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L'enfant prodigue du Vésinet : roman

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V

Tout compte vérifié, avec le peu d’argent qui lui restait au moment où il avait été engagé par M. Orega, Robert se trouvait avoir sur lui un peu plus de trois cents francs. Il n’y avait pas là de quoi tranquilliser un homme prévoyant.

Mais il s’était passé en lui, depuis quelques jours, un phénomène assez curieux.

Le fait de s’être détaché de sa famille avait déjà eu ce précieux avantage de le débarrasser d’une partie de la prévoyance un peu lourde qu’il avait acquise au foyer paternel.

Trois jours auparavant, il avait vu, pour la première fois de sa vie, le Destin intervenir directement dans ses affaires en le mettant sur le chemin de la famille Orega… Cette chance avait duré ce qu’elle avait duré : au moins avait-il été tiré d’embarras pendant trois jours. Depuis son enfance, il s’était borné à suivre l’Étoile familiale. Maintenant il lui semblait qu’il avait sa petite étoile à lui…

Sans situation sociale, il éprouvait une vague allégresse. Il s’avançait gaiement vers la brume de son avenir. C’était une brume blanche, éclairée d’une confiance juvénile.

Sa rupture avec la famille Orega le satisfaisait. Certes, il s’était senti un petit attachement d’amitié pour le jeune Orega. Tout de même, il ne déplorait pas qu’un brusque coup du sort l’eût séparé de ce personnage un peu trouble.

Évidemment c’eût été une tâche intéressante que d’essayer de le moraliser. Mais que d’aléa dans cette entreprise !

L’aventure de Concepcion, acceptée par Esteban avec tant d’innocence, n’eût sans doute pas trouvé, une fois divulguée, des appréciations très indulgentes dans l’opinion publique.

On aurait su que le précepteur était au courant de l’histoire… Somme toute, il valait mieux avoir semé tous ces gens-là, et chercher dans le vaste monde des compagnons de vie moins compromettants.

Voilà ce qu’il se disait en mangeant son chocolat refroidi. Et son bien-être moral eût été complet sans le petit ennui d’être obligé de donner contre-ordre à l’hôtel, et de prévenir la gérance que décidément il ne prenait pas pour le soir l’appartement qu’il avait à peu près retenu. Il se crut obligé, au bureau de la réception, de faire tout un récit, de raconter que « ses amis » n’étaient pas bien portants, et n’avaient pu quitter Dinard comme ils avaient cru. « Il est possible, dit-il, qu’ils m’envoient tout à l’heure une dépêche pour me dire qu’ils vont mieux, qu’ils se ravisent et qu’ils viennent tout de même… Mais n’immobilisez pas l’appartement… » Il partit ensuite, sa valise à la main, la tête très haute, après avoir remis au portier un pourboire tout à fait en disproportion avec les ressources d’un précepteur jeté brusquement sur le pavé.

Qu’allait-il faire ?

Rester à Caen ?

Pourquoi pas, après tout ?

Il valait mieux ne pas grever son budget du prix d’un nouveau billet pour se transporter en chemin de fer dans une autre ville, où ses chances de trouver une position n’eussent pas été plus nombreuses que dans « l’Athènes normande ».

Caen, avec ses cinquante mille âmes, offrait à peu près autant de ressources que la plupart des villes de France. L’enfant prodigue s’interdisait, bien entendu, tout séjour à Paris, où son père avait sa maison de commerce et son domicile d’hiver.

C’était décidé. Il resterait à Caen.

Seulement, sa valise était lourde. Il se dit que, s’il continuait à errer dans les rues avec ce bagage encombrant, sa destinée lui pèserait bientôt sur les épaules.

A un tournant de rue, il aperçut une enseigne : Pension de famille.

Autant s’arrêter là qu’ailleurs. Si l’endroit lui déplaisait, il ne serait pas forcé d’y rester.

