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L'enfant prodigue du Vésinet : roman

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L’enfant prodigue du Vésinet

I

Le train de 5 h. 35, qui partait de la gare Saint-Lazare pour Saint-Germain, emmenait chaque jour un grand nombre de commerçants en villégiature au Vésinet. Arthur Brunal, l’assureur maritime, qui habitait rue du Havre, et se trouvait le premier sur le quai, avait la mission quotidienne de retenir un compartiment pour huit personnes, toujours les mêmes.

C’étaient Georges Blaque, le marchand de tissus, et son associé Louis Félix, Jules Zèbre, le remisier, les frères Rourème, cols et cravates, et enfin M. Aristide Nordement, fabricant de bouchons, et son fils Robert, qui arrivaient d’assez loin, de leur maison de la rue des Vinaigriers, près du canal Saint-Martin.

Aristide Nordement était un petit vieillard à tête de géant. Son visage osseux était assez grossièrement taillé. Le poil de sa barbe grise était mal réparti ; celui des sourcils était abondant et dur, comme le poil des terriers écossais.

Qu’il fût question de politique étrangère, des cours de la Bourse, ou du théâtre, il ne prenait part à la conversation que par des : hon, hon… un peu sourds, et dont personne ne sut jamais s’ils marquaient une protestation ou un acquiescement.

Robert Nordement ne ressemblait pas à son père. C’était un jeune garçon imberbe, aux traits réguliers, au teint un peu gris perle, au visage éclairé par deux grands yeux noirs ardents, dont il tempérait la plupart du temps l’éclat intempestif sous les stores à demi abaissés de ses paupières.

Pas plus que son père il n’ouvrait la bouche à ces réunions quotidiennes. Mais c’était sans doute parce qu’il était là comme un intrus, comme un jeune homme de vingt-deux ans encore indigne, et en tout cas sans autorité. Il méprisait ses compagnons de voyage, et souffrait aussi de se voir dédaigné par eux.

Il enviait, en s’en moquant, la facilité avec laquelle Georges Blaque, spécialiste improvisé des questions de politique extérieure, jouait avec les nations d’Europe, comme avec un jouet d’enfant à six quatre-vingt-quinze. Ce petit quinquagénaire obèse semblait connaître à fond les desseins, cachés ou avoués, de tous les hommes d’État d’Europe et d’Amérique. Il ne trouvait de contradicteur que dans le cadet des Rourème, une sorte de grand corbeau, encore plus noir et plus triste que son frère, et qui répondait aux conceptions arbitraires de M. Blaque par des faits précis, d’ailleurs imparfaitement contrôlés : il prétendait puiser dans les lettres de ses voyageurs des renseignements sur l’état d’esprit des différentes populations.

On questionnait sur les tendances de la Bourse le mystérieux Jules Zèbre, remisier vénérable, très entouré de barbe et de cheveux blancs. Parfois, Arthur Brunal, célibataire myope et d’un blond attardé, racontait des histoires sur les gens de théâtre.

Louis Félix, l’associé de Georges Blaque, dissimulait derrière un fin sourire un manque d’opinions congénital.

A l’arrivée au Vésinet, la plupart des dames de ces messieurs, environnées de grappes d’enfants, venaient prendre livraison de leurs époux.

On s’embrassait rituellement, et l’on se dirigeait vers les villas, où ces messieurs se débarrassaient de leurs faux cols et mettaient des chemises molles, pour bien marquer qu’ils étaient à la campagne.

Aristide Nordement était attendu par sa femme, une petite dame sèche, article distingué, aux cheveux d’argent frisottants. Elle avait d’ordinaire avec elle sa fille cadette, Mme Turnèbe, dont le mari, pour le moment, était au Maroc. L’autre fille, Mme Glass, la femme de l’antiquaire, habitait Montmorency.

