L'enfant prodigue du Vésinet : roman
XII
Ernest Gaudron prolongeait son séjour à Biarritz. Et, de temps en temps des lettres chargées partaient de la caisse, à destination de l’hôtel où était descendu le patron. Ce qui donnait à penser que la campagne du sud-ouest ne donnait pas tous les résultats désirables.
Mais là-bas, la saison s’avançait à son tour. Et l’on avait l’espoir de voir revenir bientôt le chef de la maison Gaudron.
Fabienne, elle, ne pensait guère à son mari. Elle ne remarquait même pas qu’elle n’avait aucun remords.
En revanche, et sans un moment de répit, elle restait obsédée de cette idée : un jour ou l’autre, Robert s’en irait au Vésinet. Elle ne pouvait se résoudre à le laisser partir, et, en même temps, elle craignait qu’il ne lui en voulût de le garder de force auprès d’elle.
Une personne raisonnable aurait dit : Qu’est-ce que c’est qu’une absence de quarante-huit heures ! Elle y voyait, elle, une séparation éternelle.
Elle se disait : Là-bas, ils vont me le garder. Il ne reviendra plus. Ou, s’il revient, il sera tout autre.
Elle détestait ces Nordement.
Elle avait souvent envisagé l’idée d’un divorce possible, et d’un mariage avec Robert. Mais c’était pour elle une quasi-impossibilité.
Sa famille était très religieuse. Il faudrait discuter et lutter. Et puis, surtout, il était difficile d’adopter ces résolutions sans en parler à Ernest. Et cela, c’était une perspective abominable.
C’est à ce moment que les Debousquet, le beau-frère et la sœur d’Ernest, eurent l’idée de fiancer leur fille aînée. Fabienne fut atterrée, quand elle reçut la nouvelle de cet heureux événement familial. C’était, en perspective, trois jours à passer dans la Seine-Inférieure. Et il était de toute nécessité de télégraphier à Ernest pour qu’il eût à presser son retour.
En apprenant cette nouvelle, Robert fit son possible pour prendre un air ennuyé qui ne parût pas hypocrite.
Il avait pensé tout de suite, comme par un déclic : « Je vais pouvoir aller voir mes parents… »
Fabienne, l’instant d’après, lui disait :
— Hé bien ! vous êtes content, vous allez pouvoir aller voir vos parents ?
— Peut-être… dit-il évasivement… peut-être… plutôt que de rester seul ici…
A partir de ce moment, le visage de Fabienne prit une expression de dureté inflexible. Elle ne paraissait pas positivement fâchée. Mais c’est à peine si elle adressait la parole à Robert. Quand elle était ainsi changée en statue, on eût dit que son âme gentille, gaie et tendre, était partie pour jamais.
Puis, brusquement, sans prévenir, quand elle en avait assez d’être partie, l’âme de Fabienne revenait. Alors, c’était la résurrection de son regard et de son sourire.
— Le méchant, qui est content de me quitter…
— Tu es bête, dit-il en l’embrassant.
Une dépêche annonça le retour d’Ernest pour le lendemain soir.
Robert décida qu’avant son arrivée, et pour éviter (ce qu’il ne dit pas à Fabienne) les bonnes poignées de main du retour, il prendrait lui-même, vers la fin de l’après-midi, le train de Paris. C’était un samedi. A Paris, il coucherait à l’hôtel, et arriverait au Vésinet le dimanche dans la matinée. Les Nordement, depuis qu’ils avaient acheté leur villa, restaient à la campagne jusqu’à la fin d’octobre. « Même quand on rentre à la nuit, disait M. Nordement, c’est agréable de respirer une bouffée d’air du jardin. » Et il se persuadait que c’était vrai.
La plus jeune de ses filles, Jenny, dont le mari était encore au Maroc pour affaires, habitait avec ses parents.
Fabienne, le jour du départ, n’avait cessé de pleurer, si bien qu’elle n’avait plus une figure convenable pour conduire Robert à la gare. Elle aurait tout juste le temps de se remettre pour le retour d’Ernest. D’ailleurs, disait-elle, ça lui était bien égal qu’il s’aperçût qu’elle avait pleuré !… Ce qui ne l’empêcha pas, après le départ de Robert, et à la réflexion, de remédier du mieux qu’elle put au désordre de son visage.
Elle avait serré le jeune homme dans des bras frénétiques, en répétant comme une folle :
— Je ne te verrai plus ! Je ne te verrai plus !
