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L'enfant prodigue du Vésinet : roman

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VI

Ernest Gaudron fils, marchand de chevaux à Caen, occupait trois corps de bâtiment, le premier datant de Louis XIV, le second de la Restauration et le troisième tout neuf d’avant la guerre.

Le local s’était augmenté ainsi par des annexions successives. Le noyau était une vieille poste aux chevaux, où le grand-père Gaudron avait servi comme postillon. C’était le fils de ce dernier qui avait en réalité fondé la maison.

Ernest Gaudron, le fondateur, avait eu deux enfants. Le plus jeune était le patron actuel. La fille aînée avait épousé, vers 1897, un éleveur de moutons des environs de Bolbec, qui s’appelait M. Debousquet, nom honorablement connu, dont la première syllabe commençait déjà à se détacher sous l’action du temps, et de la considération publique.

Le fils de ce Gaudron, qui s’appelait Ernest comme son père, avait travaillé dans la maison sous la férule de cet homme formidable, large comme un foudre de champagne, et qui, la nuit, par ses quintes d’asthme, empêchait tout un quartier de dormir. On commençait à peine à s’y faire, comme à un bruit d’usine, quand il mourut presque subitement, ayant atteint l’apogée de sa gloire et le maximum de son poids.

Son fils, moins important de carrure, n’était au point de vue commercial que la bien faible effigie du fondateur. Mais la maison marchait sur sa lancée. Elle s’était bien défendue pendant la guerre. Et le patron pouvait aller impunément, l’été, passer presque toutes ses soirées au baccara de Cabourg.

Il était marié, mais sa femme ne l’accompagnait que rarement dans ses sorties du soir.

Il avait épousé cinq ans auparavant une demoiselle de Coutances, une orpheline, que beaucoup de personnes trouvaient fort belle, et les autres trop mince, trop blonde, trop sérieuse de visage.

Le ciel n’avait pas béni leur union. Peut-être le ciel les trouvait-il mal assortis. En apparence, ils étaient bien ensemble. Mais, d’après les domestiques, ils « ne se causaient » presque jamais.

Ernest n’avait pas de maîtresse attitrée. Mais on disait qu’il faisait la fête.

Tous ces renseignements furent fournis à Robert par la patronne expansive d’un petit café, où il avait fait halte avant de se présenter dans la maison Gaudron.

— Monsieur, j’ai appris par des personnes du quartier que vous cherchiez un comptable…

Ceci était dit dans une petite pièce claire, qui donnait de plain-pied sur la vaste cour d’entrée de la maison Gaudron. Assis au bureau, compulsant des livres, était assis un gros homme « assez chic », en complet gris de bonne étoffe anglaise. Il avait le visage rond et rasé, les cheveux blonds renvoyés en arrière, à l’argentine.

Robert vit dans cette large face accorte deux yeux bleus très clairs qui le regardaient.

— Je cherche un comptable ? Mais oui, monsieur, c’est exact. Mais je dois vous prévenir que la personne aura du mal à s’y reconnaître dans les comptes du zigoteau que j’ai renvoyé. C’était un phénomène… C’est vous, monsieur, qui voulez vous placer ?… Je dois vous dire tout de suite que je ne puis donner que quatre cents francs, et je me rends bien compte que ce n’est pas énorme par le temps qui court. Mais le travail que vous aurez ici pourra sans doute vous laisser du temps de libre. Il faudra, bien entendu, que vous soyez présent au bureau à tout événement. Mais vous pourrez y travailler pour vous, si vous trouvez en ville des copies, ou des rapports à exécuter… Si ça vous va comme ça, je vous demanderai quelques références…

Robert donna son nom et son adresse à Paris. Il avait bien l’impression que M. Gaudron lui ferait confiance et n’écrirait à personne. Aussi donna-t-il également le nom et l’adresse à Dinard des personnes chez qui, dit-il, il avait été placé comme précepteur.