Il se dirigea donc vers cet établissement de modeste apparence, que deux palmiers en caisse, de chaque côté de l’entrée, égayaient d’un exotisme un peu poussiéreux. Dans un petit salon encombré de chaises à colonnettes, de fauteuils où un velours usé alternait avec des bandes de tapisserie, il se trouva en présence d’une dame séculaire, qui sans doute ne devait comprendre qu’un français très ancien. Car, après l’avoir écouté quelques minutes, elle alla chercher un petit garçon, qui donna à Robert tous les renseignements utiles. Ils se réduisaient d’ailleurs à celui-ci : il n’y a plus qu’une chambre à louer, dans les combles.

Heureusement que le bâtiment n’avait que deux étages. Robert monta lui-même sa valise, car le petit garçon était déjà parti dans l’escalier, en avant-garde, et il pouvait difficilement la faire porter par la vieille dame.

Il ne semblait y avoir dans cette maison aucune espèce de personnel, et l’on se demandait même, dans les couloirs déserts et complètement silencieux, où les pensionnaires étaient passés.

Robert, en montant l’escalier, s’assombrissait d’avance, à l’idée des rideaux de reps qu’il allait trouver dans la chambre, de la toilette boiteuse, et du bec de lièvre du pot à eau…

O surprise ! le pot à eau était neuf, la toilette ne boitait pas, et si les rideaux de reps se trouvaient à leur poste, c’est que tout de même, il ne faut pas demander à la Providence de supprimer l’inéluctable.

Ayant posé sa valise, pris connaissance de son prix de pension, et bien spécifié qu’il y aurait une petite diminution pour les repas pris à l’extérieur, à condition de prévenir un peu à l’avance, Robert prévint tout de suite le petit garçon qu’il ne déjeunerait pas à la pension ce jour-là.

Il faisait beau temps, et il avait formé le projet de prendre le petit chemin de fer Decauville, qui s’en va si gentiment, le long du canal, pour gagner Ouistreham et la côte.

Robert, installé dans une baladeuse du petit train, faisait ses calculs. Il avait, en somme, son gîte assuré pour un peu plus d’une semaine. Il pouvait donc se donner vacance, par ce beau jour de septembre, et aller se promener au bord de la mer. A partir d’Ouistreham, où il était sur le point d’arriver, le petit train cesse d’être un train d’eau douce pour devenir un chemin de fer maritime le long de la côte, où il dessert Riva Bella, Hermanville, Lion-sur-Mer… Robert s’était dit : « J’irai le plus loin possible. » Mais le train fit à Ouistreham une station si prolongée, et si injustifiée en apparence, que le jeune homme, en appétit, décida de s’arrêter dans un petit restaurant tout blanc qu’il apercevait sur le port.

Station excessive du Decauville, désir de déjeuner, telles furent du moins les raisons qui apparurent à son faible entendement humain. Comment aurait-il pu savoir qu’à la terrasse de ce petit restaurant, le Destin, organisateur méthodique, avait installé un individu modestement vêtu, de quarante-cinq ans environ, qui — petit détail — « tenait » une assez forte cuite et qui, tout simplement, aiguilleur inconscient au service de puissances inconnues, était chargé de diriger le fils Nordement sur sa voie véritable ?

Robert était donc assis à cette terrasse, et avait commandé son déjeuner. En attendant, il avait accepté, par désœuvrement, l’apéro que lui proposait le garçon.

Il se trouvait à deux mètres de l’envoyé du sort, qui entra en matière de la façon la plus simple :

— Bonjour, monsieur, dit-il à Robert, en le regardant avec des yeux un peu mouillés.

— Bonjour, dit Robert avec courtoisie.

— Vous voyez un homme qui a quitté sa place, monsieur.

— Ah ! fit Robert, comme il aurait fait oh !

— Et pour quelle raison, monsieur, je vous le demande… Erreur d’une demi-mesure d’avoine dans mes comptes. En quatre mois de service, monsieur, une seule erreur ! monsieur, je vous demande, qu’est-ce que vous pensez de ça ? Le précédent employé qu’était avant moi, je veux pas seulement dire tous les hectos et les hectos qu’il a fait filer par la gauche, et ni connu, ni repéré. Suffit qu’il était en bons termes avec les garçons d’écurie. Des engeances, monsieur, des engeances, les garçons ! Moi qui leur disais ma façon de penser, monsieur, hé bien, merci ! ça n’a pas traîné… Tout de suite des rapports au patron, par derrière mon dos comme il s’ensuit. Alors, à la première erreur, sacqué, monsieur… Sacqué de ce matin.