Puis, le moment du départ arrivé, elle l’avait poussé brusquement vers la porte :
— Va-t’en ! Va-t’en !
Robert n’avait jamais considéré ce départ comme définitif. Mais elle lui avait tant répété qu’il ne reviendrait plus, qu’il en avait été impressionné, et qu’il se demandait maintenant si quelque événement tout-puissant et inattendu n’allait pas l’empêcher de retourner à Caen.
C’était un bon, brave et faible garçon ; mais sa situation d’homme aimé lui donnait une espèce de férocité quasi professionnelle. Il écarta l’image de cette femme en pleurs, et ne pensa qu’à la joie de son retour au milieu des siens. Et il avait une grande hâte de revoir la figure heureuse de ses parents. De nouveau, dans le train, il passa en revue de nombreux souvenirs familiaux, à qui il trouvait chaque fois un charme plus prenant.
— Il faut vraiment, pensait-il, avoir été séparé de son père et de sa mère, pour comprendre la valeur de ce trésor inestimable : l’affection des siens.
Il n’eut en les retrouvant aucune déception, et sa joie passa son espérance.
Il avait passé la nuit à l’hôtel, tout près de la gare Saint-Lazare. Et, dès huit heures du matin, après une nuit où il s’était cru arrivé au jour une dizaine de fois, il s’habilla à la hâte, et courut à la gare avec sa valise. Le train, par lequel il devait arriver là-bas, partait à huit heures de la gare. Ce train lui parut marcher plus lentement encore si possible qu’il ne marchait réellement. Le parcours entre les deux dernières stations fut interminable.
Son père l’attendait sur le quai. De sa portière, ouverte longtemps à l’avance, il vit les yeux de M. Nordement qui le cherchaient.
Le père et de fils ne tombèrent pas dans les bras l’un de l’autre comme cela se fait dans les pièces de théâtre. Robert jeta au hasard sur la barbe grise un baiser presque furtif. Et il sentit à son tour un effleurement de poils sur sa joue.
Papa ne savait plus très bien ce qu’il faisait, et Robert dut le repousser presque rudement pour détourner les mains tremblantes qui lui prenaient sa valise des mains. M. Nordement avait tellement perdu le contrôle de lui-même que Robert l’empêcha de héler une voiture pour parcourir les quatre cents mètres qui séparaient la gare de la villa.
L’embrassade de maman fut plus dramatique, plus consciente, plus mouillée. Maman, avec son petit air un peu sec, ne négligeait jamais une occasion de verser des larmes.
Elle l’écarta d’elle, pour le regarder…
— Je ne lui trouve pas bonne mine…
— A force de manger à droite et à gauche, et de la nourriture d’hôtel, ça n’est pas ça qui lui donnera bonne mine, dit M. Nordement, qui avait fait les départements pendant plusieurs années de sa jeunesse, et gardait rancune à certains hôtels du Commerce, qui d’ailleurs ne figuraient pas toujours parmi les plus coûteux de la ville.
Jeanne, la sœur aînée, était déjà rentrée à Paris avec son mari, M. Glass. « Mais tu peux être tranquille, dit papa, on les verra à déjeuner. » Jenny, l’autre sœur, toujours un peu en retard le matin (« tu la connais »), descendit de sa chambre, pour embrasser son frère et émettre à son tour sur sa mine un avis défavorable.
Tous leurs petits ridicules n’échappaient pas au jeune homme. Mais désormais il n’en éprouvait plus que de l’attendrissement… Il entrait avec délices, sans le moindre frisson, dans ce bain d’affection, ni trop chaud ni trop froid, préparé à la température de son cœur.
Il avait déjeuné le matin à l’hôtel, mais moitié pour faire plaisir à sa mère, moitié par gourmandise, il prit une grosse tasse d’un café au lait de tradition, que personne ne faisait comme « à la maison ».
Il fallut ensuite aller serrer la main à Florentine, la cuisinière, à Louise, la femme de chambre, et saluer d’un simple sourire l’autre bonne, plus nouvelle.
