardés dans ce Nice d'été, si terrible vu de loin, si délicieux vécu de près.
Et chacun selon son tempérament vanta le charme de la Rivière désertée.
Ce qui plaisait à Pierre Duteuil, c'était l'abandon des rues silencieuses et vides, leurs passants rares, le liséré d'ombre bleue net au ras des maisons et, sur les petites places ombragées de platanes, le gazouillis liquide des fontaines. Nice délaissé par la mode et rendu à lui-même retournait violemment au berceau de la race; et c'était bien dans une ville italienne qu'il s'aimait rôdant, le jour, le long des quais soleilleux et déserts, trempé de sueur et vivifié de brise, devant l'étain scintillant des golfes, la mer frottée d'ail, comme l'appellent les pêcheurs.
Charles Haymeri lui ne tarissait pas d'éloges sur la féerie de roses de son jardin. Tous les matins, elles naissaient par milliers pour s'effeuiller, le soir, dans une odeur mêlée de sève et de pourriture; les cyprès en quenouille de son verger le faisaient ressembler à un cimetière d'Orient, et, quand il errait sous ses oliviers enguirlandés de glycines et de roses, il montait des jardins des villas voisines, toutes abandonnées sous leurs volets clos, de telles fragrances de jasmins et de tubéreuses, qu'il lui arrivait parfois de défaillir. Il était alors forcé de s'appuyer contre le tronc d'un arbre, la main sur sa chair moite pour y comprimer les battements de son cœur. Ce pays, ensoleillé et triste sous l'oppression de trop de sève montante, et toute cette nature désirante et pâmée lui mettaient aux lèvres un goût de rut et de mort. «Un jardin de d'Annunzio... tu en abuses mon cher, nous connaissons ce couplet, tu l'as même écrit quelque part, faut-il qu'on te le récite... oh les promenades des calinières à la brise du soir, le long des blocs des môles, et le rêve virgilien des oliviers lunaires, la nuit, dans les vergers... Tu as oublié les lucioles et comme accord final, tiens, j'ai retenu la phrase: la côte d'azur grisée de trop de fleurs meurtries, léthargique et pâmée dans le goût de la mort... Homme de lettre, va.» A quoi Haymeri impatienté.
—Tu as trop de mémoire, Robert. C'est ce qui m'a empêché de faire de la littérature, j'aurais de bonne foi commis trop de plagiats, mais, je ne vais pas comme vous chercher midi à quatorze heures et mes raisons dans des métaphores.
J'aime ce pays parce qu'il est beau, parce qu'il y fait frais, parce qu'il sent bon, qu'il n'y a plus d'automobiles et que les routes y sont désertes. On n'y voit plus d'anglais, de vieilles femmes maquillées, de croupiers épousés et de joueurs millionnaires. Je l'aime enfin parce que les trottoirs n'y fleurent pas le crottin de cheval et qu'à la condition de ne plus sortir, passé huit heures du matin, et ne se risquer dehors qu'après six heures du soir, je ne connais pas d'endroit où l'on respire mieux et où l'on vive plus tranquille.
—Amen, faisait Charles Haymeri.
—Ne chantez pas trop tôt victoire, faisait un quatrième larron que les trois dîneurs n'avaient pas vu venir; une haute stature d'homme venait de surgir brusquement derrière eux.
—Tiens, Paul Sourdière, s'exclamait Stouza, où as-tu pris cette manière de marcher? on ne t'a pas entendu.
—J'ai mes souliers de tennis, semelles caoutchoutées, semelles d'ailleurs adoptées aujourd'hui par tous les cambrioleurs.
—Nos compliments, et que veux-tu dire là, oiseau de mauvais augure: Ne chantez pas trop tôt victoire.
—Je veux dire (et Paul Sourdière commandait un café) que vous pourriez attendre la fin de l'été avant de vous féliciter si haut des bienfaits du climat. C'est qu'il est terriblement perfide, ce ciel estival de Nice dont vous vantez le charme et la douceur, perfide comme l'onde et comme l'Italie. Vous n'avez pas encore commis de bêtise, vous, mais attendez la canicule, quand vos nerfs, dénoués par la mollesse de ce pays, vont s'exaspérer et se tendre comme un arc dans la sécheresse ardente de son mistral.