— Alors, dit M. Gaudron, vous avez de l’instruction. Vous n’en aurez guère besoin ici. Mais, si vous avez de l’instruction, ceci me confirme dans l’idée que vous êtes un garçon comme il faut et bien élevé. La bonne éducation, ce n’était pas la principale qualité de votre prédécesseur…

Robert ne put s’empêcher de sourire…

— Pour les rapports avec les clients, continua M. Gaudron, je préfère avoir un représentant mieux élevé que M. Gorgin…

… Allons, allons, ajouta-t-il, je vous donnerai quatre cent cinquante pour commencer. La vie n’est pas bon marché… Et, si je vois que vous faites l’affaire, comme je suis menacé d’un voyage à la Plata, je ne serai pas fâché, dans ce cas-là, d’avoir ici quelqu’un de sérieux, pour mener la barque en mon absence…

— C’est trop beau, pensait Robert. Il doit y avoir un revers à cette jolie médaille.

C’était toujours sa coutume d’être mal à l’aise dans le succès.

— Ici, ajouta le patron, vous aurez affaire à des garçons d’écurie plus ou moins scrupuleux…

Ah ! voilà le point délicat, pensa Robert, mais M. Gaudron continuait…

— Vous veillerez à ce que ces bonshommes-là ne me volent pas trop. Veillez-y avec indulgence, car je ne tiens pas à m’en séparer. Vous devez savoir le mal que l’on a à trouver du monde. Si je mets dehors un garçon qui m’estampe, je le remplacerai par un autre qui m’estampera davantage. L’important, voyez-vous, est que ça ne soit pas scandaleux. Le nommé Gorgin m’empoisonnait la vie avec des ragots sur l’un et sur l’autre. Ce qu’il pouvait avoir une platine, ce gars-là ! Et avec ça, huit jours sur sept, un coup de sirop en trop. J’ai sauté sur le premier prétexte venu pour m’en débarrasser.

La cloche Gaudron et la cloche Gorgin ne rendaient décidément pas le même son…

Tout en parlant, le patron s’était levé. Il avait pris un chapeau melon gris et une canne en bambou.

— Ce bureau est votre domaine. Tout ce que je demande, c’est de vous laisser tranquille. Venez faire un tour avec moi dans les écuries, que le personnel fasse votre connaissance. Chemin faisant, je vous mettrai au courant de ce que seront vos fonctions.

Il est charmant, ce monsieur, pensa Robert. Et pourquoi la patronne du petit café, soi-disant le reflet de l’opinion publique, le voit-elle tellement au-dessous de son père ?… Ce garçon-là me fait l’effet de quelqu’un…

Il devait se rendre compte, par la suite, que M. Gaudron n’était pas ce qu’on pouvait appeler un homme supérieur. Il avait vu de lui en dix minutes exactement tout ce qu’il y avait de bon en lui, son affabilité, sa rondeur, une netteté de conception qui ne s’appliquait jamais à aucune conception. De plus, M. Gaudron impressionnait ses interlocuteurs d’un quart d’heure en énonçant de sages principes, qu’il ne mettait jamais en pratique.

C’est ainsi qu’il aimait à répéter qu’il fallait avoir l’œil au grain. Mais il répétait surtout cette phrase énergique aux heures où il n’y avait aucune espèce de grain en perspective ; somme toute, sa préoccupation inconsciente et secrète était de ne jamais s’occuper de rien.

Il adorait « s’atteler » à de nouvelles affaires, afin d’avoir une occasion de négliger les affaires en train. Sa vigoureuse et joviale paresse lui faisait toujours préférer les projets aux entreprises.

De la cour d’entrée, Robert et lui passèrent dans une cour intérieure, où tournait à cheval une élève du cours d’équitation, une jeune file anémique, avec moins de dispositions et encore moins de mamelles que n’en montrait l’antique Amazone. Au milieu de la cour, un stick sous le bras, se tenait le professeur d’équitation, un jeune homme blond, très sûr de lui-même et qui consacrait sa vie au polissage de ses ongles.