Très discrètement, et pour éviter de lui poser, au moins tout de suite, des questions, on l’avait conduit à sa chambre, bien qu’il en sût le chemin. On lui avait mis aux fenêtres des rideaux tout propres, et une carpette neuve au bas de son lit. Évidemment ces dépenses ne faisaient pas une brèche colossale à la fortune des Nordement. Il en fut cependant touché, car il connaissait bien son père et sa mère…
Mais il n’était pas au bout de ses surprises. Il y avait sur la table de nuit un porte-montre. Le verre d’eau, fêlé depuis douze ans, était remplacé. Et il trouva dans le bas de l’armoire une paire de pantoufles toutes pareilles, en neuf, à ses vieilles. Il y vit comme une espèce de symbole de ses habitudes de toujours, qui réapparaissaient rajeunies, avec un charme nouveau.
Ses parents l’avaient laissé seul. Mais, sa sœur Jenny, plus curieuse, était venue le retrouver.
C’était une petite femme brune assez jolie, au nez investigateur.
— Te voilà, j’espère, revenu pour de bon ?
— Pourquoi dis-tu cela ? dit Robert… Je n’étais pas parti… J’étais simplement en voyage…
— Allons donc ! dit Jenny. Nous avons tous eu l’impression que c’était fini, que tu avais assez de ta famille, que tu ne voulais plus nous revoir… Dis-moi, un peu pourquoi, mon garçon ? ajouta-t-elle en hochant la tête… Alors tu te figures que papa et maman t’auraient marié de force, et obligé à épouser cette jeune fille qui ne te plaisait pas ? Tu sais pourtant comment sont papa et maman. Avec ça que, dans la vie, nous n’avons pas toujours fait ce que nous désirions ! Je ne sais pas si je te l’ai dit, mais quand il a été question pour moi d’épouser Félix, papa et maman n’étaient pas chauds chauds pour ce mariage. Ça n’empêche pas que j’ai fait ce que j’ai voulu et que papa et maman aiment maintenant Félix comme leur enfant… Sans compter que, tu sais, on était très inquiets à la maison. Personne ne savait ce que tu étais devenu. On nous a raconté qu’on t’avait vu à Dinard avec une grosse dame qui n’était plus de la première jeunesse. On se demandait si elle t’avait enlevé…
— Voilà comme on écrit l’histoire, dit Robert, qui se mit à rire en pensant à Fatma Orega.
Puis il changea de conversation. Car la question de Jenny : « Te voilà revenu pour tout de bon ? », il ne voulait pas encore qu’elle fût posée. Il se disait seulement qu’il serait obligé de rester dans sa famille tout de même un peu plus longtemps qu’il n’avait eu, et qu’il écrirait à Fabienne pour lui dire qu’il prolongerait son séjour. Mais il n’avait pas encore trouvé les prétextes valables qui justifieraient cette prolongation.
— Tu ne peux pas savoir, dit-il à Jenny, la joie profonde que l’on éprouve à se retrouver dans sa famille, quand on l’a quittée pendant quelque temps…
— Tu vois bien, fit Jenny, que tu étais parti avec l’idée de ne plus revenir ?
— Je ne dis pas cela, dit Robert, qui ne voulait toujours pas, en effet, que ce fût dit, mais que ça ne gênait plus que ce fût supposé… Je puis l’avouer à toi, ajouta-t-il après une hésitation, ce que je ne dirais pas à papa et à maman. C’est que j’avais l’intention, non pas de les quitter, bien sûr, mais de fuir leur tutelle… C’est d’ailleurs une intention… que je n’ai pas abandonnée…
— Allons ! allons ! fit Jenny, tu dis ça… Mais j’espère bien que tu n’y penses plus…
— … Enfin, dit Robert, il n’est pas question de ça pour le moment… Ce que je voudrais te dire, en amenant la conversation là-dessus, c’est que le fait d’être parti m’a fait apprécier plus que jamais le charme précieux de la famille…
— Allons ! tant mieux, dit Jenny, qui, ne cherchait pas midi à quatorze heures, et ne tenait pas à être une personne compliquée.
Robert connaissait la qualité d’esprit de sa sœur et savait qu’elle n’était pas pour lui la confidente rêvée. Mais il avait besoin de se confier à quelqu’un et d’élucider ses idées en les exprimant tout haut. Il n’était donc pas nécessaire que Jenny le comprît absolument. D’ailleurs cette incompréhension même servait sa thèse. Elle prouvait que sa sœur n’était pas en état d’apprécier cette famille qu’elle n’avait jamais quittée.
— Ainsi, Jenny, tu ne sais pas ce que c’est que papa…
— Ah, il est magnifique, voilà maintenant qu’il découvre papa !
