L'enfant prodigue du Vésinet : roman
IV
Or, une affiche manuscrite était apposée depuis huit jours dans le hall de l’hôtel. Elle demandait un professeur de français pour être attaché à une famille aisée.
C’était le seul emploi que Robert fût capable de remplir ; c’était le seul auquel il n’eût pas songé.
Il aperçut la pancarte le lendemain matin, en descendant pour son petit déjeuner, qu’il avait décidé de prendre, non à l’hôtel, mais dans un petit café du pays ; car il fallait ménager ses ressources.
On demande un professeur de français pour famille aisée. S’adresser au portier de l’hôtel.
Il fallut à Robert un certain effort pour surmonter sa gêne et pour demander au portier quelle était la famille aisée en question. C’était abdiquer un peu la dignité de voyageur indépendant et fastueux.
La nationalité exacte de M. et Mme Orega échappait à l’historien, comme le lieu de naissance du divin Homère. Seul, un diagnostic un peu aventuré d’ethnographe parvenait à situer approximativement leur origine dans les régions équatoriales du nouveau continent.
De même, les âges plausibles de ce petit homme rasé s’échelonnaient sur un long espace, entre trente et cinquante ans.
M. Orega connaissait un certain nombre de phrases françaises qu’il débitait sans trop d’accent, en vous faisant brusquement la surprise d’une faute invraisemblable, comme de dire : un table, ou : une chapeau.
Mme Orega était une sorte de Fatma de deuxième fraîcheur, à qui son apathie conférait une sorte de majesté. Elle ne semblait plus très ferme, comme si, au cours de son existence, elle eût été plusieurs fois gonflée et dégonflée.
« Le Paradis sur terre, a dit à peu près Victor Hugo, ce serait les parents toujours jeunes, et les enfants toujours petits. » La jeunesse des parents Orega était compromise, mais leur fils unique Esteban, qui n’avait que quatorze ans, était resté petit et puéril comme un tout jeune garçon.
C’était d’ailleurs un être charmant, à la fois attardé et précoce. Tantôt, secouant ses cheveux bouclés, il avait des colères enfantines. Et d’autres fois, il étonnait Robert par sa gravité mûrie, par son langage éclatant d’images imprévues. Il semblait que la nature ne l’eût laissé si petit que pour lui garder plus longtemps un aspect d’enfant sublime.
Robert, qui avait été ébloui dès leur premier entretien, fut stupéfait de voir qu’Esteban, la plume à la main, formait grossièrement ses lettres, et qu’il avait une orthographe de cuisinière peau-rouge.
Dès la présentation, c’est-à-dire le lendemain de son arrivée à Dinard, il avait été agréé comme précepteur. Il prit tout de suite ses repas à la table des Orega, non dans la salle du restaurant, mais dans un petit salon à part. Il n’en fut pas fâché, car il pouvait rencontrer à Dinard des personnes de connaissance, qui risquaient ainsi d’être mises au courant de son nouvel emploi.
Les Orega, d’ailleurs, avaient des raisons à eux pour ne pas se faire servir en public. Robert s’aperçut, dès la première minute, que le repas de famille n’était qu’une occasion de disputes furieuses entre M. et Mme Orega.
Il comprenait mal l’espagnol ; mais, si l’objet même de la discussion lui échappait, il pouvait suivre du moins toutes les phases de la lutte sur le visage étincelant des matcheurs. Parfois, c’était une sèche imputation de son mari qui marquait le visage fatigué de la belle Fatma d’une douleur extra-humaine. D’autres fois, sur une réplique de la compagne de sa vie, on voyait M. Orega tout près de défaillir, et le bronze de son visage passer du rouge marron à un vert-de-gris superbe.
Robert avait été engagé sans discussion à mille francs par mois, logé et nourri. Il avait demandé ce prix sur les indications du gérant. Et, comme M. Orega « n’avait pas pipé », il considéra d’abord son patron comme un homme fort généreux. Mais il ne fut pas long à s’apercevoir que cette apparente largesse était faite d’une timidité d’étranger, ignorant des usages. Dès que M. Orega était renseigné sur le prix d’un objet, il discutait férocement pour soixante-quinze centimes. Il payait à l’hôtel six à sept cents francs par jour pour lui et sa suite, et quand le jeune Esteban demandait un peu d’argent de poche, papa se faisait prier pour sortir un billet de quarante sous.