— J’ai à la maison, dit M. Gaudron, un vétérinaire, qui n’est pas là aujourd’hui. C’est un homme très à la page. C’est lui, M. Raulot, qui me remplace quand je m’absente, s’il se présente un client de hasard pour acheter un cheval. Mais la plupart des affaires, c’est moi qui les traite directement avec les clients de la maison qui se fournissent ici depuis un demi-siècle et plus, soit des rentiers du pays, soit de grosses Compagnies de transport de Paris ou des départements. J’ai, en plus de ça, trois acheteurs, qui vont chez les éleveurs, et qui font les foires des alentours… et quand je dis les alentours, je veux dire jusqu’à soixante lieues d’ici.

« … Vous, vous n’aurez qu’à vous occuper des comptes. Quand il nous vient des chevaux de sang, c’est M. Raulot, le vétérinaire, qui vérifie les signalements sur les papiers. Mais tant que les bêtes sont dans la maison, il vous remet ces papiers entre les mains, et c’est vous qui en avez la garde.

« … La grosse affaire pour vous, c’est la nourriture des chevaux. Tout ce qui concerne le fourrage est de votre ressort. Et je vous assure que ça représente quelque chose. »

Puis M. Gaudron fit visiter les écuries à son nouveau secrétaire. Il y en avait de deux sortes : les plus modernes, composées de boxes, où se trouvaient les chevaux de sang, sous la surveillance d’un jeune homme assez convenable, guêtré de houseaux. M. Gaudron ne lui parlait qu’anglais, bien que ce fût un jeune Belge, et que tous deux parlassent l’anglais avec une certaine difficulté.

Puis, ils passèrent dans les vieilles écuries, où des chevaux de trait étaient installés entre des bat-flanc à l’ancienne mode. Robert y retrouvait les écuries régimentaires, avec leurs grincements de chaînes, et le bruit plus sourd de l’avoine écrasée entre les lentes molaires.

Des palefreniers du bon vieux temps circulaient, fourches en mains, très en guenilles, et poussaient leurs « euh oh » familiers, qui semblaient sortir d’un goulot de bouteille.

Les magasins à fourrages impressionnèrent vivement le nouveau comptable de la maison Gaudron. Le patron lui expliqua alors plus précisément en quoi consisteraient ses attributions.

Le travail ne faisait pas peur à Robert. Mais il retrouvait cette crainte perpétuelle d’être « agrafé », qui l’avait tant obsédé au régiment. Il ne s’était pas encore aperçu que M. Gaudron était le plus débonnaire des maîtres. Pourtant, au fur et à mesure que se continuait la visite, il avait de plus en plus l’impression qu’il ne se trouvait pas dans une maison hostile. Un sentiment d’aise l’envahit, qui ne fut gâté que par une invitation à dîner, que M. Gaudron lui fit brusquement pour le soir.

Il la lui fit sur la porte d’entrée, au moment où il s’en allait, à la minute même où Robert se disait : « Je vais être tranquille. L’officier de semaine quitte le quartier. »

Le patron paraissait d’ailleurs assez gêné de l’inviter aussi vite. On aurait pu le sentir à la brusquerie cordiale avec laquelle il lui dit :

— Monsieur Nordement, sans façons, voulez-vous me faire l’amitié de dîner ce soir chez moi dans l’intimité, avec ma femme et moi ?…

« … Vous m’excuserez seulement si je vous quitte d’assez bonne heure. Car j’ai un rendez-vous dans la soirée… au Casino de Cabourg. »

A la réflexion, Robert se dit que cette invitation, c’était peut-être pour son patron un bon moyen de plaquer Mme Gaudron en la laissant en compagnie d’un invité.

Mme Gaudron ?

Il pensait un peu à Mme Gaudron…

Dès le moment où il avait entendu dire que M. Gaudron était marié à une belle dame blonde, un sournois petit espoir romanesque était entré en lui.

