L'enfant prodigue du Vésinet : roman
X
Robert passa trois heures d’exaltation, d’enivrement, d’un étonnement adorable de vivre littéralement dans un rêve réalisé. Heures surnaturelles, où le bonheur passe l’espérance… C’était la première fois qu’il s’unissait à un être aimé. C’était la première fois que toute son âme prenait part à la fête de ses sens.
Ses « bonnes fortunes » de jeunesse ne lui avaient fait connaître aucune joie véritable. Son être pensant suivait chez les dames son être non pensant. Mais il restait à l’écart comme un régent maussade, et ne manquait pas de morigéner ensuite et d’attrister ledit être non pensant, aussitôt passée la courte frénésie.
Ce soir-là, après l’étreinte passionnée, ce fut d’abord un doux accablement. Puis ils ne cessèrent de bavarder comme deux enfants qui jouent dans un square, pleins de joie, et qui ne se rassasient pas d’être l’un près de l’autre.
Fabienne dit tout de même, vers trois heures…
— Si on dormait…
Très sagement, ils éteignirent la lumière, qui avait été un certain nombre de fois éteinte et rallumée. Ils s’enlacèrent tendrement pour dormir. Mais ils étaient encore un peu trop agités par ce grand événement de leur vie. Ils ne savaient pas s’ils dormaient ou non ; ils étaient sur la lisière du sommeil, où le réel se mêle au songe…
Robert brusquement fut secoué et réveillé nettement par une sorte de frisson.
Il s’imagina soudain qu’il y avait du danger à rester ensemble ainsi. Ernest pouvait survenir, après un accident de chemin de fer. Ou bien des domestiques allaient frapper à la porte. L’hôtel même était capable de brûler.
Cet heureux jeune homme voulait aller cuver sa joie tranquillement.
Il serra Fabienne dans ses bras plus tendrement encore, et lui baisa les paupières.
— A demain, lui dit-il.
Elle ne comprenait pas grand’chose à ce départ. Mais ils n’étaient pas encore assez intimes pour qu’elle osât lui demander de rester.
Une fois dans son lit, il dormit fort bien, tout seul avec son grand bonheur.
Fabienne, elle aussi, s’enfonça dans un sommeil tranquille et profond.
Ils s’éveillèrent chacun de son côté à peu près à la même heure, vers onze heures et demie. Augustin et la limousine étaient devant la porte de l’hôtel depuis neuf heures. Mais Augustin était un vieux mécanicien, fait aux plus longs stationnements. Serviteur docile et renfrogné, il ne manifestait jamais ni satisfaction ni impatience. Et ses maîtres eussent perdu leur temps à vouloir connaître son état d’âme. Tout au plus laissait-il deviner une certaine irritation quand on se mêlait de lui indiquer la route, ou quand on lui disait de demander une indication à un passant. Si, après avoir négligé les avis des gens de la voiture, il se trompait de chemin — ce qui lui arrivait trois ou quatre fois par voyage — alors il donnait l’impression de renfermer dans son dos et ses épaules une rancune considérable.
Robert, une fois habillé, se rendit dans la chambre de Fabienne. La jeune femme était prête à partir. Ils s’amusèrent beaucoup d’avoir dormi aussi tard.
On décida de ne pas déjeuner en route, mais tout de suite à l’hôtel, car ils avaient une faim effroyable.
Ils descendirent au restaurant, où il y avait déjà quelques personnes. Ils s’assirent face à face à une petite table, et firent preuve, vis-à-vis l’un de l’autre, d’une réserve exagérée.
Le voyage d’Orléans à Caen s’accomplit en un temps très court, à une allure de demi-dieux, qui se moquent des tournants dangereux et planent au-dessus des caniveaux. Augustin lui-même, sous l’égide d’une volonté céleste, ne se trompa pas une seule fois de chemin. Derrière cette tête rigide, Fabienne était blottie contre Robert. Ils riaient énormément, quand un cahot de la route décalait leurs bouches unies. Quand le baiser durait un peu trop longtemps, ils ne se gênaient plus pour faire un petit entr’acte de respiration. Ils n’étaient pas seulement amants, amis, parents : ils étaient camarades.
La vieille maison de pierre des Gaudron, où ils s’arrêtèrent au terme du voyage, était souriante comme un foyer de toujours.
Ils se précipitèrent dans des vêtements d’intérieur et des pantoufles. Ils avaient hâte d’arriver à la soirée. Mais ils firent honneur à un très bon dîner de retour, servi auprès d’un feu vigoureux.
Après le dîner, ils passèrent pour la forme dans le boudoir de Fabienne. Mais ils y restèrent plus longtemps qu’ils n’auraient voulu. Les domestiques étaient à table et n’en finissaient pas. Puis, leur dîner fini, ce seraient à la cuisine des causeries interminables ! Car si la conversation se meurt dans les salons, elle est plus vivace que jamais dans les cuisines.
Heureusement que les femmes de chambre avaient fait les couvertures avant le repas. Robert décida d’aller se mettre en toilette de nuit. Il reviendrait trouver Fabienne quand tous les témoins gênants seraient montés au troisième.
Tout se passa selon ce programme. Et ce fut une union délicieuse avec un charme nouveau. Car cela se passait dans sa chambre à elle. C’était le calme du logis, la quiétude parfaite. Ils étaient rassurés contre un retour possible d’Ernest, rassurés aussi sur sa santé, car un papier bleu clair, dans un tiroir à demi-fermé de la table-toilette, portait ces quelques mots : Bien arrivé Biarritz.