Robert était depuis trois jours au service de la famille Orega. Il avait déjà écrit deux mots à ses parents. Il leur écrirait jusqu’à nouvel ordre de courtes lettres, où il leur dirait simplement, comme chaque fois d’ailleurs qu’il s’absentait, que sa santé était bonne. Et il terminait en leur envoyant mille baisers, pas un de plus, pas un de moins. Ces communications, rédigées de cette façon uniforme, succinctes comme un chèque d’affection, il les leur enverrait jusqu’à nouvel ordre. Car il n’était encore un enfant prodigue que pour lui-même, et se rupture avec sa famille n’était consommée qu’en son for intérieur.
Son état d’âme était au fond plus que satisfaisant. Il était installé d’une façon confortable, mangeait bien, et ses fonctions ne lui déplaisaient pas ; il commençait à s’attacher à ce petit Esteban, en qui il retrouvait l’ardeur généreuse de son pauvre ami Francis Picard, et il avait cette fois cette satisfaction supplémentaire d’être l’aîné, l’éducateur d’âme. La grâce native de son élève lui donnait du goût pour ce métier de directeur d’esprit, et il s’enorgueillissait à l’idée de développer, d’épanouir les qualités certaines de ce jeune aiglon de la famille Orega.
Le troisième jour de son entrée en fonctions, Robert avait déjeuné, comme à son ordinaire, avec ses patrons et son élève. Le choc avait été particulièrement rude entre les époux. Ils étaient arrivés à table l’un et l’autre dans une parfaite condition de combat. Comme des boulets et des pots d’huile bouillante, des griefs réciproques, remontant à plus de vingt années, s’étaient croisés sans répit par-dessus les plats… Vers le dessert, les lutteurs reprenaient haleine, mais on sentait que l’empoignade recommencerait aux liqueurs.
Le petit Esteban, un peu blasé sur ces émotions sportives, qui avaient fini par le laisser indifférent, proposa à Robert d’aller faire un tour sur la plage. Le précepteur accepta avec empressement. Il s’arrêta au bureau de l’hôtel pour écrire à ses parents les deux lignes protocolaires, pendant qu’Esteban allait chercher un pardessus au premier étage, dons l’appartement qu’il occupait avec ses parents.
Sa lettre écrite depuis quelques minutes, Robert s’étonna de ne pas voir redescendre son élève. Il prit le parti d’aller voir ce qui se passait…
Comme il débouchait sur le palier du premier, il vit Esteban se glisser hors d’une chambre, qui ne dépendait pas de l’appartement de sa famille, et regarder autour de lui avec précautions dans le couloir désert.
Le jeune garçon aperçut Robert, eut soudain l’air gêné, et fit à son précepteur un signe de silence.
Tous deux, sans rien dire, descendirent l’escalier. Dans la rue, Esteban n’avait toujours pas ouvert la bouche.
— Hé bien, qu’est-ce que tout cela signifie ? se décida à demander Robert.
Esteban répondit évasivement.
— Ce n’est rien… une farce… Je vous dirai plus tard…
Après tout, il n’y avait peut-être là qu’une gaminerie. Robert n’en était pas sûr, mais il détestait les enquêtes, quand elles menaçaient de le conduire à une découverte désagréable.
Il ne put cependant s’empêcher de remarquer qu’Esteban, après s’être tu, s’était mis maintenant à parler, avec une volubilité extraordinaire, de sujets sans grand intérêt… Il y avait un effort visible dans ce flux de paroles, comme un besoin de changer les idées de son compagnon et de l’attirer n’importe où, mais loin de ses soupçons.
— Dites-moi des vers, demanda-t-il à Robert, dès qu’ils se furent assis sur la plage.
Robert, nourri de poésie, résistait difficilement à une invitation de ce genre, d’autant plus qu’il trouvait chez le petit Esteban un auditeur frénétiquement sensible, qui écoutait les poèmes avec des yeux insatiables.