Il l’avait repoussé tout de suite par cette habitude de sagesse bourgeoise, qui nous interdit de faire fond sur l’exceptionnel.

Tout de même sa raison héréditaire ne lui interdisait pas la curiosité.

Il fallait la voir, cette personne mince, à l’air sérieux… Alors l’espoir romanesque revenait à la charge, et, avec les pinceaux de l’imagination, essayait de lui faire le portrait de la belle inconnue…

L’après-midi fut employé à remettre en ordre une partie des comptes en pagaïe de Prosper Gorgin.

Sa journée terminée, Robert rentra à sa pension pour faire un bout de toilette. Il y avait déjà fait un saut dans l’après-midi pour dire qu’il ne rentrerait pas dîner, et il avait été frappé encore une fois de l’aspect désertique que présentait ce family house archicomble.

Mais, à l’heure du repas du soir, il vit que la maison s’était peuplée comme par enchantement. Il avait traversé la salle à manger, où se nourrissaient des gens qu’il n’examina pas séparément. Mais l’ensemble lui inspira une aversion enfantine, et la résolution très nette de ne jamais manger en cette compagnie. Le service était fait par un homme et une femme qu’il n’avait pas vus le matin. Peut-être à ce moment-là étaient-ils employés à des travaux champêtres, qui n’avaient pas suffi à tarir leur abondante transpiration.

Robert se hâta de s’habiller pour se rendre au domicile du marchand de chevaux.

La maison où habitait M. Gaudron n’avait certainement jamais été neuve. Les larges marches de l’escalier de pierre étaient affaissées comme des coussins de velours, et l’on était surpris de voir cette vieille et ample cage d’escalier, sous la simple pression d’un bouton anachronique, s’emplir d’une lumière bien égale. Il eût fallu, dans d’épais chandeliers de cuivre, des chandelles fumeuses versant des larmes de suif, et agitant de lourdes ombres à chaque pas des serviteurs. Mais on comprenait cependant que des gens, qui habitaient là à demeure, eussent fait passer ce souci de l’harmonie au second plan.

Robert, qui ne se connaissait pas en meubles, se dit que le mobilier du salon offrait peut-être un grand intérêt. Pourtant, si peu compétent qu’il fût, les tableaux qu’il vit au mur ne lui inspirèrent pas confiance dans le goût de ses hôtes. C’étaient des paysages, états d’âmes indifférents d’artistes médiocres, dans d’importants cadres de cuivre. A un coin de la toile, on n’avait pas manqué de laisser, pour éblouir les visiteurs, un numéro d’exposition.

Mais, toutes ces petites observations, il les fit bien distraitement et sans y attacher d’importance. Grâce à ce beau soir de septembre, le romanesque s’était à nouveau emparé de son âme. Et il n’avait plus que cette pensée en tête : je vais voir Mme Gaudron…

Par où arriverait-elle ? Il y avait trois entrées plausibles.

Comme cette apparition ne se produisit pas tout de suite, il quitta impatiemment la réalité trop lente pour s’élancer très en avant dans un avenir de rêve, recréa à nouveau le portrait de Mme Gaudron pour se promener avec elle, tendrement enlacés au bord de la mer, et fut tout surpris de voir devant lui une personne totalement différente, qui était entrée il ne sut jamais par où. Cette personne n’était pas spécialement mince, elle était moins blonde que sur son signalement, et sa beauté ne le pétrifia point. Il s’était levé, s’attendant à ce qu’on le fît rasseoir pour une conversation préliminaire… Mais la dame dit simplement : « Monsieur, si vous le voulez bien, nous allons passer tout de suite à table, car mon mari m’a demandé de dîner de bonne heure. »

Robert suivit Mme Gaudron dans la salle à manger.