— Ne ris pas. Je t’assure que je comprends mieux papa qu’avant d’être parti.
— Moi, dit Jenny, j’ai toujours eu pour mes parents les sentiments qu’il faut avoir…
— Justement, Jenny, les sentiments, qu’il faut avoir…, c’est-à-dire des sentiments de consigne, d’habitude, qui n’ont, crois-le bien, aucun rapport avec l’amour filial ardent et spontané…
— Oh ! je ne te suis plus, fit Jenny.
— Je le sais, que tu ne me suis plus. Quand tu as quitté nos parents pour habiter avec ton mari, à vrai dire, tu ne te séparais pas d’eux. Tu n’as cessé de les voir à peu près tous les jours… Je m’entends : il t’est arrivé parfois d’aller en voyage, et de rester absente quelques semaines comme moi, cette fois-ci… Mais moi, j’avais l’impression que cette séparation durerait très longtemps… et que je resterais peut-être des années sans revenir à la maison… Alors j’ai pensé à mes parents comme tu n’y as jamais pensé, comme moi non plus je n’y avais pas pensé auparavant. Alors j’ai senti que je les aimais véritablement, profondément, éternellement, et que ce n’était plus là une question de consigne et d’habitude, que je ne les aimais plus en vertu d’un commandement de la Bible. Ma petite Jenny, quand je suis entré tout à l’heure dans la salle à manger, quand j’ai vu ces vieux meubles autour desquels nous avons été élevés…
— C’est vrai, dit la précise Jenny. Ce sont, en effet, les meubles de notre enfance. Papa et maman les ont mis ici quand ils ont acheté la villa et qu’ils ont meublé à neuf leur appartement de Paris.
— Le buffet de la salle à manger, Jenny ! Tu ne sais pas ce que c’est que le buffet de notre salle à manger ! J’aurais voulu me mettre à genoux et l’embrasser…
— Le buffet ? dit Jenny. Quel type ! Voilà maintenant qu’il veut embrasser le buffet !
— Et ce tableau, Jenny, qui est près de la cheminée. A Paris, il était dans la chambre de notre mère… Ce tableau qui représente un moulin à vent… Je le trouvais si joli quand j’étais petit, et si laid plus tard… Maintenant, je t’assure qu’il est délicieux ! Il me semble que j’ai été élevé près de ce moulin !
— C’est de l’imagination, dit Jenny.
— Je me suis assis un instant sur une de nos vieilles chaises cannées. Je n’ai jamais été assis si à mon aise. Comprends-tu cela ?
— Non, fit nettement Jenny.
— Ah ! je te plains vraiment, ma pauvre Jenny. Je te plains de ne pas sentir toute l’affection qu’il y a dans les yeux de nos parents, toute l’amitié qui s’exhale des meubles, des murs… Les fenêtres !… Les fenêtres sont comme des visages qu’on ne voudrait plus jamais quitter…
— Je te suis plus ou moins, dit Jenny, qui ne voulait plus faire preuve d’incompréhension complète. Mais je t’assure bien que je n’ai pas besoin d’éprouver ces sensations… poétiques… pour rester auprès de mes parents, en me disant que je ne cesserai de les voir que le jour où la mort nous séparera…
— Comment se porte papa ? demanda Robert avec un peu d’inquiétude.
— Il est bien, dit Jenny. Il n’a pas eu la moindre crise cet été. Tiens, justement, l’autre jour, j’ai rencontré dans le train le docteur Paulon. Il déclare que papa peut très bien se remettre tout à fait.
Ils descendirent tous deux. Papa se promenait autour de la pelouse, pour se conformer à l’affirmation de toute la famille, qui ne cessait de répéter qu’il adorait se promener dans le jardin. Robert prit le bras de M. Nordement, et, tous deux, comme un bon père et un bon fils, marchèrent ensemble pendant une demi-heure sans se dire un mot.
Mais à quoi bon se parler ? pensait Robert. On sait si bien qu’on est d’accord. On est d’accord de naissance…
— Si tu n’es pas fatigué, dit papa, on ira ensemble à la gare pour attendre ta sœur Jeanne ?
— Bonne idée, dit Robert.
