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L'enfant prodigue du Vésinet : roman

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VIII

Pour que, vis-à-vis de ses parents, le secret de la résidence de Robert fût bien gardé, il valait mieux que les lettres qu’ils recevraient ne portassent pas le cachet de la poste de Caen. La lettre que Fabienne et Robert avaient écrite en collaboration avait été mise au bureau de poste d’une localité normande sise à une trentaine de kilomètres du chef-lieu… Il fut décidé que chaque fois qu’il écrirait à ses parents, on procéderait de la même façon et que les deux jeunes gens s’en iraient en limousine pour aller chercher chaque fois, dans un rayon d’une dizaine de lieues, un bureau de poste différent… C’était un but de promenade qui varierait ainsi de la façon la plus agréable.

Robert, chez M. Gaudron, était installé au deuxième étage. M. Gaudron et sa femme avaient chacun une chambre au premier.

La chambre de Robert donnait sur une cour plantée d’arbres, où se trouvait l’écurie particulière de M. Gaudron. Ernest avait deux autos, mais il devait à sa profession de marchand de chevaux de ne pas abandonner la traction animale. Il gardait donc, pour la tradition, deux chevaux rouans, du Merlerault, qu’il promenait bien ostensiblement, attelés à un phaéton, à travers la ville. Mais, dans son for intérieur, il donnait la préférence à l’automobile. Il avait donc deux voitures, une torpedo considérable, qui faisait surtout le service du baccara, et une belle limousine pour Fabienne, à qui le vent brutal était désagréable.

C’était cette voiture qui, tous les deux jours, emmenait Fabienne et Robert dans la campagne.

Ernest disait à déjeuner :

— Est-ce que vous sortez cet après-midi, pour que je prévienne le chauffeur ?

— Oui, disait Fabienne, nous avons une lettre à envoyer au Vésinet.

On avait mis Ernest au courant de la véritable situation sociale de son employé. Et cette histoire l’avait amusé énormément. Séance tenante, aussitôt qu’il avait appris que son jeune secrétaire était d’une famille très aisée, il l’avait augmenté de quatre cents francs. Robert, logé et hébergé chez son patron, avait donc près de neuf cents francs par mois pour son entretien, son argent de poche, et les goûters qu’il offrait à la campagne à Mme Gaudron.

Il était tout de même gêné des libéralités d’Ernest, bien qu’il n’eût encore à se reprocher aucun acte d’ingratitude caractérisé… Il apaisait sa conscience, en « en mettant » tant qu’il pouvait quand il était à son travail. Il arrivait tous les matins au bureau à huit heures précises. Ce qu’il avait à faire n’exigeait aucun génie ; il ne fallait pour cette besogne qu’une application facile et minutieuse, sans effort véritable, et dont s’accommodait à merveille son tempérament un peu paresseux.

Ernest Gaudron ne mettait jamais le nez dans les livres de Robert. Il aurait pu faire une constatation qui l’aurait fortement étonné : c’était qu’il était beaucoup moins volé par son personnel qu’il n’avait de tendances à le croire.

Comme dans beaucoup de maisons de commerce, les dépenses étaient plus élevées qu’on ne l’avait prévu. Car il est rare que le calcul des frais, fait à l’avance, ne soit pas très optimiste. L’affaire est moins avantageuse qu’on l’avait espéré. Alors le négociant préfère supposer qu’il y a du coulage, et, pour garder une bonne opinion de son sens commercial, adopter une fâcheuse opinion de l’humanité.

Robert se disait parfois : les gens de la maison vont me détester, car je serai leur surveillant. Ils s’en vengeront en faisant des ragots sur moi, et sur Fabienne.

Mais il s’aperçut qu’il ne les gênait guère, car leurs petits « rabiotages » étaient insignifiants.

Il s’aperçut aussi que les palefreniers s’occupent peu des affaires sentimentales de leur prochain. Un petit verre, le plus souvent possible, et, de temps en temps une aventure sensuelle, brutale et sournoise, avec une personne du sexe… ils n’en demandent pas davantage à la destinée.

Quant au professeur d’équitation, il vivait dans un domaine étroit, où le confinait l’amour de lui-même, et le souci de la propreté de ses ongles.

