L'école des vieilles femmes
LE CHOIX D'UN MARI
Paul Sourdière venait de faire la sieste.
Vautré, les jambes ouvertes, en travers d'une chaise longue en bambou, la tête calée sur un coussin en caoutchouc, il regardait vaguement la vaste chambre baignée de clair-obscur; dehors une chaleur atroce flambait en minces bandes de lumière aux lamelles des persiennes; un courant d'air, établi dans l'escalier par tout un jeu de fenêtres ouvertes, rafraîchissait un peu la pièce, mais les moustiques l'avaient fort maltraité l'avant-veille au restaurant, et les piqûres lui cuisaient encore le front et les tempes. Il avait eu beau employer la glycérine, l'eau de Gorlier, la vaseline au menthol et jusqu'au sublimé coupé d'eau, les rougeurs persistaient enflammées et brûlantes, et le jeune homme jurait bien qu'on ne le reprendrait pas de sitôt à aller dîner, le soir, au bord de la mer.
La vue du lit, ennuagé de longues draperies de tulle blanc, lui promettait au moins la tranquillité de la prochaine nuit. C'était un modèle inédit de moustiquaire. Il allait l'inaugurer le soir même. Il la tenait de la princesse Outcharewska, vieille Anglaise épousée sur le tard par un Russe et qui avait longtemps habité les grandes Indes. La princesse Outcharewska passait ses hivers au Caire et ses étés à Nice, elle y arrivait fin avril et n'en partait que vers le 15 octobre.
—Ils sont bien pis à Biarritz, avait-elle dit en manière de consolation au jeune homme, les moustiques de la côte basque sont les plus terribles de l'Europe. Féroces à Biarritz, ils sont sanguinaires à Saint-Sébastien; le sang des corridas les affole.»
La princesse amusait Paul Sourdière par l'imprévu de ses observations physiologiques à propos de tout et sur tout, sur les mœurs et sur les plantes, sur les climats et sur les hommes, sur les moustiques et les corridas. On mangeait chez elle des plats bizarres et un peu répugnants, mais d'une saveur persistante et curieuse. La princesse avait beaucoup voyagé, beaucoup roulé même, et avait rapporté de tant de pays parcourus des recettes culinaires, des formules d'onguents, de baumes et de vins aromatiques et jusqu'à des fards et des poudres qui, les jours où sa chimie réussissait, lui faisaient une peau de camélia; mais la princesse ne réussissait pas tous les jours. C'est sa femme de chambre qui avait taillé elle-même la moustiquaire, dont se réjouissait le jeune homme. La trépidation d'une automobile faisait crier le gravier du jardin, le timbre de la porte annonçait un visiteur; et, formidablement ennuyé du contre-temps, Paul Sourdière se levait de sa chaise longue et, s'avançant, pieds nus, jusque sur le palier:
—Qui est là? demandait-il, penché sur la lourde rampe de l'escalier.
—C'est une dame, faisait le valet de chambre en tendant une carte.
—Donne.
Et Paul Sourdière, s'étant emparé du bristol, y lisait avec stupeur le nom de miss Eva Waston.
Miss EVA WASTON
Les Estérais Peïra-Cava.
—Et tu as dit que j'y étais?
Le valet de chambre gardait le silence.
—Et la consigne! Ai-je dit, oui ou non, que je n'y étais jamais, et pour personne?
—Mais une dame et une si jolie dame! objectait le domestique.
—Et l'automobile qui t'en impose. Ils sont tous ainsi. Dès qu'ils voient une Panhard, ils vous vendraient, vous et la maison. C'est bien. Où l'as-tu fait entrer?
—Mais dans le petit salon.
—Fais-la passer dans la salle à manger. Au moins, là, il y a des fleurs fraîches. Ouvre un des volets qu'on y voie, et descends vite m'excuser. Je viens, et à l'office de l'orangeade, de la bière et du café froid.»