Ces deux petites phrases échangées leur permettaient de repartir pour un nouveau silence d’une demi-heure…
Robert avait songé à poser cette question à M. Nordement : « Es-tu content des affaires ? » Seulement, il se dit que son père, à son tour, lui demanderait : « Qu’as-tu fait pendant ce voyage ? » Et il préférait laisser ce sujet-là tranquille…
A la gare, ils reçurent la famille Glass. Jeanne Glass était l’aînée des trois enfants Nordement. C’était une femme grande, délibérément pleine de décision, et douée d’admirables facultés d’organisatrice, qu’elle appliquait à la vie la plus insignifiante qui fût. Elle prenait des airs de général d’armée pour fixer la date d’un repas de famille et faisait preuve d’une clairvoyance étonnante pour pénétrer les intentions et les arrière-pensées les plus secrètes d’une humble ouvrière en journée.
Glass, mari de la précédente, était antiquaire. Il avait repris la maison fondée par David Glass, son père. La grande question, maintes fois agitée dans le cercle de ses connaissances, était de savoir s’il était aussi fort que le fondateur. Naturellement, les vieilles générations tenaient pour le père Glass. D’ailleurs, aucun des arbitres n’avait la moindre compétence pour se prononcer. Mais ceux qui avaient connu David Glass avaient été impressionnés par ses manières tranchantes et méprisantes, tandis que l’air poli et froid du fils, avec sa lèvre rasée et ses cheveux blancs précoces, formaient un ensemble qui en imposait beaucoup à ses contemporains.
Mme Nordement avait toujours dans un coin un petit objet d’art, acheté dans le courant de la semaine, et qu’elle montrait timidement à son gendre…
— Qu’est-ce que vous avez payé ça, maman ?
— Deux cent cinquante…
— C’est à peu près ce que ça vaut. Vous n’avez pas été volée.
— Bien, bien, disait Mme Nordement sans laisser voir son dépit de n’avoir pas fait l’affaire miraculeuse…
Robert revenait de la gare en tenant par la main son petit neveu Gaston Glass, qu’il n’avait jamais trouvé si charmant. Et il pensait à toutes les erreurs de jugement qu’il avait commises au détriment des siens.
Pourquoi, jadis, en avait-il tant voulu à sa sœur Jeanne de mépriser, d’ignorer plutôt ses préoccupations d’étudiant ? Pourquoi avait-il été rebuté par ses conversations avec son beau-frère, qui n’avait pas comme lui l’admiration des efforts des artistes nouveaux et ne se passionnait pas pour les tentatives généreuses, désintéressées, auxquelles lui-même et Francis Picard avaient si religieusement applaudi ?
A chacun sa spécialité. Il ne faut pas exiger de chaque musicien qu’il soit un orchestre complet, mais le féliciter quand il tient bien sa place. L’élite, l’avant-garde, qui, par saccades brusques, essaie constamment de tirer le monde en avant, l’élite a son rôle nécessaire. Mais il ne faut pas demander à tout le genre humain d’être une immense avant-garde impatiente.
Quand ils discutaient, son beau-frère et lui, ils avaient raison tous les deux, chacun à la place où il se trouvait. Lui, Robert, suivait son ardente curiosité de jeune homme. Et il faisait bien. Mais pouvait-on blâmer M. Glass, le considérable antiquaire du faubourg Saint-Honoré, de ne pas bousculer la foule lente de la clientèle, et, pour résister aux poussées en avant de son beau-frère, de faire frein de tout le poids de ses intérêts conservateurs ?
Robert ne cessait maintenant de se répéter : « Pour être heureux avec les êtres, il ne faut leur demander que ce qu’ils peuvent donner. »
Son petit neveu, dont il tenait la petite main dans le sienne, son petit neveu avait six ans. Allait-il lui parler de métaphysique ou de mathématiques supérieures ? Il fallait le regarder avec amour, en se disant : il est tout petit, et comme il a bien la gaîté, la turbulence, la naïveté exquise de son âge !
Pour goûter pleinement son bonheur, qu’il ne cessait de boire à petits traits, et n’être pas tourmenté par l’idée d’avoir à écrire à Fabienne une lettre difficile, il décida de s’acquitter rapidement de cette tâche avant le déjeuner, et de porter tout de suite sa lettre à la poste, afin qu’il n’y eût plus à y revenir.