Robert pouvait donc impunément, sans faire jaser le personnel, s’en aller tous les jours en promenade avec Fabienne. Des gens de la ville auraient pu y trouver à redire. Mais la limousine était très discrète, et les deux amis gagnaient très vite la campagne.

Cependant cette intimité de tous les jours, ces repas et ces promenades qui les rapprochaient à tout instant, n’étaient pas de nature à avancer les affaires du Malin : lorsque deux êtres se voient beaucoup et sans contrainte, quand ils ont plus de bonne éducation que d’audace, le degré d’intimité qui s’établit entre eux devient difficile à dépasser. Au cours d’une promenade en limousine, si Robert eût désiré prendre la main de Fabienne, il aurait eu, pour oser ce geste, moins de hardiesse que s’il s’était trouvé pour la première fois avec elle… La jeune femme paraissait tellement tranquille, tellement confiante ! S’il avait senti en elle un peu d’inquiétude, il aurait eu plus de courage.

Le jeune Nordement était donc assez énervé. Bien entendu, il était toujours très ferme dans ses idées de résistance, et persuadé qu’il ne trahirait jamais l’excellent Ernest Gaudron… Il s’impatientait tout de même, et trouvait que le Destin ne le poussait pas assez sur le chemin de la tentation.

Une fois seul, il rêvait à des occasions de se livrer à des gestes plus significatifs… Ne pouvait-il pas arriver qu’au cours d’une promenade en auto, par un de ces crépuscules de septembre, Fabienne se sentît un peu de froid aux épaules, et qu’il la prît doucement dans ses bras pour la réchauffer ? Mais Fabienne, qui ne craignait le vent que pour son teint, n’était pas frileuse ; d’ailleurs la limousine était déplorablement bien fermée.

D’autres fois, il imaginait une petite excursion à pied dans la Suisse normande. On laissait la voiture à Thury-Harcourt, et en descendant un sentier étroit, on s’aventurait sur les bords escarpés de l’Orne.

Mais est-ce vraiment un plaisir sans mélange que de soutenir une dame dans un endroit où sa propre sécurité est en jeu, et se sent-on à ce moment l’esprit assez libre pour profiter du poids aimable du corps souple qui s’appuie dangereusement sur le vôtre ?

Tous les soirs, il restait en tête à tête avec Fabienne. La soirée finie, il fallait regagner sa chambre d’ami, à l’étage au-dessus.

Cette histoire piétinait. Il sentait que peu à peu son prestige d’inconnu allait s’affaiblir, qu’il entrerait trop dans les habitudes de Fabienne, qu’il serait à bref délai un « ami » classé. Cette idée lui donnait, en présence de son amie, des minutes de maussaderie…

La jeune femme lui disait : « Vous n’êtes pas de bonne humeur ce soir ».

Il ne niait qu’évasivement, pour la troubler un peu, et l’inquiéter.

Pourtant la conversation entre eux ne languissait pas trop. Elle était encore alimentée par des souvenirs littéraires. Ils avaient épuisé le sujet Francis Picard qui ne les attendrissait plus que par complaisance. De même, Ernest Gaudron ne donnait rien. Ils l’avaient estimé, jaugé, jugé, condamné, absous, sous tous ses aspects, en première instance et en appel.

Tout de même, il leur aurait fallu un peu plus de souvenirs communs. Le moment était venu d’en fabriquer pour l’avenir.

Un soir que Robert était particulièrement maussade, et presque bougon, elle l’interrogea sérieusement et lui demanda ce qu’il avait : n’était-ce pas un besoin de revoir les siens, une sorte de nostalgie ?

Il répondit : Oh non ! avec un élan bien sincère. Car, vraiment, à ce moment, l’affaire importante qui absorbait ses préoccupations ne lui laissait aucune place pour penser à ses parents. Le foyer paternel manque rarement à ceux qui s’en vont sur la route enivrante de la conquête. D’ailleurs, il se sentait très libéré de tout remords filial depuis qu’il avait envoyé cette lettre, où il signifiait nettement à sa famille qu’il n’épouserait pas Mlle Ourson.