Cette séance de lyrisme dura jusqu’à l’heure du goûter. Ils se rendirent au Casino. Esteban voulut à toutes forces payer les consommations, et, au grand étonnement de son précepteur, sortit de sa poche un billet de cent francs. Or, Esteban, au déjeuner, avait eu besoin de grands efforts pour soutirer quarante sous au père Orega.
Mais Robert n’était pas au bout de ses surprises.
— Papa et maman, dit le jeune garçon, sont partis en auto sur la côte. Ils ne rentreront pas avant le dîner… Voulez-vous me faire un grand plaisir ?
— Voyons cela, fit Robert.
— C’est de jouer à la boule pour moi. Comme je suis trop jeune, les employés ne me laisseraient pas jouer… Soyez gentil, dites ? Jouez pour moi…
L’éducateur essaya de résister. Son disciple avait pris sur lui une telle autorité que sa résistance fut courte, et qu’il se décida à s’approcher de la boule, pendant que le petit Orega restait près de lui, mais en dehors de cette corde de soie, qui prétendait creuser un abîme infranchissable entre les majeurs et les mineurs.
Le petit jeune homme jouait par louis, et passa à Robert, à la dérobée, deux ou trois billets de cent francs, qui fondirent en quelques minutes.
Il tirait d’autres billets de sa poche… Mais Robert se gendarma…
— Je ne veux plus que vous jouiez… C’est très mal… Voyez-vous que vos parents viennent à l’apprendre ?
— Et c’est sur vous que cela retombera ?
— Ce n’est pas ça, dit Robert gêné… Ce n’est pas du tout pour cette raison… Et puis, je vous ai déclaré que vous ne joueriez plus… Vous ne jouerez plus, voilà tout.
Et, ce disant, il s’en alla d’un pas résolu vers la sortie.
Esteban le suivait docilement jusqu’à l’hôtel. Arrivé dans le hall, Robert, machinalement, s’arrêta devant une sorte de tableau où l’on placardait les nouvelles du jour…
Or, parmi les informations des agences et les résultats des courses, il vit une petite affiche manuscrite. On annonçait qu’il avait été perdu dans l’hôtel une broche « émeraude et saphir ».
Robert, sans s’en rendre compte, ne put s’empêcher de tourner les yeux vers Esteban, mais le petit Orega regardait cette même affiche avec une indifférence parfaite.
— Allons travailler un peu avant le dîner, fit Robert.
Ils montèrent ensemble l’escalier. Sur le palier du premier, Esteban s’arrêta pour donner la main à une jeune fille très forte et très brune, qui était encore habillée en petite fille, et coiffée avec des nattes pendantes.
— Ma petite amie Concepcion, dit le jeune garçon… Mon professeur, M. Robert Nordement…
Concepcion fit une sorte de révérence un peu gauche, sourit à Robert de toute sa bonne figure et sourit ensuite de même à son petit ami Esteban, qu’elle dépassait de la tête.
Ils quittèrent la jeune fille pour se diriger vers l’appartement des Orega. Ils passèrent devant la chambre d’où Esteban était sorti avec mystère après le déjeuner.
La porte de cette chambre était grande ouverte. Deux domestiques de l’étage étaient en arrêt sur le seuil. Robert s’arrêta, lui aussi, et vit que, dans la chambre, le gérant de l’hôtel était en conférence avec deux messieurs inconnus.
Esteban n’était pas curieux : il s’éloignait, sans hâte apparente, dans la direction de leur appartement. Robert, s’adressant à un des domestiques, fit un signe d’interrogation…
— C’est monsieur le commissaire qui se trouve là, dit le domestique, rapport à une broche qui s’a trouvé perdue. Voilà la seconde fois en huit jours qu’il se perd un bijou chez ces personnes. On commence à se dire que ce n’est guère naturel. Heureusement que, nous autres, on est connu, et que l’on sait qui nous sommes. Mais, tout de même, ça finit par n’être pas agréable.
— Qui est-ce qui habite ici ? demanda Robert.
— Un vieux monsieur argentin et sa demoiselle.