Il se disait : « Voilà. Je ne suis qu’un invité sans importance, le nouveau secrétaire à qui on fait la politesse de le nourrir le jour de ses débuts. L’aventure de ma vie n’est décidément pas de ce côté-là. Et, au fond, c’est bien plus agréable ainsi… J’ai une bonne place où je suis bien tranquille. Cette dame ne m’intéresse pas. Le monsieur est bien mieux. C’est un bon garçon. Je serai l’ami du mari et ne me soucierai pas de la femme. »

Toutes ces réflexions se succédèrent beaucoup plus rapidement, presque instantanément, comme les péripéties d’un rêve se précipitent à l’approche du réveil.

M. Gaudron entrait au même moment dans la salle à manger. Il serra la main de Robert, sans beaucoup le regarder.

— Fabienne, dit-il à sa femme, réjouissez-vous. J’ai reçu un mot du carrossier, et vous aurez la limousine dimanche pour aller à Coutances.

Le potage était déjà dans les assiettes. Un grand jeune homme pâle faisait le service. Il portait l’habit noir d’un prédécesseur plus large d’épaules.

Pour occuper le silence, et avec une lenteur de débit que justifiaient à la fois le peu d’intérêt du sujet de la conversation et la chaleur du potage, Mme Gaudron se mit à parler à son mari d’un certain nombre de diverses personnes — parents ou amis — qui défilaient devant Robert sous la simple étiquette de leurs prénoms…

— Vous savez qu’Émile et Gustave n’ont pas insisté…

— Le contraire m’eût étonné, dit M. Gaudron.

— Après ce qui s’était passé avec Irma, c’est ce qu’ils avaient de mieux à faire.

— Tout cela n’est pas de nature à faire plaisir à Édouard, dit M. Gaudron.

Robert trouvait ses hôtes un peu impolis de le laisser ainsi en dehors de leur entretien. Il ne songeait pas que si M. et Mme Gaudron parlaient ainsi d’Émile, d’Édouard, de Gustave et d’Irma, c’étaient qu’ils ne savaient que dire à Robert.

D’ailleurs, quand ils se turent, le silence parut plus insupportable encore… et Robert en regretta presque le défilé de prénoms, d’autant que désormais il avait sa part de responsabilité dans la chute de la conversation.

Une banquise de glace emprisonnait peu à peu les trois convives. Ce fut Mme Gaudron la plus déterminée. Elle brisa cet épais silence avec ce qui lui tomba sous la main.

— Vous connaissez Caen, monsieur ?

— … Non, madame… c’est-à-dire oui… J’y étais passé deux ou trois fois en auto…

Il prit un air intéressé, comme s’il revivait avec attendrissement des souvenirs de voyage…

— Je connais surtout la Seine-Inférieure, les environs de Dieppe, Puys, Pourville, Martin-l’Église…

— Ce sont des pays charmants, dit madame Gaudron, d’un autre caractère que les paysages ici…

Étretat et ses environs furent aussi d’une ressource excellente…

— J’adore la Normandie, fit Robert d’un ton pénétré.

Les pays pittoresques, les beaux sites, les vieilles églises, s’ils entendent les éloges qui leur sont décernés dans les conversations mondaines, auraient tort de les prendre absolument à la lettre, et de ne pas faire la part, chez les louangeurs, du désir qu’ils ont de prouver leur sensibilité d’artistes, ou simplement d’alimenter l’entretien.

— Du côté de Mézidon, fit M. Gaudron, dans le pays d’Auge, c’est la vraie Normandie.

Ce n’était pas évidemment la première fois, que dans un repas d’amis, il risquait cette assertion, qui n’avait en somme rien d’audacieux.

Maintenant l’honneur était sauf, et l’on savait que la conversation ne risquait plus de chômer. On avait un bon stock de souvenirs d’auto. Il n’y avait qu’à laisser cette réserve de côté, à tout événement.

