L'enfant prodigue du Vésinet : roman
VII
Un mari complaisant n’aurait certes pas aussi bien favorisé les rencontres de Fabienne et de Robert. Car un mari complaisant n’aurait jamais eu pour cela assez de cynisme.
Mais Ernest Gaudron y mettait une innocence sans borne.
Il savait bien, d’après une légende fortement établie et maintes fois justifiée, qu’il est dangereux d’admettre un jeune homme dans l’intimité d’une jeune femme.
Mais il avait une confiance absolue dans la vertu de Fabienne, et, en plus, une certitude vigoureuse que lui, Ernest Gaudron, ne serait jamais trompé.
Pourtant il avait eu deux ou trois fois l’occasion, au cours de sa vie de célibataire, de tromper des amis avec leurs femmes. Mais les autres, c’étaient les autres, et lui c’était lui. Cette foi en son étoile ne l’avait jamais abandonné dans la vie, et continuait à lui faire perdre beaucoup d’argent au baccara.
C’était aussi son caractère de défier l’opinion du monde par une espèce de bravade. Il ressemblait à beaucoup d’autres imprudents, qui, pour ne pas avoir peur de leur imprudence, préfèrent en tirer un certain orgueil.
Robert ne resta pas trois jours dans sa pension de famille… Ernest Gaudron, qui était de plus en plus enchanté de la probité certaine et de l’intelligence indéniable de son nouvel employé, prétendit qu’il n’était pas assez en contact avec lui. Il y avait dans la maison une chambre d’ami. Il fallut à toute force y installer Robert.
Le jeune Nordement ne pouvait pas décliner cette aimable invitation. Faut-il le dire ? Il n’en fut pas enchanté.
Il était heureux de voir de temps en temps Fabienne, mais il se demandait si ce ne serait pas un bonheur fatigant d’être constamment auprès d’elle. Il pensait à l’ennui de la « perpétuelle mise en scène » dont parle Verlaine. Il sentait bien qu’il plaisait à la jeune femme, mais cette impression favorable qu’il produisait sur elle, ne risquait-elle pas de se gâter, quand elle le verrait plusieurs heures par jour ? Il avait certes confiance en lui, mais se défiait de lui-même presque autant.
Depuis son entrée dans la maison, il avait passé toutes ses soirées avec Fabienne, et M. Gaudron ne fut jamais plus assidu au Casino de Cabourg. Bien entendu, le lendemain du jour où il avait fait sa connaissance, il avait raconté toute sa vie à Mme Gaudron.
Elle savait maintenant qu’il était un enfant prodigue.
Il lui avait dit pourquoi il avait quitté sa famille, et comment ses parents avaient voulu lui faire épouser Mlle Ourson. Pourtant, sans s’en apercevoir, il mentit un peu, et fit de cette jeune fille un portrait légèrement flatté.
Mme Gaudron, en écoutant ce récit, aima à se donner un air maternel précoce. Comme mère, elle ne risquait pas d’être prise au sérieux, car elle n’aurait pu enfanter Robert qu’à l’âge de trois ans.
Elle demanda gravement au jeune homme s’il avait bien réfléchi, s’il n’avait pas cédé à un coup de tête…
Il lui répondit d’un air viril que son acte avait été profondément mûri. Ce qui fit un double plaisir à Fabienne : elle vit qu’il n’était pas question pour lui de retourner au Vésinet ; et, en même temps, elle constatait que ce n’était pas un étourneau frivole et que l’on pouvait attendre de lui de durables sentiments.
Il la consulta sur un point important : fallait-il écrire tout de suite une lettre décisive à sa famille ?
Son désir à lui eût été d’ajourner encore cette explication fatale.
Les femmes, au rebours des hommes, sont rarement disposées à ajourner les démarches. Les hommes détestent ataviquement les résolutions à prendre. Au cours de longs siècles de liberté et de responsabilité totale, ils ont trop souvent connu l’ennui d’être obligés d’agir.
