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L'enfant prodigue du Vésinet : roman

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XIV

La matinée du lundi, l’exaltation de Robert ne tomba pas, loin de là. Mais ces quelques heures lui parurent un peu longues. Une extase sans fin, devant le buffet de la salle à manger, ne lui prit que cinq minutes en tout.

M. Nordement était allé au bureau. Robert déjeuna avec maman et Jenny, et sourit sans relâche à leurs propos qu’il croyait écouter. Il avait mal dans la nuque à force de hocher la tête et de remplacer l’attention par l’approbation.

Il se rendit à la gare bien avant l’heure du train, pour attendre son père.

Une fois M. Nordement rendu à la vie de famille, les heures n’accélérèrent pas leur allure.

Papa, une fois échangés ses vêtements de ville contre une tenue de villégiature, descendit dans le jardin. Il eut un regard de satisfaction en contemplant son fils qui se promenait le long de l’allée d’entrée, et qui se répétait au plus profond de lui-même :

— Comment vais-je faire pour leur dire qu’il faut absolument que je reparte demain ?

… Tendre, blonde, exquise Fabienne, que l’on aimait tout naturellement, sans commentaires, qui vous découvrait chaque jour un charme nouveau, sans diminuer la puissance de ce qui vous séduisait déjà en elle !

Certes, il n’oubliait pas des instants de lassitude… bien courts… bien passagers… Le charme immortel de Fabienne ressuscitait à chaque instant !

… Certes, il venait de goûter auprès de sa famille des joies ineffables. C’était très bien. Il en avait sa provision pour un bon semestre…

— Eh bien ! demanda papa, tu as passé une bonne journée ?

— Exquise, papa !

Il embrassa son père, avec un rien d’exagération et de chiqué… Et il ajouta avec un soupir, tout à fait artificiel celui-là :

— Quel dommage que ce soit si court !

— Si court ? dit papa.

— Eh bien ! oui… Il va falloir que je me remette à travailler…

— A travailler ?

Venant de son fils, aucune parole ne pouvait étonner davantage ce vieux travailleur.

— Papa, dit Robert, il s’agit d’une affaire importante… et qui te fera plaisir. J’aurais voulu ne t’en parler que lorsqu’elle aurait été définitivement conclue. C’est pour cela que j’ai différé mon retour auprès de vous. Mais, comme j’avais hâte de vous revoir, je suis venu sans attendre la conclusion définitive…

— Tu m’intrigues, dit M. Nordement. Tu veux en parler à ta mère aussi ?

— Tu penses ! dit Robert, qui commençait à savoir à peu près ce qu’il allait leur dire, mais qui n’était pas fâché d’attendre encore une ou deux minutes pour avoir le temps de mettre l’affaire sur pied…

Quand Mme Nordement fut descendue, il leur raconta qu’il avait désormais à Caen une situation de grand avenir, un emploi pour le moment rétribué par un fixe — un joli fixe — et qui pouvait devenir à brève échéance une situation d’intéressé, voire d’associé…

— Et en quoi consiste cette affaire ? demanda M. Nordement, à qui sa prudence naturelle donnait un peu d’inquiétude.

— Je suis chez un marchand de chevaux.

— Un marchand de chevaux, dit papa…

— Un marchand de chevaux, dit maman…

Ils se regardèrent. Ils avaient eu des grands-pères et des grands-oncles marchands de chevaux. Cette profession, si honorable fût-elle, manquait un peu pour eux de prestige.

— C’est, dit Robert, une des plus grosses maisons de Normandie. Même aux moments les plus difficiles, ils ont toujours eu leurs écuries bien garnies. Ils ont la clientèle de plusieurs grandes compagnies. Et si vous voyiez leur grenier à fourrages !

— Mais, dit M. Nordement, avec le développement de l’auto ?…

— Tu penses bien, papa, qu’ils y ont pensé, et qu’ils sont parés de ce côté-là. Et, d’ailleurs, on aura besoin de chevaux pendant de longues années encore.

Il resservait heureusement des phrases qu’il avait entendu dire à Ernest.

Il ajouta :

— Je sais qu’ils étudient des affaires de transport automobile.

Cela, c’était une invention, qui se trouvait concorder par hasard avec la vérité.

— Tout de même, dit M. Nordement, il faudrait que je voie ça d’un peu près.

— Ce ne serait pas inutile, renchérit Mme Nordement, d’avoir là-dessus les conseils de papa.

— As-tu seulement pris des renseignements sur ces gens ? dit M. Nordement.