Le repas était simple, mais honorable. On servit un poisson et des perdreaux. M. Gaudron fit monter deux vins de choix, sur lesquels il fit une petite conférence. Robert en fut flatté et but de ces vins presque avec plaisir. En fait, il était encore moins compétent en vins qu’en meubles anciens. Il y avait une cave chez les Nordement ; le père de Robert avait habitué ses enfants à la considérer comme une des premières du monde. Mais Robert avait remarqué à la longue que certains éléments d’appréciation, tels que le prix d’achat, viciaient un peu le jugement paternel.

Ainsi un lot de vieux Sauternes, acquis au cours d’un voyage, à la vente après décès d’un hôtelier, passa longtemps dans la famille Nordement pour une occasion fabuleuse, jusqu’au jour où un vrai connaisseur s’inscrivit nettement en faux contre cet enthousiasme.

Mais si Robert était sans autorité comme dégustateur, il n’était pas insensible à l’influence brutale des liquides alcoolisés. Vers la fin du repas, un certain attendrissement modifiait sa façon de penser sur les choses et les êtres. Et, du clan qui discutait la beauté de Mme Gaudron, il passa insensiblement dans celui de ses admirateurs.

Fabienne était bien la dame un peu sérieuse dont on lui avait parlé… Mais son visage ne revêtait pas perpétuellement la même gravité… A certains moments, un gentil petit éclair de gaîté ironique passait furtivement dans ses yeux. Et c’était alors une tout autre personne.

… Les espoirs romanesques avaient reparu… C’est qu’aucune rebuffade ne les décourage. Ils ne sont jamais loin du seuil ; ils attendent patiemment, pour rentrer dans la place, que se relâche un peu la surveillance du gros bon sens et de la froide raison.

On servait le café à table, sans façons. M. Gaudron fit une petite déclaration à ce sujet, à l’éloge de la cordialité. Puis il tira sa montre.

— Vous m’excusez, monsieur Nordement. Mais je vous avais prévenu… J’ai un rendez-vous important à Cabourg.

Ce fut le signal, pour le petit éclair d’ironie, d’apparaître dans les yeux de Mme Gaudron.

— Un rendez-vous de la plus grande importance. On l’attend à la grande table du cercle pour des bancos qui ne souffrent aucun retard…

— Voilà que vous dévoilez mes vices devant mon nouveau secrétaire. Que va-t-il penser de moi ? Or, il se trouve que justement, ce soir, ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

— Allons, allons ! dit cette femme incrédule…

— Je vous assure…

— Ne m’assurez de rien. Et allez à vos affaires. Monsieur me tiendra compagnie.

M. Gaudron prit congé immédiatement. Il faut profiter sans retard d’une permission, même donnée de mauvaise grâce. Car l’autorité qui nous l’accorde peut très bien la révoquer avant que nous ayons passé la porte.

Robert et Fabienne s’en allèrent ensemble dans un petit boudoir que le jeune homme trouva meublé avec un goût exquis. Mais il était encore sous l’influence des vins généreux, et pas du tout en humeur de critique.

— M. Gaudron est vraiment un homme excellent, dit-il pour dire quelque chose. Il lui fallait un sujet de conversation qui présentât un petit caractère d’intimité. Il n’y en avait pour le moment guère d’autres à choisir en dehors du mari de cette dame, leur seule connaissance commune.

« Ce qui fait que les amants et les maîtresses ne s’ennuient point d’être ensemble, a dit l’auteur des Maximes, c’est qu’ils parlent toujours d’eux-mêmes ».

Robert n’osait pas encore parler de lui-même à Mme Gaudron. Fabienne ne pouvait parler d’elle-même à Robert. Il était donc de première nécessité, pour les deux interlocuteurs, de se mettre à juger de concert des gens de connaissance. On y trouve des occasions de prouver la sûreté de son jugement. C’est aussi une manière indirecte d’affirmer, sans avoir l’air d’y toucher, sa supériorité sur autrui.