Le garçon apportait un vermouth pour le jeune Nordement.

— Un autre pour monsieur, dit Robert.

— Merci, mon pote, dit l’individu, qui, du coup, vint s’asseoir à côté de Robert et commença à le tutoyer.

— Tu saisis… Moi, j’suis de c’pays d’faisans. J’suis d’Bagnolet, bien que né à Soissons. Ici, mon vieux, j’te dis, c’est tous faisans et arrangeurs. Moi, tu sais, j’m’en fais pas. Je te déclare qu’ils m’ont vu. J’fous l’camp à Paname. Je m’en vais voir un d’mes cousins, qu’est mon oncle, un brave homme qu’est gérant d’immeubles et de locations dans la rue d’Aubervilliers. Entre nous, mon vieux, c’est un brave homme, mais c’est un ballot. J’y coupe pas qu’il va s’mettre à m’engueuler, m’agrafer et me dire des reproches. Ça n’fait pas un pli. Je m’y attends et je l’laisserai dire. Quand il m’aura agrafé tout son saoul, il m’allongera un peu de blé. Et puis il me proposera sans doute de travailler à son truc. Alors moi, je r’fais ma position sociale, et j’em… oui… le père Gaudron.

— Le père Gaudron ? dit Robert.

— Oui, le patron d’chez qui que j’deviens. C’est l’marchand d’chevaux à Caen, près d’l’église. Moi j’y faisais le comptable. Le père Gaudron, tu peux me croire, c’est un ballot. Mais sa maison, y a pas d’erreur, c’est quéqu’chose. Cet’ maison-là, elle a été fondée dans son temps, par le papa au père Gaudron, qui, lui, était un type à la r’dresse. Alors maintenant l’usine marche par la force de l’habitude. On achète des bourrins, on en r’vend. Et puis y a un écuyer attaché à l’établissement. On donne des leçons d’équitation dans une petite cour qui fait manège. Avant la guerre, le patron, i f’sait même du cheval pour la boucherie. Des petits canassons d’l’Algérie que l’on f’sait venir par le bateau. Maintenant ce truc-là, c’est usé et c’est cuit. Avec le fourrage qui monte de prix, avec le transport qui ne descend pas, tu voudrais pas qu’on s’y r’trouve. Pour le moment, le Gaudron il est en train d’emmancher un nouveau truc de ce genre, mais cette fois avec des bidets de la Plata, des chevaux pie ç’qui s’appelle, tu sais, des blanc et noir, des blanc et jaune qu’on dirait camouflés avec de la peau de vache. Il aurait p’têt’ fini par m’emmener là-bas. Seulement, depuis quequ’temps, c’est un monsieur qui avait assez de ma fiole. J’voyais ça gros comme une maison. Tu sais, mon vieux, moi, c’est pas de la bleusaille. J’ai fait toute la guerre, embusqué, j’veux bien, mais j’l’ai faite tout de même. Et puis, embusqué, j’l’étais pas tant que ça, pass’que, j’te réponds, il y a bien des fois où c’est que l’on était dans des patelins plutôt arrosés. J’ai la croix de guerre… Non, j’la porte pas. J’suis pas pour ces trucs-là. J’aime mieux pas la mettre, d’abord pass’qu’ils m’l’ont promis, et jamais ils m’l’ont donnée. J’avais un officier, un appelé j’sais plus comme, un ballot, pour tout dire. Gorgin, qu’i m’interpelle, j’suis content d’toi, j’vas te citer. Et jamais j’ai rien vu v’nir.

Il s’égarait un peu dans ses souvenirs de campagne. Il avait pris un air rêveur.

— Un autre vermouth ? proposa Robert, qui commençait à avoir son idée.

— J’ai déjà un p’tit peu mon compte, dit le type. Avec moi, ça s’voit pas, pass’que ça s’voit jamais. Mais vaut mieux pas qu’j’abuse…

— Garçon, dit Robert, un vermouth pour monsieur.

