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L'enfant prodigue du Vésinet : roman

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XIII

Le retour d’Ernest Gaudron n’avait pas gêné Fabienne. Peut-être, en toute autre circonstance, aurait-elle eu un moment de trouble. Mais elle n’avait dans la tête que l’idée du départ de Robert. Une femme vraiment amoureuse ne pense qu’à un être à la fois. Quand on est capable de partager son cœur, c’est qu’il n’est vraiment à personne.

Ernest avait été très déçu de ne pas trouver Robert à la maison. Il avait à lui raconter mille histoires de baccara, qui n’intéressaient pas sa femme.

Et puis, dans ce pays, où il était allé soi-disant pour affaires, le hasard avait voulu qu’il amorçât véritablement une affaire de la plus grande importance. Il s’agissait d’une vaste entreprise de transports automobiles de fourrages. La situation était critique. Des éleveurs voyaient leurs bêtes crever de faim par suite de la crise des chemins de fer. D’autre part, à certains endroits, des fourrages pourrissaient sur place. Or, il y avait moyen de se procurer des camions automobiles à des prix avantageux, dans une usine qui avait été un peu fort dans sa production et qui baissait maintenant ses tarifs d’une façon considérable.

Il se proposait de parler de l’affaire à son beau-frère Debousquet. Mais il aurait voulu surtout en toucher deux mots à Robert, qui lui avait dit, à différentes reprises, que des gens de sa famille marcheraient dans une affaire bien présentée.

A la vérité, il n’avait pas besoin de concours financiers supplémentaires. Il lui était simplement agréable de voir Robert, et la nécessité où se trouvait cet homme dissipé de passer pour un personnage sérieux l’avait habitué à justifier constamment son plaisir par des raisons d’intérêt commercial supérieur.

— En tout cas, dit-il à Fabienne, nous ne moisirons pas chez les Debousquet. Le dîner de fiançailles aura lieu demain dimanche. On passera le lundi avec eux s’il n’y a pas moyen de faire autrement. Mardi matin, la fuite en douceur, et le retour à Caen.

Fabienne ne demandait, elle aussi, qu’à abréger ces fêtes de famille. Après le départ de Robert, elle avait été un peu calmée, une fois qu’elle avait cessé d’être tourmentée par le besoin impérieux de tout faire pour le retenir. Son destin était entre les mains de la Providence, et c’était comme un soulagement pour elle de n’avoir plus à s’en occuper elle-même.

Au fond, elle comptait bien qu’il reviendrait, et si, par moments, elle mettait les choses au pis, c’était pour ne pas défier le sort.

Robert lui avait caché le véritable attrait que le foyer paternel exerçait sur lui. Elle ne se doutait pas des fascinations puissantes que le jeune homme avait retrouvées là-bas. Elle les imaginait d’autant moins qu’elle-même n’avait éprouvé qu’un plaisir bien calme à rejoindre chez les Debousquet des personnes de sa famille, son frère et sa belle-sœur, qui venaient du Midi. L’espèce d’enchantement que Robert éprouvait parmi les siens eût fait un rude contraste avec la détresse, d’ailleurs aussi exagérée, de Fabienne au contact de la famille Debousquet. Aucune broderie d’imagination n’embellissait pour elle la médiocrité de cet entourage. M. Gaudron se trouva bien d’accord avec elle, quand il lui dit à la dérobée, tandis qu’il désignait leur famille : « Ah ! si l’ami Robert était là ! »

Ernest au moins se distrayait un peu en parlant élevage, et en entretenant Debousquet de son affaire de transports.

Il dit encore à Fabienne :

— J’ai rendez-vous demain lundi avec deux types des environs qui marcheront peut-être avec nous. J’irai les voir avec Debousquet. Mais mardi matin, à la première heure…

Et il fit le geste expressif de frapper la paume de sa main gauche avec le dos de sa main droite.

— La famille Debousquet, elle nous a vus pour un moment maintenant.

Mais, le lendemain après midi, arriva la lettre de Robert, où il parlait de la prolongation probable de son séjour au Vésinet.

Ernest, au moment où le facteur passa, était parti en auto pour voir les gens des environs. Ce fut donc Fabienne qui décacheta l’enveloppe. Elle était à ce moment assise dans le parc avec sa belle-sœur et sa nièce. Elle eut besoin d’un grand effort pour dominer son émotion. Elle monta dans sa chambre, où elle fut prise d’une sorte de tremblement nerveux, qui fut suivi d’une violente crise de larmes.

Ernest heureusement ne rentra pas tout de suite. Elle eut le temps de se remettre avant la fin de l’après-midi.

Quand il revint en auto, elle fut capable de lui tendre la lettre d’un air indifférent, un peu trop indifférent même. Mais il ne remarqua pas cette nuance, tout en entier à un dépit, que lui au moins n’était pas obligé de dissimuler.

— Il est embêtant ! dit-il. Il est embêtant ! Qu’est-ce qu’il fiche là-bas avec ses histoires de famille ? Et puis, j’avais besoin de le voir le plus tôt possible pour cette affaire dont la conclusion ne doit pas souffrir de retard. Il est embêtant, ce garçon-là !

Il fut de mauvaise humeur pendant tout le dîner. Mais son visage, vers la fin du repas, s’éclaira. D’un coin de table à l’autre, il fit à sa femme un signe d’intelligence, auquel elle ne comprit rien.

Quand on se leva de table, il s’approcha d’elle.

— Il vous a laissé son adresse au Vésinet ?

Elle la savait par cœur…

— Oui, dit-elle, je crois que je dois l’avoir dans mon sac là-haut…

— Demain matin, dit Ernest, on lui enverra un télégramme pour qu’il vienne nous retrouver au Majestic, à Paris.

— … A Paris ?

— Oui. Au lieu de partir pour Caen, nous irons à Paris demain. Vous comprenez, il est absolument nécessaire que je lui parle sans retard. Je vous répète : l’affaire prend une tournure sérieuse. Je me suis assuré cet après-midi des concours importants. Il m’a toujours dit que, pour une entreprise solide, il trouverait des capitaux dans son entourage. Je n’en ai pas besoin, c’est entendu. Mais si je fais une bonne affaire, je tiens à ce qu’il en soit… Alors, dites ? C’est décidé ? On part demain. Mais il faudra se lever à cinq heures. Ce n’est pas au-dessus de vos forces. Et vous n’êtes pas femme à refuser un voyage à Paris ?

Elle ne répondait rien. Au bout d’un instant :

— Je ne sais pas trop, dit-elle, si je vous accompagnerai…

— Comment ?

— Je verrai cela, j’irai toujours avec vous jusqu’à Rouen. De là, le train pourra me ramener chez nous.

— Ce sera comme vous voudrez, ma chère. Mais ça serait bien plus gentil de venir.

Il était bien évident qu’elle viendrait à Paris. Et ce n’était pas d’ailleurs à cause d’Ernest, et pour le dérouter, qu’elle faisait des manières. C’était plutôt pour un Robert qui n’était pas là.

Aller à Paris, c’était avoir l’air de lui courir après…

… Non, tout de même, puisque l’idée venait d’Ernest. Mais n’allait-il pas croire que c’était Fabienne qui avait mis cette idée dans la tête de Gaudron ?…

Oui, il le croirait certainement…

A quoi bon toutes ces histoires ? Elle irait à Paris. Comme aurait dit Ernest, c’était « couru » de toute éternité.

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