L'enfant prodigue du Vésinet : roman
II
Léopold Ourson avait acheté la villa des Clématites, d’une certaine importance, puisqu’elle avait été jadis louée douze mille francs, garage compris et frais de jardinage en sus.
La situation de M. Ourson s’était fortement modifiée pendant la guerre.
On l’avait connu courtier de publicité, puis attaché sans titre bien établi à une maison de robinets en cuivre, puis « démarcheur », c’est-à-dire placeur de titres, au service de banques incertaines. Plusieurs personnes se rappelaient lui avoir prêté des sommes modiques. Mais, depuis 1914, il s’était formidablement débrouillé. Maintenant, le nombre de ses millions variait de dix à quarante, selon l’appétit et le besoin de romanesque de ceux qui évaluaient sa fortune.
Quelles affaires avait-il faites au juste ? On en citait quelques-unes, notamment celle de Salonique.
Lors de la première entrée de nos troupes dans cette ville, l’enthousiasme de la population fut, on peut le dire aujourd’hui, moins unanime que les rapports de presse s’étaient plu à le constater.
Les habitants de Salonique sont, pour la plupart, des commerçants actifs et avisés. Ils s’étaient procuré, à l’intention de nos braves biffins, un stock de pantalons rouges, qu’ils comptaient nous céder à des conditions avantageuses… Ils éprouvèrent un léger dépit quand ils virent arriver tout un corps expéditionnaire en bleu horizon.
Un cousin d’Ourson était sergent-fourrier dans un régiment de zouaves. Il eut, à l’instigation d’un teinturier chimiste qui servait à sa compagnie, une idée fort ingénieuse. On télégraphia à Léopold, qui était mobilisé à Paris comme auxiliaire, de se procurer des fonds. Et l’on acheta à bas prix à un nommé Zafiriotis une bonne partie du stock de pantalons rouges invendables. Le chimiste, fort débrouillard, organisa, dans le pays même, une teinturerie. Une plante indigène, séchée à la vapeur, permit de donner aux pantalons rouges, non pas exactement un bleu horizon parfait, mais une sorte de bleu gris fort acceptable, et que l’intendance finit par accepter, la nécessité aidant.
On racontait encore toutes sortes de légendes, des transformations de couvertures de lit en couvertures de chevaux, de couvertures de chevaux en couvertures de lit, du pinard obtenu en traitant du cidre, de la gnole en maltraitant du houblon. On racontait du vrai et du faux, mais la villa des Clématites était là, en bonne pierre et en brique fine. Et l’on avait été forcé d’agrandir le garage pour y mettre deux luxueuses autos.
Mme Alvar, qui s’occupait de vente de bijoux et de mariages riches, connaissait les Ourson et les Nordement. Elle eut l’idée charmante et généreuse d’unir le fils Nordement à la demoiselle Ourson.
Les Ourson étaient beaucoup plus riches que les Nordement. Mais Léopold Ourson avait eu des hauts et des bas, ou plutôt une série de bas assez continue, suivie d’un haut un peu brusque. La famille Nordement, au moins depuis deux générations, jouissait de l’estime publique.
Aristide Nordement, qui avait succédé à son père dans le commerce des bouchons, était devenu un monsieur important, d’ailleurs sans s’en apercevoir, et sans que personne autour de lui se fût demandé pourquoi ni comment.
Il n’avait rien de brillant : c’est ce qui fit la solidité de sa situation, car il ne fut jamais excité, pour justifier une réputation d’homme d’affaires exceptionnel, à se départir de cette bonne prudence instinctive, qui l’avait toujours empêché de tenter de dangereux coups d’audace. Il n’eut, en somme, dans sa vie, qu’une seule idée prétentieuse : à un moment donné, il s’intitula fabricant de bouchons au lieu de marchand de bouchons, bien qu’en réalité, il achetât ses bouchons à diverses fabriques.
Sa femme, une Gormas, de Bayonne, fille d’un courtier d’assurances, avait plus d’ambition. Elle pensait qu’Aristide serait un jour conseiller du commerce extérieur, et peut-être décoré, grâce à l’appui d’un député, du parlementaire que l’on cultive dans chaque famille bourgeoise.
Ce fut surtout Mme Nordement qui accueillit avec faveur les ouvertures de Mme Alvar.
Irma, fille unique des Ourson, n’était pas très séduisante. Son visage avait à peu près l’expression d’une larve. Quelques cils rares et très peu de sourcils avaient poussé dans les environs de ses mornes yeux.
Depuis deux ans, des professeurs inlassables, Danaïdes à vingt francs l’heure, versaient leur littérature, leurs sciences physiques et leur histoire, dans ce petit tonneau sans fond.
Un thé chez Mme Alvar réunit les Ourson et les Nordement.
M. Nordement était un gros homme rasé, dont la lèvre forte découvrait des dents trop neuves.
Mme Ourson était aussi amorphe que sa fille, avec un peu plus de chair.