— De tout premier ordre, dit Robert. D’ailleurs, je n’ai qu’à te donner leur nom, et tu pourras t’informer de ce qu’ils valent… Seulement, ce qu’il y a d’ennuyeux, c’est que ça se sait toujours un peu quand on va aux renseignements… Et ils ne seraient pas contents s’ils savaient que j’ai demandé une fiche sur eux…

— Je ne suis pas un enfant, dit papa. Ce n’est pas toi qui te seras renseigné, ce sera moi… Et d’ailleurs, je te garantis qu’ils n’en sauront rien. Dis-moi seulement le nom…

— La maison Gaudron, de Caen. Elle a plus de cinquante ans d’existence.

— C’est déjà une recommandation, dit papa… Voyons… il est sept heures. Je saurai dans une demi-heure tout ce que j’ai besoin de savoir. A condition, toutefois, que ces demoiselles du téléphone veuillent bien y mettre de la complaisance…

— Louise, dit-il à la femme de chambre, demandez-moi Gutenberg 22.64… Arthur, dit-il à Robert, est encore à son bureau. Sa maison de banque est en relations avec tout ce qu’il y a d’intéressant en Normandie.

— Papa est bien d’avis que je ne dois pas faire attendre mon patron ?… J’ai un poste important dans la maison. Et j’ai dit que je ne serais absent que deux jours…

— Ah non, dit maman, tu arrives ! Tu vas bien rester une semaine avec nous. Tu n’as pas bonne mine, tu sais, mon garçon…

— Si on l’attend là-bas, dit papa, il ne faut pas plaisanter.

— D’ailleurs, je reviendrai dans très peu de jours. Caen n’est pas au bout du monde.

Robert pensait : C’est vrai qu’il ne me sera pas impossible de revenir de temps en temps passer quelques heures avec eux.

Papa fut appelé au téléphone… Il revint quelques minutes après.

— … Oui, la maison est sérieuse. Pas de premier ordre : on ne dit cela que de trois ou quatre grandes banques. Mais enfin c’est assez bon… on peut même dire : bon…

— Tu me conseilles toujours, papa, de partir demain ?

— C’est ridicule, dit maman.

— Il ne faut pas mécontenter son patron, dit papa.

— Alors, dit Robert, je prendrai le train de Cherbourg, qui est, je crois, à 1 h. 30.

— Je reviendrai déjeuner avec vous, dit papa.

— C’est décidément plus sage de s’en aller, dit encore Robert…

Il était soulevé de bonheur. Il fut d’une gaieté folle pendant tout le dîner.

On déjeuna le lendemain avant midi. Papa partit ensuite avec Robert. Il le quitta à la gare Saint-Lazare, car on l’attendait au bureau. Et le train de la ligne de Cherbourg ne partait qu’une demi-heure après.

Robert était installé dans son compartiment quand il aperçut tout à coup, courant sur le quai, sa sœur Jenny… Elle tenait à la main un télégramme…

— Voici une dépêche qui vient d’arriver pour toi ! dit Jenny tout essoufflée. Nous avons pris sur nous, maman et moi, de l’ouvrir, et je crois que nous avons bien fait. Je me suis procuré une auto et je te réponds qu’elle a rudement marché pour venir directement à la gare.

La dépêche disait :

Sommes obligés venir Paris. Vous attendons sans faute Majestic.

Gaudron.

— … Maman s’est rappelé que Gaudron, c’était le nom du monsieur avec qui tu travaillais. J’ai bien fait de te l’apporter, n’est-ce pas ?

— Tu es un ange, dit Robert à Jenny, qui ne se lassait pas de recevoir des félicitations pour son initiative…

Puis il se hâta de reprendre sa valise et de descendre de ce train, qui s’en alla tout de même à Lisieux, à Caen et à Cherbourg, en emmenant des infortunés qui ne connaissaient pas Fabienne, mais qui ignoraient leur malheur.

Robert avait quitté Jenny sur le seuil de la gare, après avoir échangé de vagues propos de prochaine « revoyure », s’il restait à Paris. « Mais il ne le croyait pas… » se hâta-t-il de dire, et il pensait au contraire que son patron et lui repartiraient le soir même pour Caen.


— Monsieur Gaudron ? demanda Robert au portier de l’hôtel Majestic.

— Ah ! monsieur Gaudron ? Oui… Il est arrivé de ce matin. (Ernest était un habitué de l’hôtel.) Mais si je crois bien l’avoir vu sortir tout à l’heure… C’est possible que madame soit là.

— Peut-elle me recevoir ?

Un coup de téléphone… Robert était ému beaucoup plus encore qu’à la première entrée de Fabienne dans sa vie…

— Oui, monsieur, dit le portier…

Montée dans l’ascenseur, en compagnie d’un préposé au « lift », bien indifférent et bien insouciant sous sa haute casquette…

— Le 214, dit-il, c’est au bout du couloir.