Attendez le premier sirocco qui nous viendra d'Afrique et, après huit jours de bourrasque et de poussière dans l'âpreté d'un Sahara, quand vous retomberez dans la douceur fiévreuse de ces vagues sans flux et sans reflux, dans ce trop de parfums et ce trop de rut et de caresse épars ici, dans l'unanime consentement des êtres et des choses à l'amour, garde à vous, messieurs, car tout dans cette nature complice énerve la volonté en exacerbant les sens. La première tentation, la plus bête, la plus banale, celle dont vous rougiriez pour autrui, vous trouvera sans défense et le coupable, ce ne sera pas vous, mais ce soleil brûlant qui pompe et détraque le cerveau, ce trop d'ardeur dehors et ce trop de fraîcheur dans les logis.
Vous la constaterez comme moi, la néfaste influence de ce climat, mais trop tard. On n'échappe pas à la fatalité.
—Et tout ceci pour nous apprendre.
—Le mariage de Miss Eva Waston.
—Eva Waston! notre jolie valseuse de cet hiver.
—Elle-même, Miss Eva Waston, la riche héritière de Master Réginald Waston, le milliardaire lanceur de Beaulieu.
—Comment elle se marie! Elle avait une façon de couper net les flirts les plus tendres. Les plus fieffés chasseurs de dots avaient renoncé à paonner autour d'elle. Ah si jamais on m'avait dit que celle-ci se marierait!
—Et elle épouse un Archiduc?—Un prince héritier?—Un feld-maréchal d'Austrie? Quelle séculaire couronne de Magnat de Hongrie ou d'empereur de Bysance ont bien pu lui dénicher les aimables douairières qui, de Cannes à Piccadilly, s'occupent de canaliser les milliards des trusts dans la Pairie et le noble faubourg?
—Ah que vous êtes loin de compte.... Miss Eva Waston, notre jolie clownesse de moire bleu turquoise du dernier véglione. (Vous vous souvenez de la gourmette qu'elle portait à la cheville gauche, trois cent mille francs francs de brillants, une dot) Miss Eva Waston. trente millions comptant, épouse un petit sous-lieutenant du 27e chasseurs alpins de Menton.
—Un lieutenant de chasseurs alpins de Menton!
—Comme j'ai l'honneur de vous le dire.
—Mais son nom?
—Ah mais! c'est que ce nom constitue presque une inconvenance, étant donné le motif du mariage. La lettre de faire-part vous l'apprendra.
—Vous êtes idiot, Sourdière, je connais tous les officiers du 27e chasseurs. Vous pouvez marcher.
—Eh bien, c'est Gennaro Olivari.
—Si je le connais! C'est un Corse. Il n'a rien pour lui, ce garçon.
—Ce n'est pas l'avis de Miss Waston.
—Ce Sourdière est stupide! tu nous fais languir.
—Pas plus que la fiancée. Tenez, je suis bon prince, voilà l'histoire. Vous verrez qu'elle a du bon. Comment cette insupportable Miss Waston (car nous sommes tous là-dessus du même avis, n'est-ce pas, insupportable et par son aplomb et son impertinence et son autorité de jolie femme et d'enfant gâtée par tant de millions?) a-t-elle pu consentir à renoncer, cette année, aux exhibitions d'Auteuil, aux dîners fleuris du Ritz, aux pique-niques d'Armenonville, au bal grec de Mme Lemaire, aux garden-parties du cher comte et au théâtre de verdure de la Scola Cantorum pour passer son été en Riviera? mystère! Elle n'en est pas moins installée depuis la fin de mai dans un vieux domaine mi-castel et mi-métairie, perdu en pleine montagne, entre Peïra-Cava et Turini, où les mélèzes et les sapins sont si beaux. L'horizon y vaut ceux des plus fameux sites de Suisse, mais Miss Eva Waston, qui a passé trois hivers au Caire, un dans l'Engadine et deux étés dans le Tyrol, est un peu blasée sur la magnificence des horizons. Elle n'en est pas moins installée avec sa tante, mistress Elena Migefride, la respectable sœur de son père, dans une ruine branlante, dont le confort improvisé d'un mobilier modern'style atténue mal l'incurie; et, cet été, Miss Eva Waston n'ira ni à Cowes au moment des régates, ni à Trouville pendant la grande semaine, ni à Luchon fin août, ni à Biarritz en septembre, ni à Saint-Sébastien pour les courses de taureaux.