Une conversation lente et lourde s’engagea entre les ascendants. On avait essayé d’isoler les jeunes gens, qui s’en allèrent ensemble dans le jardin. Mais, de la terrasse, on eut beau arroser le banc où ils avaient pris place de regards fécondants, il sembla bien que le jeune Nordement n’avait pas trouvé là sa compagne d’élection, et que, cette fragile créature une fois mise entre ses mains, il n’avait eu d’autre idée que de la reposer sur le sol avec d’infinies précautions, pour ne pas avoir l’air de la laisser tomber.
On procéda à une contre-épreuve, plus soigneusement organisée. Une seconde entrevue eut lieu un soir dans la villa somptueuse des Ourson. Peut-être avait-on espéré qu’Irma donnerait mieux aux lumières. En tout cas, c’était à essayer.
Dans l’après-midi, Mme Alvar l’avait emmenée dans un Institut de Beauté.
Jamais l’impuissance de l’artifice ne se manifesta d’une façon aussi indiscutable. L’éclat des fards ne fit qu’accuser sans recours l’indigence de ce visage ingrat.
Mais, à mesure que s’avérait l’impossibilité d’une telle union, le désir cupide de la voir se réaliser grandissait chez Mme Nordement. On s’était renseigné à fond, et ces messieurs avaient même eu, sans avoir l’air d’y toucher, des conversations officieuses très complètes : Léopold Ourson donnait, en titres de premier ordre, quatre millions à la jeune Irma.
Mme Nordement pensait que c’était une folie, un péché même, de manquer une occasion comme celle-là.
Une jeune fille est une jeune fille. Elle se fait toujours. Elle devient ce que son mari veut qu’elle soit. On oubliait volontairement Mme Ourson, dont le simple aspect rabattait sérieusement l’optimisme de ceux qui escomptaient pour son rejeton une mise en valeur possible.
Robert ne disait rien, et feignait obstinément d’ignorer tous les conciliabules où se tramait son bonheur futur. Il savait qu’il n’avait pas beaucoup de volonté, et que la tactique la meilleure pour lui était de ne pas engager le fer. Mais, le lendemain de la soirée chez les Ourson, après le déjeuner, sa mère lui dit, de son petit air de commandement :
— Reste un peu, Robert. Papa et moi nous avons à te parler.
Robert savait que son père ne dirait rien. Sur les questions de ce genre, il laissait la parole à son major-général. Mais la formule : « Papa et moi, nous avons à te parler », indiquait au jeune homme que les hautes autorités dont il dépendait étaient complètement d’accord.
D’autre part, le fait que papa fût rentré déjeuner au Vésinet annonçait que la question était grave.
— Tu sais quels sont nos projets ? dit Mme Nordement.
Il inclina le tête sans rien dire.
— Je pense, ajouta-t-elle, que tu es assez raisonnable pour être d’accord avec tes parents.
Un instinct secret l’avertissait que, s’il sortait de son silence, il était perdu. Il laissa donc aller sa mère, qui parla un peu trop, et ne fut pas très adroite.
Elle concéda que la jeune fille — pour le moment — n’était pas une beauté.
Mais elle alla jusqu’à dire, en termes plus ou moins voilés, que la fidélité des hommes n’était pas obligatoire, et que, chez un mari encore jeune, on excusait certaines peccadilles.
Robert, par malheur, savait très bien que ce n’était pas là les idées de cette dame très collet-monté, très sévère pour les ménages un peu libres. Il lui sembla qu’elle sacrifiait un peu cyniquement, pour les besoins de la cause présente, son rigorisme habituel. Il gardait le silence. Elle y sentit une marque de désapprobation, perdit un peu la tête, et se lança dans des arguments encore plus contestables…
— Je sais, dit-elle, que tu es un garçon désintéressé. Cela tient à ton bon cœur, mais aussi à ton inexpérience de la vie. Tu n’as jamais manqué de rien. Alors tu ne sais pas ce que représente l’argent. Tu t’en rendras compte plus tard. Dieu merci, ton père est à son aise. Mais il n’a pas une fortune colossale. Les affaires peuvent devenir difficiles d’un moment à l’autre. Et si un jour papa a besoin d’un coup de main, il sera très utile pour lui d’être allié avec un homme comme M. Ourson, dont les ressources sont inépuisables.
Robert ne vacilla qu’un instant. Il se voyait déjà sauvant son père au bord de la ruine. Mme Nordement n’avait pas eu une mauvaise idée en faisant appel à son noble esprit de sacrifice. Mais elle gâta son avantage en insistant.
Le jeune homme eut alors l’impression que tout cela était faux, que jamais le prudent M. Nordement ne serait gêné dans ses affaires, et qu’il y avait là un petit chantage, dont il fut un peu écœuré.
Comme il ne se décidait pas à parler, sa maman continua :
— Enfin, on ne te presse pas. On a confiance en toi. Embrasse ta mère.
— Nous en reparlerons demain, dit papa.