Miss Eva Waston! Qui lui valait l'honneur de cette visite? Il connaissait à peine la milliardaire américaine pour l'avoir rencontrée dans des bals de cercles et dans des fêtes de charité, et pas souvent, en deux hivers, à peine cinq ou six fois. Il n'était ni de son monde ni de son groupe. Flirteuse enragée, sportswoman accomplie, femme de tous les records, la seule fois où il l'avait vue d'un peu près (il lui avait même été présenté), c'était à bord de la Malfia, le yacht de sir Humfrey Bordonn. Miss Eva Waston ne fréquentait même pas le tennis, où il se hasardait quelquefois. Il retournait la petite carte entre ses doigts, prévoyant un grand ennui dans cette visite. Il avait parlé d'elle étourdiment, l'autre soir, au restaurant, et sa conversation avait été sûrement rapportée. Il savait la jeune fille hardie, délibérée et capable d'une démarche. Sa situation devenait ridicule, et il maudissait une fois de plus son imprudente manie de parler haut en public. Il endossait vite un complet de piqué blanc sur une chemise de batiste bleu pâle, et, cravaté de linon de la même couleur, chaussé de peau de daim gris, il descendait dans la salle à manger. Miss Eva Waston l'y attendait, debout dans le rai lumineux du volet entr'ouvert. Il la reconnaissait dès le seuil. C'était bien sa chevelure de soie jaune à la fois floche et lisse, tordue comme un câble sur la nuque. Elle avait ôté le grand voile de gaze de sa casquette de chauffeuse, et, d'énormes lunettes à la main, s'absorbait dans la contemplation du Bouddha de la cheminée. Sa face rose, animée par la course et toute moite de chaleur, illuminait toute la pièce; son cache-poussière ouvert sur une robe de batiste écrue, elle égayait la vaste salle obscure d'une souplesse de tige et d'une clarté de fleur.
—Très beau, ce Bouddha, et très rare! Vous pouvez me croire, j'ai été élevée dans l'Inde, faisait l'Américaine en tournant à peine la tête vers le jeune homme. Vous possédez là une pièce de musée.
Et, faisant une brusque volte-face.
—Je ne devrais pas vous donner la main; mais je veux me souvenir que vous m'avez été présenté, et puis je suis chez vous, en somme, et voyez, je n'ai pas de cravache, car c'est avec une cravache que je serais venue si je n'étais pas fiancée, et je ne veux pas d'affaire entre Gennaro et vous.»
Elle avait tendu deux doigts à Sourdière et les avait prestement retirés. Elle le regardait droit dans les yeux.
—On vous dit très intelligent, monsieur, et je ne demandais qu'à le croire. Pourquoi colportez-vous des idioties sur mon mariage?
—Mademoiselle!
—N'aggravez pas votre situation. Il est indigne de se défendre. Vous me permettez de m'asseoir?
—Ah! mademoiselle!
Et le jeune homme, confus de son oubli, avançait un fauteuil.
—Merci.
Et, quand miss Eva se fut confortablement installée, les deux bras aux accoudoirs.
—Voulez-vous vous rafraîchir? demandait Sourdière étourdi de cet aplomb; il fait une chaleur!
—J'allais vous le demander. Vous êtes intelligent quelquefois.
—Que désirez-vous? De l'orangeade, du café froid, de la bière?
—Du thé très chaud avec du citron vaudrait mieux; mais j'aime autant le café froid.»
Le jeune homme appuyait sur un timbre, et, quand le valet de chambre eut déposé le plateau:
—En vérité, faisait miss Waston en trempant ses lèvres dans le breuvage, votre home est tout à fait confortable, et vous êtes un garçon sympathique; mais pourquoi colportez-vous des sottises sur moi?
—Oh! mademoiselle, on a exagéré, je vous jure.
—Mais non, vos propos m'ont été rapportés le lendemain même. Quelqu'un a fait exprès le voyage de Peïra-Cava, six heures de diligence sous le soleil; mais on croyait tant me contrarier, on escomptait tant le désappointement de ma pauvre figure. Eh bien! non, ma tante seule a été indignée, moi, j'ai éclaté de rire, j'ai même ri aux larmes, l'histoire était très drôle, mais si indigne de vous et de moi. J'aime à croire qu'elle ne vous est pas venue par le régiment; ce serait alors une chose odieuse, une machination dirigée contre M. Olivari, et M. Olivari ne prendrait pas la chose en riant. C'est un homme, lui.»
Et son regard avait une lueur d'acier.
Sourdière, interloqué, ne trouvait rien à dire.
—Je vois que vous êtes très ennuyé, monsieur.
—En effet, mademoiselle, je suis surtout aux regrets.
—On regrette toujours les bêtises, une fois faites. Les réparer est plus difficile, et il faut réparer la vôtre.
—Mais de tout mon cœur.
—Oh! le cœur ne suffit pas, il faut la volonté et l'adresse. C'est pour tout cela que je suis venue chez vous, pour vous aider à réparer. Vous avez lancé la sotte histoire, tant pis pour vous: vous lancerez maintenant la vraie, et vous ne vous emploierez rien qu'à cela. Vous avez de l'esprit, on vous écoutera. Encore un peu de café, s'il vous plaît?»