Après avoir frôlé d’un baiser le front maternel, Robert, toujours taciturne, accompagnait la petite troupe en flanc-garde, à cinq pas à l’écart. Depuis longtemps, il n’y avait plus de conversation très suivie entre sa famille et lui. Leur mariage l’avait séparé de ses deux sœurs, qui étaient ses aînées. Son père et sa mère oubliaient de lui parler pendant des heures, souvent aux instants où il eût souhaité un peu d’expansion et de tendresse. Puis, quand on s’occupait de lui, quand sa mère lui posait des questions, d’ailleurs oiseuses, il se trouvait justement qu’il n’était pas disposé à causer.

Il n’avait eu dans la vie qu’un véritable ami, Francis Picard, de deux ans plus âgé que lui, et qui avait été tué à la guerre, très peu de temps avant la fin.

Lui était parti au début de 1918. Il était resté six mois dans un dépôt de cavalerie. Au moment de l’armistice, il était depuis peu dans la zone des armées.

Sa famille avait eu à son sujet des alarmes, qu’elle n’avait d’ailleurs cachées à personne.

Le régiment de Robert, en décembre, était allé à Mayence. Puis le jeune homme avait été réformé ; il était au moment de la visite, très mince de thorax. Un bon repos, après la réforme, l’avait développé d’une façon extraordinaire.

Ses parents lui avaient fait suivre ses classes de lettres. Au retour du régiment, il prit ses inscriptions pour la licence d’histoire. Il la préparait à la Sorbonne et au magasin de son père, pour ne pas trop s’éloigner des affaires… Il faut dire qu’au lycée, il avait déçu l’orgueil de sa famille, en n’étant pas dans les tout premiers. Sa préparation de licence donnait, même à des profanes, l’impression d’être un peu molle. Mais il suffisait qu’un ouvrage ne fût pas sur les programmes pour qu’il l’étudiât avec ardeur ; de sorte que son instruction, plutôt marginale, était assez étendue.

Son ami Francis Picard et lui s’étaient considérés comme des êtres très supérieurs au reste de l’humanité. Et, grâce à cette admiration mutuelle, ils avaient beaucoup grandi l’un et l’autre. C’est un excellent entraînement intellectuel que d’avoir en soi-même une confiance exagérée.

La vie sentimentale de ces deux jeunes hommes avait été plutôt restreinte. Ils avaient eu chacun deux ou trois petites amies, qu’ils s’étaient aidés réciproquement à mépriser. Et ils s’étaient préservés ainsi d’influences spirituelles qui risquent d’être un peu affadissantes, si le hasard nous a fait rencontrer une âme-sœur de second choix.

Depuis la mort de Francis, Robert était bien isolé. Il sentait autour de lui un vide désespérant dont il rendait tout le monde responsable et surtout sa famille, car Francis Picard, en véritable ami, avait exercé un pouvoir de destruction instinctivement systématique sur tout ce qui n’était pas leur amitié.

Robert avait l’impression d’être détaché des siens. Il ne sentait de lien vivant, entre son père et lui, que lorsque M. Nordement était pris d’une crise cardiaque. Alors il le voyait mort, tout de suite, et c’était une angoisse intolérable. Une fois que sa mère, sortie en auto, se fit attendre pendant deux heures, il souffrit d’inquiétudes atroces, et promit aux pauvres des sommes assez considérables, qu’il fut ensuite très pénible de payer.

Dans ces cas-là, il constatait qu’il tenait tout de même à son père et à sa mère, mais il était navré de voir qu’en analysant ses sentiments, il ne découvrait pas les traces d’un véritable amour filial.

Ses parents n’avaient jamais aimé son ami Francis ; il ne leur pardonnait pas.

La guerre avait aussi contribué à affaiblir cette habitude religieuse et timide qui le liait encore à sa famille. Cependant, il n’aurait jamais eu la force de se séparer des siens, sans une exigence absurde de son père que soutenait de sa volonté froide Mme Nordement, dont le petit jugement était orgueilleux, inconscient de ses limites, et, par conséquent, sûr de son infaillibilité.

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