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L'enfant prodigue du Vésinet : roman

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III

Robert, comme le prétendait justement sa mère, ne se rendait pas un compte exact de ce que voulait dire ce mot : la richesse.

Et puis, que signifiaient quatre misérables millions, pour un jeune homme de vingt-deux ans, qui avait devant lui toute une Golconde d’espérances, d’autant plus vastes qu’elles étaient indéterminées ?

Aucun trésor précis ne pourrait compenser la détresse perpétuelle d’une cohabitation avec Mlle Irma. Le jeune homme éprouvait un vrai mal de mer devant cet océan de fadeur.

Cependant, eût-il eu l’énergie nécessaire pour quitter sa famille, pour accomplir cet acte énorme, s’en aller ?

On lui facilita imprudemment cette résolution.

Depuis le commencement des vacances, il était convenu qu’il irait faire un voyage de trois ou quatre semaines, au grand air des plages de Bretagne. Ses parents se dirent que ce délai de réflexion serait sans doute favorable à l’accomplissement de leurs projets. Même ces gens, qu’une âpre activité stimulait constamment dans le vie, n’étaient pas inaccessibles à ce besoin de trêve, si cher aux âmes paresseuses.

Robert se dit : « Je m’en irai tout tranquillement en Bretagne comme si de rien n’était, sans laisser soupçonner à me famille l’importance de ce départ… Et j’ajournerai sine die mon retour. »

Mais, cela même, il se le dit assez vaguement, pour ne pas s’effrayer. Il avait coutume, quand il s’agissait de prendre une grande résolution, de se boucher un des yeux, comme on fait à un cheval de picador.

Le jour du départ venu, il s’appliqua, pour ne pas donner l’éveil à son père et à sa mère, à ne pas les embrasser avec trop d’effusions.

Il avait projeté de se rendre d’abord à Saint-Jacut de la mer, entre Saint-Lunaire et Saint-Cast, non loin de Dinard. C’est là qu’un de ses cousins, le peintre Isidore Gormas, l’artiste de la famille, avait une résidence d’été.

Certainement, Isidore était un homme d’esprit libre… Aux yeux des Nordement et de la plupart des Gormas, il passait pour un garçon excentrique, qui ne faisait jamais rien comme tout le monde.

Quand il venait dîner en famille, il parlait aux parents de Robert sur un ton de continuelle ironie.

Le jeune homme comptait bien sur cet être indépendant, en marge de la société, pour se fortifier dans son rude dessein.

Il arriva chez le peintre à midi, par la diligence qui faisait le service du Guildo, la petite station de chemin de fer qui desservait Saint-Jacut. Isidore n’était pas chez lui. Mais il était prévenu de la visite de Robert. Le jeune homme fut reçu par Julie, la concubine de son cousin. Julie était un ancien modèle très déformé, et qui n’avait plus à offrir qu’un morceau de cuisse présentable aux appétits d’art de son compagnon : depuis plusieurs années, d’ailleurs, il se spécialisait dans les marines.

Julie, après s’être fait connaître de Robert, lui servit du pain et du fromage…

— Quand il part sur la grève, on ne sait jamais quand il lui plaira de rentrer déjeuner…

Cette irrégularité dans les heures de repas, si différente des habitudes réglées de la famille, parut à Robert un excellent indice de l’indépendance d’idées de son cousin, et pour lui-même un bon prélude à sa vie de grandes aventures.

Ce jour-là, Isidore ne s’attarda pas trop. Vers deux heures, il s’encadra, avec un temps d’arrêt peut-être voulu, sur le seuil de la maison rustique.

C’était un quinquagénaire trapu, à la barbe soigneusement inculte, et le seul homme de cette localité campagnarde qui fût encore habillé en paysan.

On mangea de l’omelette au lard et de petites côtelettes carbonisées, le tout arrosé d’un liquide pâle, que le peintre proclamait « du vrai cidre ». Il se faisait servir par Julie, qu’il appelait « femme de l’Écriture », ce qui sembla fort pittoresque à Robert, au moins les trois ou quatre premières fois.

Après le déjeuner, le fils Nordement déclina l’offre de prêt, pourtant bien cordiale, d’une bonne vieille pipe usagée. Il préféra aller chercher des cigarettes dans sa valise. Puis Isidore l’emmena à travers ce village maritime, dont il se considérait visiblement comme le maître, à sa façon large de marcher, d’interpeller les habitants, et de projeter à droite et à gauche des crachats de pipe, à des distances considérables.

Le moment était venu pour Robert de raconter toute l’histoire, ce projet bourgeois et monstrueux de l’unir à Mlle Ourson.

Mais l’indignation révoltée du peintre ne se manifestait pas.

Il posa à son cousin mille questions sur la fortune des parents de la jeune Irma.

— D’ailleurs, ajouta-t-il, ton père a certainement pris des renseignements. Le père Nordement ne s’embarque pas sans biscuit. Je ne t’apprendrai rien en te disant que c’est un homme des plus forts que je connaisse. Quant à la maman, c’est une femme de tête et qui sait bien ce qu’elle veut. Chaque fois que j’ai une petite affaire en vue, un placement de fonds, quelque bout de terrain à vendre dans mon pays là-bas, je suis allé demander des conseils à ton père, et je les ai toujours suivis aveuglément.