—Et tout cela pour un petit chasseur alpin, pour un Gennero Olivari?
—Oui et non, car la vie est cependant un peu plus complexe. Vous savez que Miss Waston a eu cet hiver, après le Carnaval, une assez mauvaise fièvre, que ses meilleurs amis ont prétendu être typhoïde.... En Riviera comme partout ailleurs, ces perfides assertions font immédiatement le vide autour d'une malade. Elles tissent même d'ennui les plus sûres convalescences. Miss Eva Waston se relevait amaigrie, pâlie, embellie, assuraient les médecins, en réalité très changée et même un peu défigurée par la perte de ses magnifiques cheveux blonds. Il avait fallu les couper ras. Les compliments de son entourage sur sa bonne mine et la clarté de son teint, le jour où misses et ladies furent introduites auprès d'elle, ne laissèrent là-dessus aucun doute à la jeune fille. Avoir été, deux ans, la professionnel beauty de Londres et de New-York, avoir révolutionné Piccadilly et la dix-septième Avenue, et s'entendre féliciter par des petites pécores, qui ont à peine cinq millions de dot, sur la joliesse tout à fait particulière d'un crâne tondu! Miss Eva Waston comprit et se le tint pour dit.
Et courageusement la jeune fille s'exila. Elle mit les agences de Nice et de Cannes en campagne; on lui indiqua le vieux domaine des Estérais. La solitude de la ruine et la sauvagerie de six vallées, vues à vol d'oiseau du haut des terrasses, décidèrent son choix. Miss Eva Waston passerait l'été aux Estérais. Sa tante mistress Elena Migefride consentait à tenir compagnie à sa nièce; les gages doublés faisaient renoncer la livrée aux plages et aux villes d'eaux.
L'Américaine avait compté sans l'ennui.
Vers le dix juin, les opérations de manœuvres des régiments en garnison sur la Riviera arrivaient à temps pour animer un peu les Alpilles. La fille de master Réginald s'y alanguissait. Tous les printemps, vers la fin mai, artilleurs et chasseurs alpins quittent Nice, Menton, Villefranche et Antibes pour les hauteurs, Fontan, le Breil, Lagay et Turini; un simulacre de petite guerre échelonne des groupes d'uniformes, des mouvements de pièces d'artillerie et d'ascensionnantes files de mulets dans les creux des ravins et sur la pente des cimes; toute une armée en marche essaime ses régiments, ses bataillons et ses batteries tant dans la verdure sombre des sapinières que parmi l'écume des torrents, Miss Eva Waston accueillit, la jumelle en main, ce changement dans ses horizons.
Elle accueillit mieux encore la première batterie d'artillerie qui vint, précédée d'un fourrier, demander un logement aux Estérais. Le salon fit fête aux officiers, les cuisines acclamèrent les hommes; les deux femmes exilées se reprirent à la vie en écoutant ces messieurs raconter leurs étapes. Le hâle des visages et la courbe des bérets animèrent la monotonie de leur existence. Miss Eva Waston, qui ne buvait plus que de l'eau, se remit au champagne. La première compagnie, venue là, au hasard de la route, avait été logée et nourrie un peu à la fortune du gîte. Il y eut désormais des chambres et un menu pour les officiers; la jeune fille elle-même s'en occupa. La télégraphie sans fil n'est pas ce qu'un vain peuple pense, les Estérais devinrent bientôt légendaires dans le corps d'armée campé entre Puget-Théniers et Fontan. On s'arrangea pour y faire étape.
Un soir, où deux compagnies de chasseurs alpins (27e de Menton) étaient venues demander le gîte aux Estérais, les officiers rompus de tant de fatigues une fois montés dans leurs chambres, Miss Eva Waston, qui était demeurée au salon avec sa tante Eléna et, penchée sur le billard, s'essayait distraitement à un carambolage, quittait tout à coup son jeu et venait se planter devant la vieille dame.
—Ma tante, lui disait-elle, quel est le nom de l'officier que vous avez mis dans la chambre dix-huit?
—Mais, je ne sais pas. J'ai la liste là-haut chez moi, je te le dirai demain. Cela n'a pas d'importance, n'est-ce pas?
—Pardon, cela a beaucoup d'importance, car cet officier me plaît, et je n'épouserai que cet homme-là.
—Bon Dieu! qu'est-ce qui te prend encore et que dira ton père?