Avant leur séparation, ils avaient décidé qu’à défaut de moyens pratiques de s’écrire secrètement, il enverrait au couple Gaudron des lettres qui ne seraient en réalité que pour la jeune femme. Elle n’aurait qu’à faire mentalement les substitutions d’usage, à remplacer « mes chers amis » par « ma chérie », le mot « affectueusement » par « tendrement » et « mille amitiés » par cent fois autant de baisers frénétiques. Ce code était des plus simples, et, il n’y avait pas besoin de beaucoup de conventions préalables pour l’appliquer.
Il écrivit donc :
« Chers amis, je pense que vous êtes en bonne santé, et que votre voyage s’est bien passé. Moi, je suis arrivé dans ma famille sans encombre. Malheureusement, je suis tombé en pleines affaires de succession. Il y a des rendez-vous de pris chez des notaires toute la semaine prochaine, des signatures à donner…
(Il ne mentait pas complètement. Ses sœurs et lui avaient, en effet, six mois auparavant, hérité d’un grand oncle. Mais c’était une succession sans importance, et qui allait se régler sans la moindre formalité).
La lettre continuait ainsi, pour amortir un peu le coup :
« Je vais demander s’il n’y aurait pas moyen, pour une partie tout au moins de ces actes notariés, de faire établir des procurations. Mais je crains que pour certains d’entre eux ma présence soit nécessaire. Je serai fixé demain, — après-demain au plus tard, et je vous écrirai aussitôt.
« Mes souvenirs affectueux.
« Robert Nordement. »
Sa lettre expédiée, Robert déjeuna avec toute la famille. Après le déjeuner, on fit le bridge. Il était venu d’autres parents, dont Lambert Faussemagne, qui donna à Robert une poignée de main d’entente.
Robert, qui n’était pas un fanatique du bridge, trouva cette partie de famille d’un agrément tranquille et doux.
Il s’amusa même des plaisanteries rituelles. « Ici les Athéniens s’atteignirent »,
« Encore un carreau qui ne doit rien à personne »,
« Il n’y aurait plus de pain à la maison… »
Toutes ces facéties usées, qui l’exaspéraient jadis, lui paraissaient maintenant les manifestations touchantes d’une humble allégresse. Ces gens n’avaient pas la prétention d’inventer des mots d’esprit. Ils cédaient simplement à la tentation innocente de se tailler de petits succès avec de bons lazzi, qui avaient fait souvent leurs preuves.
Après le bridge, il fit un tour de jardin avec le bon Lambert Faussemagne, qui était un artisan de ce retour au foyer familial, et avait bien le droit de savoir « comment ça s’était passé ».
— Eh bien ! tu es content d’être revenu ?
— Ah ! fit Robert extasié…
Et il exprima une satisfaction qui dépassa les espérances, et même l’entendement du brave cousin. De nouveau, ce fut la louange ravie de tous les êtres de la famille et de tous les meubles de la maison. Toutes les plates-bandes aussi, les recoins de verdure, et les petits sentiers de cailloux prirent part à la distribution.
Après le dîner, Jenny se mit au piano. Elle n’avait jamais passé, même parmi les siens, pour une virtuose hors ligne. Robert, qui n’était pas musicien et qui n’écoutait que les pianistes d’une réputation pour le moins mondiale, avait pris jadis l’habitude de fuir ces séances musicales. Cette fois, ce fut pour lui une heure de béatitude, qui surprit tout le monde et fatigua même l’exécutante.
D’ailleurs, il n’écoutait pas le piano, mais il savourait son bonheur. Il se disait : Comme ces gens sont heureux, mais comme ils savent mal apprécier la fête de leur vie ! Il aurait voulu leur dire, comme cet amphitryon à ses convives trop distraits : « Mais c’est du clos-vougeot de la meilleure récolte ! Pensez donc un peu à ce que vous buvez ! » Personne, comme lui, dans ce salon paisible, n’était capable de déguster ce vin merveilleux…
Tout le monde conduisit les Glass à la gare. Robert allait le long de la colonne, prenant successivement le bras de son père, de sa mère, de ses sœurs et de son beau-frère. Avant le dîner, il s’était montré un peu plus réservé dans ses manifestations extérieures. Mais maintenant, un peu échauffé, il ne se tenait plus. Et les siens, il faut le dire, le regardaient d’an air un peu inquiet.
On rentra enfin se coucher. Il aurait voulu que sa mère vînt le border dans son lit. Mais il n’osa pas le lui demander. Il s’endormit délicieusement après cette journée magnifique, pareille à tant de journées de sa jeunesse, dont il n’avait pas su voir la splendeur.