— Ah !… La demoiselle, n’est-ce pas cette jeune fille, avec des nattes dans le dos, que j’ai vue tout à l’heure sur le palier ?
— Justement, monsieur. C’est à elle la broche que l’on est en train de cercher.
… Robert, malgré lui, regarda dans la direction où Esteban était parti. Mais il y avait beau temps que le petit garçon avait disparu.
Robert gagna l’appartement des Orega. Esteban était dans le salon, à la table où il s’asseyait pour prendre sa leçon. Sans attendre son précepteur, il avait pris un cahier… Il était déjà en train d’écrire, avec une application extraordinaire.
Robert fit d’abord, de long en large, une vingtaine de pas…
— Écoutez, Esteban…
— Monsieur…
— Je veux en avoir le cœur net. Pourquoi êtes-vous sorti mystérieusement de cette chambre il y a trois heures ? Pourquoi cette broche a-t-elle disparu ?
Esteban s’était levé. Il s’efforçait de regarder son précepteur bien en face…
— Je ne sais pas, murmura-t-il…
— Vous savez, dit avec autorité Robert.
Esteban était toujours debout, les lèvres serrées…
— Hé bien ? dit Robert.
Esteban le regardait un peu haletant, avec des yeux qui semblaient craintifs…
Il vit alors dans le regard de son maître une expression dont l’excessive dureté l’étonna. Il comprit alors de quoi on le soupçonnait, et dit à voix basse, comme sur un ton de reproche…
— Oh non ! pas ça tout de même !
… Vous ne supposez pas que c’est moi qui ai pris cette broche ?
Et comme Robert ne répondait rien…
— Oh non ! voyons ! Vous ne me croyez pas capable d’une chose pareille ? Je ne sais pas quelles bêtises je ferai plus tard… mais je ne serai jamais un voleur. J’en suis sûr, ajouta-t-il avec une bonne petite simplicité, qui, ma foi, n’était pas dénuée d’une certaine noblesse.
Robert en fut tout impressionné.
— Oh ! cela, je pense bien… répondit-il.
Et il fut, à partir de cet instant, profondément convaincu qu’il n’avait jamais soupçonné d’un vol ce gentil petit Esteban…
— Vous avez tout de même quelque chose à m’expliquer ? continua-t-il avec douceur.
Pendant la première partie de l’entretien, Esteban avait parlé comme un homme. A compter de ce moment, et sans transition, il fit sa confession d’une voix enfantine…
— La jeune fille que vous avez vue tout à l’heure, Concepcion, est très amoureuse de moi…
— Ah ! vraiment ! fit Robert en souriant.
— Moi, vous savez, je ne l’aime pas beaucoup. C’est à dire que je l’aime des fois. On s’était connu, elle et moi, au Brésil, une saison que l’on avait passée avec nos parents aux environs de Rio. C’était il y a deux ans. Voilà que cette année on s’est retrouvé à Dinard. Elle était devenue une grande fille. Elle a maintenant seize ans. C’est cette année qu’elle m’a demandé de venir la voir pendant que son papa n’y était pas. La première fois que je suis arrivé dans sa chambre, elle a commencé à m’embrasser en me disant qu’elle m’aimait et qu’elle voulait m’épouser. Chaque fois que je vais la voir, elle m’embrasse tout le temps. Moi, presque jamais. Je ne peux pas me forcer à embrasser les gens quand je ne les aime pas. Il y a des fois, je ne dis pas, où je l’aime un peu, Concepcion. Mais c’est assez rare.
Robert regardait Esteban, et se demandait : Est-il aussi ingénu qu’il en a l’air ? Mais, s’il n’est pas ingénu, qu’est-ce que c’est que ce petit démon ? Robert n’avait pas assez d’expérience de la vie pour savoir que l’on n’est pas forcément un « roublard » quand on cesse d’être un ingénu. La vérité, c’est que les gens sont toujours moins ingénus et moins roublards qu’on le croit.