— Hé bien, et toi ? dit l’invité.

— Moi, je n’en prends jamais qu’un. Et il m’en reste la moitié pour trinquer.

… Dis donc, fit Robert, après un certain effort pour tutoyer son nouvel ami… dis donc ? tu es absolument décidé à ne plus retourner dans ta place ?

— J’te dis qu’ils m’ont vidé, dit Gorgin. J’ai passé à la caisse ce matin. Et puis, tu sais, même qu’ils n’m’auraient pas renvoyé, que j’les mettrais tout de même, les bâtons. J’ai déjà mon bifton pour Paris, un retour que j’ai acheté une thune à un garçon d’hôtel. Et puis j’te dirai encore, puisque tu veux savoir, qu’à Pantruche y a ma gosse qui m’attend, un’ petit’ porteuse de pain tout ce qui y a de gentil, qui m’garde son cœur et sa fidélité pour moi tout seul, en couchaillant comme de bien entendu à droite et à gauche.

— Alors, qu’est-ce que tu dirais ? fit Robert après un instant de silence, qu’est-ce que tu dirais si j’allais me présenter dans ta place ?

— Toi ? dit Gorgin. T’as la touche d’un fils de famille…

— … Je ne suis pas bien avec ma famille, dit Robert.

— Mais, mon garçon, qu’est-ce qui t’empêcherait de tenter la chose ? A c’heure, le papa Gaudron n’a pas encore dégotté personne. Seulement, j’te dis une chose, tu peux toujours essayer, mais je serais positivement étonné si tu t’y maintiens, pass’que la boîte est impossible, surtout pour celui qui n’veut pas fricoter avec les garçons d’écurie. Et, tel que je te connais, je n’crois pas que ça soye dans tes goûts.

— Ce qui me gêne, dit Robert, c’est que je ne sais pas la comptabilité.

— Oh bien, mon vieux, tu la sauras toujours largement autant que moi qui te parle, qui a quitté l’école à treize ans, pass’que mes parents, que j’avais à l’époque, trouvaient que j’en savais bien assez pour un dernier d’la classe.

— Hé bien, dit Robert, j’ai envie de tenter l’aventure, et d’aller faire un tour par là… C’est près de l’église, dis-tu ?

— Tout le monde t’indiquera la maison. Seulement, mon vieux, un conseil en passant : t’y présente pas de ma part, j’ai peur que tu serais mal vu.

— Tu ne déjeunes pas avec moi ?

— J’ai déjeuné, mon vieux. Ah ! ça t’en bouche une fissure, pass’que j’ai pris l’apéro ? Mais moi, l’apéro, même deux apéros, j’suis un’ nature espéciale, ça m’fait la digestion, c’est-à-dire que ça m’ouvre l’appétit pour un’ nouvelle tournée… Mais, vois-tu, j’suis obligé de m’trotter… Avant de m’en aller du pays, j’voudrais encore dire deux mots à un’ petit’ bonich’ qui a son travail par là. Pass’qu’un’ fois à Paname avec ma gosse, c’est fini, j’suis bouclé. Chaqu’ fois que j’sors sans elle, en rentrant, ell’ me r’nifle la moustache. Au revoir donc, mon fils. Pour ta gouverne, je m’appelle Prosper Gorgin, et mon oncle çui que j’t’ai dit, c’est M. Gorgin Léopold, 37, rue d’Aubervilliers. Mais t’encombre pas de tout ça. Retiens simplement : Prosper, et t’inquiète pas avec le reste. Quand tu viens du boul’vard estérieur, le premier débit qu’tu vois, passé le coin d’rue, t’entres, et puis tu demandes Prosper. Demande à qui tu veux, le patron, la patronne, le garçon. Ils savent toujours où que l’on peut me trouver.

Robert crut poli de lui donner son nom et son adresse à la pension de Caen… Prosper en prit note sur un carnet fort sale à l’aide d’un petit morceau de mine de plomb peu complaisant.

Puis ils se serrèrent la main, et s’oublièrent pour la vie.

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