Et quand le jeune homme eut servi la jeune fille:
—Vous avez bien une heure à me donner?
—Plus! Toute la journée, toute ma soirée!
—Non, une heure suffira. Voulez-vous me faire une grâce? Passez-moi une de ces fleurs de magnolia. Leur odeur ranime et enivre.»
Le jeune homme se levait et offrait à même le vase persan la gerbe rigide de feuillages vernissés et de calices énormes. L'Américaine prenait une fleur, en écartait les lourds pétales charnus et la respirait longuement:
—Je n'épouse pas M. Olivari rien que pour son physique. Il est vrai que, sans son physique, je ne l'aurais pas épousé. Nous sommes très pratiques en Amérique et nous ne donnons rien pour rien. Ou nous épousons un homme pour sa fortune, et alors il importe peu qu'il soit jeune, beau, vieux ou laid. L'important est qu'il soit intelligent pour conserver ses millions et en acquérir d'autres. Et c'est le mariage de raison, irraisonnable à mon sens, puisque tout y est sacrifié. Ou nous épousons un titre et un nom, et c'est un duc français, un marquis espagnol ou un prince autrichien; nous n'exigeons alors qu'une noblesse ancienne et un physique décoratif. On est beaucoup revenu, chez nous, de ces sortes de mariages. Vos grands seigneurs d'Europe sont vraiment endettés depuis trop de siècles, ils ont perdu l'habitude de payer comptant. Nos dollars, d'où qu'ils sortent, ont cours à travers le monde. Passé la mer, la parole de vos épouseurs titrés ne vaut rien. Nous préférons à ce prix-là demeurer filles ou bien alors nous épousons un homme qui nous plaît; et c'est mon cas et c'est le plus aristocratique des mariages, car il exige chez la femme une grosse fortune, de la volonté et une indépendance avertie par de la sagacité et de l'observation. Ce mariage-là n'est permis qu'à l'élite. Oh! vous pouvez saluer, je sais très bien ce que je vaux.
J'épouse M. Olivari pour son physique et quelques autres qualités. Il est vrai qu'il y a quinze jours, à pareille heure, j'ignorais totalement qu'il existât. Sa compagnie arrivait aux Estérais, et ce n'est qu'une heure après que le plus grand des hasards a voulu qu'une porte mal fermée, ouverte par un courant d'air, me le fît apparaître dans son tub. Le détail de la chemise est inventé. M. Olivari n'en avait pas. Je le dis sans honte. Ce fut la vision d'un pâtre de Sicile qui aurait eu des moustaches; je connais mes auteurs et je possède quelques Musées. Nous voyageons beaucoup, nous autres Américaines; Naples et Pompéi nous font une esthétique très affinée. J'ai vu les Somalis qui sont les plus beaux hommes du monde, les coolies de l'Himalaya, qui sont de race pure, et les jeunes gens de Taormina, que les hellénistes allemands comparent aux éphèbes grecs. J'ai vu danser à Triana et dans les antres de Grenade les danseurs gitanes dont le galbe est, dit-on, impeccable; et vous n'ignorez pas que les horse-guards de S. M. Edouard VII promènent par les rues de Londres les plus beaux spécimens d'étalons humains. La nudité de M. Olivari ne m'a donc rien appris, mais elle m'a confirmé quelques souvenirs. Ne vous récriez pas. Une élève assidue de l'atelier Julian en sait tout aussi long que moi.
Un autre motif qui m'a décidée à ce mariage, c'est la nationalité même de mon fiancé: j'épouse M. Olivari, parce qu'il est Corse. Le Corse, lui, ne reprend pas sa parole. Il est loyal, forcément jaloux, d'une fierté presque extravagante, il n'entend la plaisanterie ni sur la fidélité ni sur l'honneur, il aime jusqu'à la mort, jusqu'au couteau et jusqu'au revolver; et cela me plaît assez, au milieu la veulerie d'une époque où l'adultère est consenti et tous les scandales tolérés, de sentir auprès de soi un souple et joli fauve humain qui n'admettra pas de plaisanterie dans ma conduite et ne souffrira aucun flirt accentué même d'un prince ou d'un grand-duc.
La vraie joie, voyez-vous, c'est d'être dominée en amour, et, lorsqu'on a ma dot, tous les maris sont à vos pieds. Avec M. Olivari, à la velléité de la moindre incartade, j'aurai le frisson de la petite mort.