Mais les étonnements de Robert n’étaient pas finis encore…
— Un jour, continuait Esteban, Concepcion m’a donné de l’argent…
Et, ce disant, jamais le visage du petit Orega n’eut un tel air d’innocence…
— Par cent et deux cents francs, elle m’a déjà donné près de deux mille francs. Je les ai mis de côté. Je voudrais faire jouer pour moi au baccara, car je vois bien qu’à la boule il n’y a pas moyen de gagner. Quand j’aurai une belle somme, je raconterai à papa que je l’ai économisée depuis cinq ans, et je m’achèterai un side-car…
— Mais, dit Robert, comment vous donne-t-elle tout cet argent ? Est-ce que vous lui en demandez ?
— Jamais, dit Esteban. C’est elle qui en a eu l’idée pour la première fois. Et, je vous dirai que maintenant, quand j’ai envie qu’elle m’en donne, je ne lui en demande pas. Mais je sais bien prendre un air ennuyé jusqu’à ce qu’elle aille en chercher dans son armoire…
— Oui, oui… fit Robert.
— Alors, ces derniers temps, comme il ne lui en restait plus, elle s’est arrangée avec sa miss pour faire vendre des bijoux, qui sont d’ailleurs à elle. Elle a vendu la semaine dernière ses boucles d’oreilles, et elle a dit à son papa qu’elle les avait perdues. Elle vient encore de recommencer avec sa broche.
— Ah ! très bien !… fit Robert.
— Mais je crois, dit Esteban avec un bon et franc petit rire, qu’elle fera bien de ne pas recommencer, car j’ai idée que ça ne prendrait plus…
La confession était terminée, et le confesseur était assez embarrassé pour trouver les termes du commentaire sévère qu’il aurait fallu. Pourtant, la matière à discours ne manquait pas. Avec ce phénomène comme Esteban, pour un éducateur d’âme, il y avait, comme on dit, de quoi faire.
Heureusement pour Robert, qui ne voyait pas tout de suite la forme de son homélie, M. et Mme Orega rentraient de leur promenade. Ils étaient assez calmes l’un et l’autre : ils venaient de se promener en compagnie d’autres personnes, à qui il était décent d’offrir l’image d’un ménage parfaitement uni. Il arriva qu’ils s’étaient laissé prendre eux-mêmes à cette comédie. Leur hostilité était momentanément calmée. Elle ne se rallumerait qu’après quelques instants de tête à tête ou devant des êtres inexistants, tels que leur fils et son précepteur.
Ce soir-là, d’ailleurs, M. Orega avait d’autres préoccupations. Ils venaient de recevoir une dépêche d’amis à eux, qui leur proposaient de venir les rejoindre au Havre. Ils se préparaient donc à quitter Dinard le lendemain, car ces braves nomades n’avaient jamais de fortes attaches avec les lieux où ils séjournaient, au cours de leur vie de perpétuelle villégiature.
M. Orega demanda à Robert de partir le soir même pour Caen, où ils avaient projeté de s’arrêter un jour ou deux. Le jeune Nordement devait faire l’office de fourrier, se rendre compte de ce qu’il y avait de plus confortable dans les hôtels, et en référer par téléphone à M. Orega, qui n’attendait que ce signal pour quitter Dinard en auto.
Robert arriva le lendemain matin vers dix heures dans la ville normande, grâce à une savante combinaison de trains, que l’on finissait par découvrir en compulsant trois ou quatre pages de l’indicateur, après s’être reporté à des notes à peu près introuvables, où vous renvoyaient d’invisibles minuscules, que distinguaient à la loupe quelques rares initiés.
Pendant ses insomnies, entretenues par des changements de trains et de froids stationnements dans des gares abandonnées de Dieu et des hommes, Robert s’était appliqué à songer aux remontrances qu’il ferait au petit Orega, et en avait soigneusement ordonné le plan.
Une fois à Caen, il se fit conduire dans l’hôtel le plus en vue, où il trouva pour ses patrons un appartement suffisamment somptueux.
Toutefois, avant de le retenir définitivement, il demanda la communication avec Dinard, et se dit avec satisfaction qu’en attendant le moment de l’avoir obtenue, il aurait tout le loisir de savourer tranquillement son petit déjeuner du matin. Mais le dieu sournois du téléphone n’aime pas que l’on veuille pénétrer ses voies. Et Robert était à peine installé devant son chocolat, que le portier ouvrait la porte du restaurant, et annonçait que Dinard était à l’appareil.