—Papa! Il ne dira rien. Je suis assez riche pour épouser l'homme de mon choix.
—Une nouvelle folie! mais qu'importe son nom. Ces messieurs ne partent que demain soir, tu le reverras.
—Je ne connais pas son visage.
—Comment! et tu veux l'épouser!
—Ma tante, écoutez-moi (et la jeune fille s'asseyait vis-à-vis la vieille dame). Vous savez que je suis une fille très pratique.
—La vraie fille de ton père.
—Vous savez quels partis j'ai refusés.
—Hélas!
—J'entends être une très honnête femme, c'est-à-dire aimer exclusivement et très ardemment un homme qui m'aimera... et qui pourra m'aimer.
—Eva!
—Nous nous comprenons, ma tante. Eh bien tantôt, quand ces messieurs sont arrivés et sont montés dans leurs chambres pour se changer et faire leur toilette, j'ai voulu m'assurer moi-même si le personnel avait bien exécuté les ordres, et je rôdais par les couloirs. La porte de la chambre dix-huit était entrebâillée, je crus son hôte absent et, voulant voir si John avait fait les rangements nécessaires, je poussai cette porte et j'entrai. Je retenais mal un cri. Un tub rempli d'eau était à terre, un homme debout changeait de chemise. Je ne vis que ses jambes et ses genoux, la chemise lui cachait le visage. L'inconnu tournait le dos, fit à mon cri volte-face, et je vis l'homme brun et musclé comme un vrai bronze antique. Ma tante, je n'épouserai que ce monsieur.
—Mais c'est épouvantable.
—Non, ce sera très sage, car je suis sûre d'être très heureuse avec ce mari. Maintenant, ma tante, donnez-moi son nom.
—Allons montons, tu entreras chez moi.
—Ah mon Dieu! faisait la vieille dame, après avoir feuilleté son calepin, regarde, c'est une fatalité. J'ai mis deux officiers dans cette chambre, elle est à deux lits. M. Gennaro Olivari et Albert Maxence, tous deux sous-lieutenants. Nous voilà bien!
—Vous êtes bien légère ma tante, enfin cela me regarde.
—Comment?
—Oh, n'ayez aucune crainte, vous savez que je suis une très honnête fille.»
Le lendemain, au déjeuner, les huit officiers flirtant autour des deux femmes, Mistress Elena Migefride ne quittait pas des yeux les deux sous-lieutenants, qui flanquaient la droite et la gauche de sa nièce. La jeune fille, très animée, partageait ses faveurs entre les deux hommes, tous deux hâlés par le grand air de la montagne, trapus et moustachus et l'œil clair sous les cheveux ras. M. Albert Maxence, blond et un peu plus grand que son camarade, semblait plus distingué à la tante; M. Olivari, presque Sarrazin de type et de peau, tant son profil était brusque et ses prunelles aiguës et noires, déconcertait un peu Mistress Eléna. A une heure et demie on passait au salon et, la jeune fille ayant servi le café à ses hôtes, se retirait dans ses appartements. Il fallait bien laisser ces messieurs faire la sieste avant la grande étape du soir. Les deux compagnies partaient à six heures. Les officiers prenaient congé des deux femmes et Miss Eva Waston, restée seule avec sa tante, passait doucement un bras autour de la taille de la vieille Américaine et d'une voix persuasive et ferme: «C'est M. Gennaro Olivari que j'épouse».
—Le Corse!
—Oui, le Corse. C'est bien lui que j'ai vu hier.
—Mais comment sais-tu?
—Oh c'est bien lui et non pas l'autre, Mariette est une fille très dévouée. Elle a été jusqu'au bout de l'expérience.
—Comment Mariette, ta femme de chambre! sous mon toit! Je ne veux pas de cette fille une minute de plus dans cette maison.
—Elle part ce soir. Je lui ai reconnu vingt mille francs, elle est dotée et n'a plus rien à faire près de nous.» A quoi la vieille dame stupéfaite: «Ma nièce, vous méritiez d'être née homme.»
—Non, mais je mérite d'être heureuse, car j'épouse le mari de mon choix.»
Maintenant, concluait Paul Sourdière, croyez-vous que Miss Eva Waston eût distingué son lieutenant corse, si elle n'avait eu deux mois de solitude alpestre sur les épaules et dans les veines six mois de climat de la Riviera.