Les deux causeurs se placent sur une sorte de piédestal d’où ils regardent ensemble tous ceux qui les entourent. Alors on se découvre fatalement des idées semblables, des sensations communes. Tout cela n’a rien de prémédité. C’est un instinct de rapprochement qui travaille ce monsieur et cette dame, et qui agit plus sûrement, avec moins de gaffes, qu’un pauvre petit calcul intelligent.

— Oui vraiment, avait dit Mme Gaudron, Ernest est un excellent homme. Et quand on le compare aux gens que nous avons l’habitude de voir ici…

— Vous ne les aimez pas beaucoup ?

— Je les ai en horreur. Ce sont des gens convenables, bien entendu, comme il faut, pas plus bêtes que d’autres, mais pas plus spirituels non plus. Je n’ai pas d’amis dans la société d’ici. Je ne crois pas que j’y sois particulièrement aimée.

Il s’efforça de mettre dans l’expression de son regard de la protestation contre une assertion pareille, de l’indignation contre les gens de Caen, sans se départir toutefois de le discrétion qu’imposait une première entrevue avec une femme du monde. Mais le temps matériel lui manqua pour se composer un regard qui exprimât tant de choses à la fois. D’ailleurs Mme Gaudron continuait l’exposé de son état sentimental…

— J’avais une compagne d’enfance, pour qui j’avais une affection profonde. Mais elle s’est mariée et habite Paris. On s’écrit, mais ce n’est plus du tout la même chose.

Ce fut pour Robert une excellente transition pour parler de Francis Picard, et, en faisant l’éloge de l’ami défunt, de se monter lui-même en épingle. Car n’était-il pas l’ami d’élection de ce jeune homme plein de qualités, et si sévère de goût pour choisir ses camarades ? En même temps, la façon tendre et profondément sincère dont il parlait de ce pauvre garçon attestait chez lui une sensibilité peu ordinaire. Fabienne renchérit sur les qualités de sa compagne d’enfance. Au bout d’un instant ils avaient l’air de deux veufs d’amitié, en pleine confidence… Ils avaient évidemment besoin, l’un et l’autre, d’être consolés. D’ailleurs, ce que Robert attendait de Fabienne, c’était simplement — il en était bien sûr — des consolations de pure amitié.

A mesure que la conversation s’avançait, il se fortifiait dans cette impression que Mme Gaudron était hors de son atteinte, et cette constatation le rassurait. Car son désir d’aventures était toujours combattu par la crainte d’avoir à agir. Ce n’était pas « un type dans le genre » de Guillaume de Nassau, dit le Taciturne, qui affirmait robustement qu’il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre. Robert avait besoin d’espoir sérieux pour se lancer dans une conquête. Or, pour le moment, l’espoir le laissait tranquille et ne l’obligeait pas à l’effort de l’entreprise… Fabienne, la charmante Fabienne serait sans doute pour lui une amie, une compagne de pensée. Elle remplacerait Francis Picard, avec un visage plus avenant. Mais, entre elle et lui, pouvait-il être question d’amour ? Il se répondait nettement : jamais.

Pourtant, quand il rentra le soir dans sa chambre, qui lui parut plus agréable que le matin, il était bien enfiévré pour un jeune homme sans espoir. Il ne put se coucher tout de suite. Il se mit à table pour préparer le petit billet sec qu’il enverrait le lendemain à sa famille, l’envoi protocolaire d’un millier de baisers… Mais il n’écrivit pas sa lettre à ses parents, et remplit toute une page avec ces trois mots, qu’il répétait trente fois, comme un modèle d’écriture :

… J’aime Fabienne… J’aime Fabienne…

Puis, après avoir brouillé tous ces « J’aime Fabienne » d’un gribouillis informe, il craignit de ne pas les avoir rendus suffisamment méconnaissables. Il déchira en tout petits morceaux cette feuille de papier si compromettante et faillit mettre le feu à la maison en les brûlant dans une cheminée qui n’avait pas été ramonée depuis dix ans.

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