— C’est M. Orega ? dit Robert dans la cabine.
— Oui, c’est moi.
— Ici M. Nordement… Je vous téléphone de Caen, de l’hôtel. J’ai trouvé ce qu’il vous faut comme appartement.
— Oui… Hé bien… Hé bien, ne le retenez pas… Oui… Madame et moi… nous n’avons plus le même avis… Nous demeurons encore à Dinard…
— Ah !… Que dois-je faire alors ?
… Hésitation…
— Allô !… fit Robert.
— Je suis là, fit M. Orega… Je suis là… Écoutez, monsieur Nordement, dites-moi à quelle adresse je puis faire parvenir une somme… une somme de mille francs, ou un peu davantage, si vous pensez que je vous dois plus… Madame et moi nous avons pris cette décision… que l’enfant devait abandonner ses leçons… qu’il valait mieux du repos pour la santé de ce petit…
Robert, étonné, resta sans répondre. Ce fut le tour de M. Orega de faire : Allô ! allô !
— Vous êtes là, monsieur Nordement ?
— Oui, Monsieur. Mais permettez-moi de vous dire que si vous êtes maître de faire ce que bon vous semble pour l’éducation de votre fils… je ne puis pas, moi, me séparer de vous sur cette simple raison. Il me faut d’autres explications que celle que vous me donnez. Vous reconnaîtrez vous-même qu’elle n’est pas suffisante.
Silence absolu dans l’appareil.
— Allô !… fit sévèrement Robert.
— Je suis toujours là, monsieur Nordement. Alors, je dois vous dire… je dois vous dire… le vrai… Un monsieur… que je connais… un ami, me dit que hier, pendant que nous étions, madame et moi, à la promenade, vous êtes allé à la boule avec l’enfant… et que là vous avez joué… C’est votre droit, monsieur Nordement… Toutefois, madame et moi, nous pensons que l’exemple n’est pas bon pour ce jeune garçon…
— Ah ! ne put s’empêcher de dire Robert, ce n’est pas exactement comme ça que ça s’est passé…
— Comment cela s’est-il passé ?
Robert, son premier mot de protestation lâché, s’était repris… Il s’était dit qu’il ne devait pas trahir son petit élève…
D’autre part, depuis quelques secondes, il avait le désir impérieux de rompre toutes relations avec M. Orega, pour qui il éprouvait une haine subite et définitive. Il se borna donc à ajouter, non sans sécheresse :
— Ça va bien, monsieur, ça va bien…
— Vous me comprenez un peu, monsieur Nordement ?
— Oui, je vous comprends, monsieur, ça va bien.
— Où dois-je vous envoyer la somme en question ?
— Nulle part, monsieur. Je n’ai pas fait votre affaire. J’estime que vous ne me devez plus rien.
— Ah ! je ne comprends pas cela de cette façon…
— C’est ma façon à moi de le comprendre… Vous réglerez, si vous le voulez bien, mes frais d’hôtel pour le temps que j’ai passé à votre service. Vous m’avez remis hier deux billets de cent francs pour mon voyage ici. Je prélèverai là-dessus les frais que j’ai eus, et, à la première occasion, je vous rembourserai le reste. Ou plutôt je vous le renverrai par la poste. Car il se peut bien que l’on ne se revoie pas tout de suite…
— Pourtant, monsieur Nordement, je ne puis admettre…
— Je l’admets parfaitement, monsieur… Au revoir, monsieur…
Et il raccrocha le récepteur. Il le décrocha ensuite pour dire : « Faites bien mes amitiés à Esteban… » Mais la communication était déjà interrompue avec Dinard. Et la voix de M. Orega était déjà remplacée par une voix campagnarde, qui, d’on ne savait où, demandait : « C’est la mairie de Bayeux ?… C’est la mairie de Bayeux ?… » et répétait cette phrase éperdue dix fois, quinze fois, dans un silence inexorable…