— Alors, continua Fabienne, pourquoi êtes-vous d’aussi mauvaise humeur ?

— Mais je n’ai rien, je vous assure. C’est purement une idée que vous vous faites…

— Alors, soyez assez gentil pour être plus gai !

— Mais oui, mais oui, répondit-il, en montrant bien visiblement qu’il s’efforçait de sourire.

Puis, au bout d’un instant…

— Je suis très heureux ici… Mais je crois que je ne pourrai pas y rester…

— Pourquoi, mais pourquoi ? dit-elle, d’une voix qu’il eut le plaisir de sentir anxieuse.

— … Écoutez. J’ai peut-être tort de vous parler comme je vais le faire. Mais vous voulez bien que je vous considère comme une amie et que je ne vous cache rien de ce qui se passe en moi ?…

— Mais oui, mais oui, vous savez bien que j’aurais beaucoup de peine si vous me cachiez quelque chose…

— Hé bien, je crois que j’ai trop présumé de mes forces… J’ai peur que l’amitié que j’ai pour vous, cette profonde et loyale amitié ne devienne quelque chose de plus grave…

Ce disant, il détourna la tête pour ne pas la gêner, et pour qu’elle fût émue tranquillement, si elle en avait envie.

Fabienne était très émue en effet… Elle était à peu près certaine des sentiments qu’on venait de lui exprimer. Mais il leur manquait jusqu’alors l’officialité de l’aveu.

Elle était aimée…

… C’était effrayant. Il était effrayé, lui aussi… Mais cet effroi commun n’avait rien de très pénible.

Après un assez long silence…

— Maintenant, dit Robert, que vous savez ce qui se passe en moi, vous comprenez, n’est-ce pas, qu’il vaut mieux que je m’en aille ?

Elle ne trouva qu’au bout d’un instant la façon décente de lui dire de rester.

— Je pensais, dit-elle à voix très basse, que vous auriez assez de force pour accepter cette contrainte. Vous devez la préférer, si votre sentiment est sincère, vous devez la préférer, si pénible qu’elle soit, à la résolution peu courageuse de vous en aller d’ici…

Puis, après un autre silence, d’une voix plus basse encore…

— Si vous vous dites… que… moi aussi… je connais cette contrainte, vous aurez peut-être plus de force pour la supporter…

Ce fut son tour à lui de chavirer. Plus curieuse que lui, elle n’avait pas tourné la tête. Elle le regarda, et ne perdit pas une goutte de son regard heureux et languissant…

Ils avaient désormais un sujet de conversation, le plus fécond, le plus vraiment éternel, et le plus magnifique.

Ce fut d’abord, de part et d’autre, une affirmation solennelle de la pureté de leurs intentions. Cette volonté cornélienne de ne pas trahir le joueur de Cabourg, que chacun d’eux s’était affirmée à lui-même, ils se la répétèrent gravement l’un à l’autre…

Puis ils se racontèrent tout ce qu’ils avaient gardé pour eux pendant la période de silence et d’attente. Ils se dirent comme ils s’étaient aimés.

Elle lui avoua qu’elle savait qu’il l’aimait. Il lui fit l’aveu correspondant. Ils se rappelèrent mille petits détails que chacun d’eux avait remarqués sans en faire part à l’autre. On commenta quantité d’incidents de leurs promenades en auto. Ils revécurent des heures de retenue, des moments de doute et d’espoir. Leur stupéfaction fut sans bornes quand ils s’aperçurent qu’il était une heure moins le quart.

— Je croyais qu’il était à peine dix heures et demie, dit Fabienne.

Il fallait se séparer.

— Nous aurons du courage, dit-il en se levant.

Ils se sentaient désormais ligués, associés, pour une belle tâche de vertu… Il prit son associée dans ses bras, et lui posa sur la joue, près de la paupière, un baiser tendre et religieux, où il mit une chasteté profonde et prolongée. Puis ce fut un second baiser, qui se posa un peu plus bas. Il était dans les environs d’un baiser plus intime. Il mit alors, comme par erreur, ses lèvres sur celles de Fabienne.

L’œuvre de vertu commençait bien. Mais ils jugèrent préférable et moins dangereux de ne pas s’en apercevoir.

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