Robert parla de la fadeur incurable de Mlle Ourson.

— Oh ! elle se fera, dit Isidore… Une personne jeune, avec tout ce qu’il faut pour s’acheter de jolies toilettes…

Robert était un peu chancelant dans sa rébellion. Mais Isidore diminua l’autorité de sa parole, en se proposant trop vite pour la décoration d’une splendide villa, que Robert ne manquerait pas d’édifier, aussitôt son mariage accompli.

— Le terrain est là, dit-il, à trois quarts de lieue sur la côte. On peindrait sur les murs intérieurs des paysages marins…

Tandis qu’il décrivait, avec d’amples gestes, cette magnifique demeure, Robert se demandait s’il lui serait possible de quitter, le soir même, Saint-Jacut, Isidore et Julie. L’omelette au lard ne lui avait pas paru d’une fraîcheur absolue, et le vrai cidre commençait à lui donner d’authentiques crampes d’estomac.

Il pensait que la soirée serait insoutenable entre l’ancien modèle et ce peintre, si superficiellement indépendant.

Alors il inventa une histoire de rendez-vous à Dinard. Il irait, dit-il à Isidore, passer un jour ou deux là-bas, puis reviendrait ensuite à Saint-Jacut, où il pourrait séjourner quelque temps.

Le peintre, heureusement, n’était pas homme à se cramponner à un invité. Peut-être n’était-il pas maître chez lui autant qu’il en donnait l’impression, et qui sait si la chute du jour ne voyait pas la « femme de l’Écriture » se départir de son attitude de soumission biblique ? Toujours est-il qu’Isidore s’occupa avec une vigilance extraordinaire de trouver un tacot qui pût transporter, séance tenante, le jeune homme à Dinard. Il semblait subitement considérer le rendez-vous allégué par Robert comme une obligation sentimentale quasi sacrée, dont personne n’avait le droit de gêner l’accomplissement. Quant au principe consolateur du retour à Saint-Jacut, il fut sauvegardé au moment du départ par un « A bientôt… Je compte sur toi » tout à fait vague.

Robert, sur son auto de louage, partit donc dans le crépuscule vers l’inconnu. A la nuit, il arriva à Dinard. La saison s’avançait, et la ville commençait à se dépeupler. Robert trouva facilement une chambre dans l’hôtel le plus en vue. Il dîna hâtivement au restaurant, puis endossa son smoking. Il se rendit au Casino. Il n’avait, pour ainsi dire, jamais joué au baccara. Mais l’idée lui était venue tout à coup d’y risquer trois ou quatre cents francs, afin de ramasser une petite fortune, qui lui donnerait plus de solidité pour tenir son rôle d’enfant prodigue.

Il gagna cent francs, puis deux cents francs qu’il reperdit, et il quitta le Casino vers minuit, ayant perdu trois fois la somme qu’il s’était assignée comme rigoureuse limite. Il eut assez de force d’âme ou de manque d’estomac pour garder les quinze louis qui lui restaient sur l’allocation du voyage.

Décidément, le Destin voulait faciliter la séparation de Robert et de sa famille. Car il était radicalement impossible d’annoncer cette première mésaventure à M. Nordement, l’homme le plus austère du monde sur la question des jeux de hasard.

Il restait à Robert de quoi se défrayer à l’hôtel pendant trois ou quatre jours.

Sa vie difficile commençait.

Son âme fut partagée par parties inégales entre un âpre orgueil et une assez vive appréhension.

Il était rentré dans sa chambre.

Longtemps il demeura accoudé à sa fenêtre, comme Rolla, le héros romantique, dans la gravure qui illustre le poème de Musset.

Il se sentait plein d’un grand courage, qu’il ne savait à quoi employer.

Le temps était passé où les enfants prodigues, exilés du foyer paternel, n’avaient qu’un tour à faire dans la campagne pour trouver une place de gardeur de pourceaux.

Pour se présenter dans une ferme, il eût fallu se procurer une mise spéciale et remplacer ces vêtements de fils de famille par des effets de toile, de préférence un peu usagés.

Il était trop grand pour se proposer comme mousse dans un navire en partance. On aurait peut-être pu l’engager comme steward, pour servir les passagers. Mais c’était encore un emploi auquel il se sentait mal préparé. Et, par surcroît, il avait grand’peur du mal de mer.

Se placer comme chauffeur ? Il savait conduire une auto, c’est-à-dire qu’il avait passé son brevet. Mais il ignorait tout du mécanisme des voitures. Les mots de « bougie », de « magnéto » l’effrayaient comme des noms de maladie. Il ne voulait pas s’exposer, en pleine route déserte, à avouer brusquement son incompétence à des patrons suffoqués.

La nuit précédente s’était passée en chemin de fer. Le grand air de la promenade en auto, la séance du casino l’avaient un peu aplati. Il se jeta sur son lit et remit au lendemain la recherche d’une position sociale.

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