Fabienne attendait, toute sévère et rigide. Robert lui donna force explications mal ordonnées, répétant énergiquement cette affirmation qu’il était dans le train de Caen quand la dépêche lui était parvenue, que, par conséquent, il avait déjà renoncé, de son propre mouvement, à ce projet de prolonger son séjour…

Le jugement d’acquittement ne fut pas rendu tout de suite. Il ne faut pas croire que la justice suprême de l’Aimée aille aussi vite que cela… Et même ce ne furent pas du tout les raisons et les arguments du défenseur qui fléchirent le tribunal : le tribunal pardonna simplement quand il en eut assez de bouder, et quand ce fut son bon plaisir de pardonner.

Ils se regardaient maintenant avec attendrissement…

— Ernest ne va pas rentrer tout de suite ? demanda-t-il au bout d’un instant.

Sans s’apercevoir du caractère tendancieux de la question, elle alla jeter un coup d’œil dans la chambre à côté…

— Il a emporté son pardessus d’auto. C’est donc qu’il est allé à Versailles, où il avait besoin de voir quelqu’un…

— Chérie ! implora Robert…

— Oh ! non, dit-elle, vous ne voudriez pas !

— Comment ? Je ne voudrais pas ?

— Non, non, cent fois non ! Nous allons aller nous promener tous les deux. Ça m’amusera beaucoup d’être dans les rues de Paris avec vous.

— Nous sortirons tout à l’heure. Mais tu vas m’embrasser. Tu comprends… Je veux avoir l’esprit libre : si nous sortons tout de suite, je ne serai pas à la conversation. Je t’écouterai parler avec ravissement, sans entendre un mot de ce que tu dis. Et je ne réponds pas, aussitôt la nuit tombée, de ma tenue dans les taxis.

Tout cela était assez difficilement réfutable, surtout pour une personne qui n’apporte plus une grande énergie à la réfutation. Il la prit dans ses bras. Elle avait dit cent fois non, et n’eut pas à dire une seule fois oui.

Un moment après, il fallut retaper le lit, et lui donner un aspect convenable.

— Quoique, dit Fabienne, je puisse très bien m’y être étendue après le déjeuner pour me reposer. Nous sommes partis ce matin, à cinq heures.

Il s’assit sur un fauteuil pour la regarder s’habiller. Ah ! quelle adorable femme !

Chez ses parents, il avait retrouvé, c’était entendu, le chez-lui de son enfance. Mais son chez-lui de maintenant, c’était partout où était Fabienne. Et décidément tous les meubles de cette chambre d’hôtel étaient aussi sympathiques que le buffet de la salle à manger…

Avec Fabienne, nul besoin d’appeler des souvenirs à la rescousse. Une joie vivante, actuelle, nouvelle, naissait constamment de sa présence.

Il se leva, s’approcha d’elle et la prit tendrement dans ses bras.

— Petite Fabienne, tu es ma raison de vivre…

— C’est entendu. Mais nous allons sortir. Maintenant, tu es d’une ardeur tout de même un peu moins vive que tout à l’heure. La promenade sera charmante, car, comme tu dis, tu seras à la conversation. Si nous ne sortons pas tout de suite, tu feras encore des bêtises. Et, après cela, qu’arrivera-t-il ? C’est que tu seras endormi et plus du tout à la conversation… Dépêchons-nous donc, mon chéri : il faut que nous soyons rentrés à six heures. Ernest a l’intention de nous emmener faire un bon dîner.

— Ernest… dit Robert. Je suis assez content de le revoir…

— Pas tant que lui de te revoir toi. Il trouvait le temps très long, tu sais, après toi. Je ne sais pas s’il ne nous manquait pas un peu…

— Peut-être, dit Robert.

Il ajouta :

— Ah ! comme je suis content d’être ici !

— C’est que tu y tenais, dit-elle, à voir tes parents.

— C’est vrai, et j’ai eu un grand plaisir à les retrouver. Mais tu ne peux t’imaginer ce que ce petit retour nécessaire a été une bonne expérience pour moi ! Je te dis toute la vérité de mon cœur. J’ai été heureux de les retrouver. J’ai même senti pour eux un amour que je n’avais jamais éprouvé. C’était un amour conscient, au lieu de l’amour filial inconscient de mon enfance. Et voilà pourquoi, vois-tu, cela ne pouvait pas durer…

… Ces douces joies familiales, conclut-il, ont besoin d’être inconscientes pour être longtemps supportées…

FIN

E. GREVIN. — IMPRIMERIE DE LAGNY

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