—Et vous êtes une fervente de tous les frissons, nuançait la voix de Sourdière devenue ironique.
—Je suis musicienne, répondait la jeune fille, éludant la question.
—Vous m'en direz tant. Et vous croyez qu'un Corse...
—Je crois. J'ai passé trois semaines à Ajaccio. L'autre hiver, j'y étais avec Flossie Foxland. Pauvre enfant! le climat ne l'a pas empêchée de mourir, à Florence, en avril. Elle était extravagante et fantasque et encore bien plus gâtée que moi. Sa mère la savait condamnée et supportait tous ses caprices. Ajaccio n'est pas précisément un séjour folâtre; mais la baie y est admirable, et nulle part je n'ai vu une lumière aussi douce et aussi tamisée. Cette lumière, c'est une caresse pour le regard. Est-ce le reflet des neiges du Mont-d'Oro ou le velours vert de tant de sapinières! C'est l'éclairage au bleu des plus ingénieux décors de Carré; le paysage y prend une indicible mélancolie; c'est une volupté que de s'y sentir vivre et même de s'y voir mourir!
Nous étions dans un grand hôtel dont je vous tairai le nom, car la table y est plutôt médiocre, mais qui commande un panorama de songe; et, toutes nos journées, nous les passions en voiture. Vous connaissez l'ordonnance de la médecine moderne: de l'air, du grand air et toujours de l'air.
Le cocher de la voiture, qu'on avait commandée à l'hôtel, dès le premier jour, déplut à Flossie. Elle voulut en aller choisir un autre elle-même à la station, sur la place. Elle le voulut et elle le fit. Le cocher élu s'appelait Antonio. C'était un grand garçon, sec comme un coup de trique, avec des sourcils charbonnés et des yeux de jais noir. Son bagout nous amusa huit jours. Au retour de nos excursions, Flossie faisait arrêter la voiture devant les pâtissiers de la ville, y descendait chipoter des fruits confits et bourrait de gâteaux le cocher ahuri; elle les portait elle-même au garçon demeuré sur son siège, et cela au grand scandale de toute la rue. Quand elle eut assez de celui-là, elle en prit un autre, un nommé Beppo, court et trapu, tel un roquet, et roux comme un Vénitien; et puis ce fut le tour de Bartholoméo, celui-là, je l'avoue, le plus joli cocher de tout le pays, et qu'elle enlevait à prix d'or à une vieille Anglaise... Je dis à prix d'or, traduisez en majorant les pourboires. Ils ne sont jamais bien gros en Corse, et tout cela en tout bien tout honneur. Mais cette folle enfant de Flossie avait compté sans le caractère indigène. Chacun des cochers s'était monté la tête sur la jeune et riche cliente.
Un jour, à l'heure de la promenade, comme nous sortions de l'hôtel, au lieu de notre voiture, nous trouvions les trois cochers réunis. Le long Antonio, le gros Beppo et le joli Bartholoméo étaient là, concertés, et je vis de suite que nos affaires tournaient mal.
Ils nous abordèrent poliment, le chapeau bas, et mirent Flossie en demeure de choisir entre eux trois. D'abord, mon amie interloquée pouffa de rire, mais, quand ils eurent tiré leur couteau et déclaré qu'ils videraient la querelle entre eux si elle ne se décidait, quand ils l'eurent avertie que l'homme élu par elle aurait à se battre avec les deux autres, cette pauvre Flossie changea de couleur et me glissa entre les bras. Nous la ramenâmes à l'hôtel évanouie.
Je calmai les cochers avec vingt francs, mais nous dûmes quitter Ajaccio, le soir même et avec les plus grandes précautions. On nous fit gagner la gare dans l'omnibus d'un autre hôtel. Cette querelle avait fait scandale, et le consulat des Etats-Unis nous avait priées officieusement de partir.
Eh bien, cette petite algarade m'a donné la meilleure opinion du caractère corse. Voilà des gens qui ne souffrent pas qu'on se moque d'eux et n'admettent pas qu'on les prenne et qu'on les lâche ensuite comme des accessoires de cotillon.
—Accessoire de cotillon est dur pour un mari.
—C'est mon avis, et voilà pourquoi j'épouse M. Gennaro Olivari.
La jeune fille se levait:
—Croyez que j'ai encore d'autres raisons, M. Olivari a les plus beaux yeux du monde.