Fabienne dit donc à Robert :
— Il faut écrire à vos parents…
Elle ne lui disait plus : monsieur Nordement. Elle ne l’appelait pas encore Robert tout court. Alors elle ne lui donnait aucun nom. Lui non plus d’ailleurs. Quand ils s’interpellaient, ils remplaçaient les noms absents par un petit ronronnement imperceptible.
— … Hon hon… il faut écrire à vos parents. Il faut leur dire nettement votre façon de penser sur ce mariage.
— Oui, fit Robert, je comprends. Je me suis dit déjà que, du moment qu’ils avaient engagé des pourparlers avec les Ourson, il valait mieux ne pas laisser lesdits Ourson s’emballer sur des espérances, que je suis décidé à ne pas réaliser.
« … Quand je dis qu’ils s’emballent, se hâta-t-il d’ajouter, ce n’est pas à moi que je songe. Mais je sais que le père Ourson, dont la grosse fortune est récente, désirerait beaucoup s’allier à ma famille, qui est honorablement connue…
(Ceci dit sans en avoir l’air. Mais il n’était pas fâché de donner en passant cette petite indication…)
« … Je peux très bien, continua-t-il, écrire tout de suite à mes parents que j’ai renoncé à unir mes jours à ceux de Mlle Ourson… Mais ce qui m’ennuie, c’est qu’ils vont discuter, insister, essayer encore de me convaincre. Ils sont même capables, du moment que je ne reviens pas, de venir me relancer ici. Or je tiens à ce qu’ils me laissent tranquille… »
Ils arrêtèrent ensemble un projet de lettre. Robert écrirait à ses parents que s’il ne leur donnait pas son adresse, c’est qu’il ne voulait pas discuter avec eux. Il continuerait, leur dirait-il, à faire du tourisme en chemin de fer pendant quelque temps encore. Il enverrait des cartes postales pour que l’on fût au courant de sa santé. Et il trouverait bien le moyen d’avoir de leurs nouvelles sans qu’ils eussent à lui écrire.
Sur ce dernier point, en effet, il avait déjà son idée. Il donnerait sa véritable adresse à un cousin dévoué qui ne le trahirait certainement pas. Ce cousin allait tous les dimanches faire le bridge au Vésinet avec M. Nordement. Il tiendrait Robert au courant de l’état de santé de sa famille.
Il écrivit donc la lettre à ses parents sous les yeux de Fabienne, qui lui donnait de petits conseils très justes et très fins pour modifier certaines expressions.
Ils prirent tous deux un grand plaisir à ce travail en commun. Robert connaissait pour la première fois de sa vie le charme de ce qu’il appelait encore une amitié féminine, à peine troublée par des petites émotions, telles que le frôlement de quelques cheveux fins sur sa tempe.
Elle lui conseilla un post-scriptum particulièrement tendre pour amortir l’effet un peu brutal de cette lettre. Il fallait dire à ses parents qu’il les aimait beaucoup.
Il écrivit docilement :
« Vous savez, chers parents, que je vous aime beaucoup… »
— Oh ! dit Fabienne, ça ne suffit pas !
Après une seconde d’hésitation, elle lui dicta :
« Chers parents, vous êtes ce que j’ai de plus cher au monde… »
— Non, dit Robert, je n’écrirai pas cela.
— Pourquoi ?…
— Parce que…
Petit silence. Il ne la regardait pas, et ne la vit pas rougir. Elle lui dit, très vite, quand sa gorge se fut desserrée un peu :
— Alors écrivez ce que vous voudrez…
… Ils pensaient l’un et l’autre qu’ils étaient des êtres très droits. Fabienne avait beaucoup d’affection pour son mari, Robert de la reconnaissance et une bonne grosse sympathie pour ce bon gros homme. Ils étaient décidés dans le fond de leur cœur à ne jamais le tromper.
Une volonté ne triomphe pas toujours d’une volonté contraire qui lui résiste. Mais quand deux volontés se liguent ainsi, il arrive qu’elles ne constituent pas à elles deux une barrière absolument solide.
Précisément parce qu’elles s’appuient l’une sur l’autre, parfois un léger fléchissement de l’une d’elles entraîne l’écroulement de toute la barricade.