La Révolution Française et la psychologie des révolutions
CHAPITRE IV
PSYCHOLOGIE DES FOULES RÉVOLUTIONNAIRES
§ 1. — Caractères généraux des foules.
Quelles que soient leurs origines, les révolutions ne produisent tous leurs effets qu’après avoir pénétré dans l’âme des multitudes. Elles représentent donc une conséquence de la psychologie des foules.
Bien qu’ayant longuement étudié dans un autre ouvrage la psychologie collective, je suis obligé d’en rappeler ici les lois principales.
L’homme, faisant partie d’une multitude, diffère beaucoup du même homme isolé. Son individualité consciente s’évanouit dans la personnalité inconsciente de la foule.
Un contact matériel n’est pas absolument nécessaire pour donner à l’individu la mentalité d’une foule. Des passions et des sentiments communs, provoqués par certains événements, suffisent souvent à la créer.
L’âme collective momentanément formée représente un agrégat très spécial. Sa principale caractéristique est de se trouver entièrement dominée par des éléments inconscients, soumis à une logique particulière : la logique collective.
Parmi les autres caractéristiques des foules il faut encore mentionner leur crédulité infinie, leur sensibilité exagérée, l’imprévoyance et l’incapacité à se laisser influencer par un raisonnement. L’affirmation, la contagion, la répétition et le prestige constituent à peu près les seuls moyens de les persuader. Réalités et expériences sont sans effet sur elles. On peut faire tout admettre à la multitude. Rien n’est impossible à ses yeux.
En raison de l’extrême sensibilité des foules, leurs sentiments, bons ou mauvais, sont toujours exagérés. Cette exagération s’accroît encore aux époques de révolution. La moindre excitation porte alors les multitudes à de furieux agissements. Leur crédulité, si grande déjà à l’état normal, augmente également ; les histoires les plus invraisemblables sont acceptées. Arthur Young raconte que, visitant des sources près de Clermont au moment de la Révolution, son guide fut arrêté par le peuple persuadé qu’il venait sur l’ordre de la reine miner la ville pour la faire sauter. Les plus horribles contes circulaient alors sur la famille royale, considérée comme une réunion de goules et de vampires.
Ces divers caractères montrent que l’homme en foule descend beaucoup sur l’échelle de la civilisation. Devenu un barbare, il en manifeste les défauts et les qualités : violences momentanées, comme aussi enthousiasmes et héroïsmes. Dans le domaine intellectuel une foule est toujours inférieure à l’homme isolé. Dans le domaine moral et sentimental, elle peut lui être supérieure. Une foule accomplira aussi facilement un crime qu’un acte d’abnégation.
Les caractères personnels s’évanouissant dans les foules, leur action est considérable sur les individus dont elles sont formées. L’avare y devient prodigue, le sceptique croyant, l’honnête homme criminel, le lâche un héros. Les exemples de telles transformations abondent pendant notre Révolution.
Faisant partie d’un jury ou d’un parlement, l’homme collectif rend des verdicts ou vote des lois, auxquels à l’état isolé il n’eût certainement jamais songé.
Une des conséquences les plus marquées de l’influence d’une collectivité sur les individus qui la composent est l’unification de leurs sentiments et de leurs volontés. Cette unité psychologique confère aux foules une grande force.
La formation d’une telle unité mentale résulte surtout de ce que, dans une foule, sentiments, gestes et actions, sont extrêmement contagieux. Acclamations de haine, de fureur ou d’amour y sont immédiatement approuvées et répétées.
Comment naissent cette volonté et ces sentiments communs ? Ils se propagent par contagion, mais un point de départ est nécessaire pour créer cette contagion. Le meneur, dont nous allons bientôt examiner l’action dans les mouvements révolutionnaires, remplit ce rôle. Sans meneur, la foule est un être amorphe, incapable d’action.
La connaissance des lois guidant la psychologie des foules est indispensable pour interpréter les événements de notre Révolution, comprendre la conduite des assemblées révolutionnaires et les transformations singulières des hommes qui en firent partie. Poussés par les forces inconscientes de l’âme collective, ils disaient le plus souvent ce qu’ils ne voulaient pas dire et votaient ce qu’ils n’auraient pas voulu voter.
Si les lois de la psychologie collective ont été quelquefois devinées d’instinct par des hommes d’État supérieurs, il faut bien constater que la plupart des gouvernements les ont méconnues et les méconnaissent encore. C’est pour les avoir ignorées que plusieurs d’entre eux tombèrent si aisément. Quand on voit avec quelle facilité furent renversés par une petite émeute certains régimes, celui de Louis-Philippe notamment, les dangers de l’ignorance de la psychologie collective apparaissent clairement. Le maréchal commandant, en 1848, les troupes, plus que suffisantes pour défendre le roi, ignorait certainement que dès qu’on laisse la foule se mélanger à la troupe, cette dernière, paralysée par suggestion et contagion, cesse de remplir son rôle. Il ne savait pas davantage que la multitude étant très sensible au prestige il faut pour agir sur elle un grand déploiement de forces qui enraye aussitôt les démonstrations hostiles. Il ignorait également que les attroupements doivent être immédiatement dispersés. Toutes ces choses ont été enseignées par l’expérience, mais à cette époque on n’en avait pas compris les leçons. Au moment de la grande Révolution la psychologie des foules était plus insoupçonnée encore.
§ 2. — Comment la stabilité de l’âme de la race limite les oscillations de l’âme des foules.
Un peuple peut à la rigueur être assimilé à une foule. Il en possède certains caractères, mais les oscillations de ces caractères sont limitées par l’âme de sa race. Cette dernière conserve une fixité inconnue à l’âme transitoire d’une foule.
Quand un peuple possède une âme ancestrale stabilisée par un long passé, l’âme de la foule est toujours dominée par elle.
Un peuple diffère encore d’une foule en ce qu’il se compose d’une collection de groupes, ayant chacun des intérêts et des passions différents. Dans une foule proprement dite, un rassemblement populaire, par exemple, se trouvent au contraire des unités pouvant appartenir à des catégories sociales dissemblables.
Un peuple semble parfois aussi mobile qu’une foule, mais il ne faut pas oublier que derrière sa mobilité, derrière ses enthousiasmes, ses violences et ses destructions, persistent des instincts conservateurs très tenaces maintenus par l’âme de la race. L’histoire de la Révolution et du siècle qui l’a suivie montre combien l’esprit conservateur finit par dominer l’esprit de destruction. Plus d’un régime brisé par le peuple fut bientôt restauré par lui.
On n’agit pas aussi facilement sur l’âme d’un peuple, c’est-à-dire sur l’âme d’une race, que sur celle des foules. Les moyens d’action sont indirects et plus lents (journaux, conférences, discours, livres, etc.). Les éléments de persuasion se ramènent toujours d’ailleurs à ceux déjà décrits : affirmation, répétition, prestige et contagion.
La contagion mentale peut gagner instantanément tout un peuple, mais le plus souvent elle s’opère lentement, de groupe à groupe. Ainsi se propagea en France la Réforme.
Un peuple est beaucoup moins excitable qu’une foule. Cependant, certains événements : insulte nationale, menace d’invasion, etc., peuvent le soulever instantanément. Pareil phénomène fut constaté plusieurs fois pendant la Révolution, notamment à l’époque du manifeste insolent lancé par le duc de Brunswick. Ce dernier connaissait bien mal la psychologie de notre race quand il proféra ses menaces. Non seulement il nuisit considérablement à la cause de Louis XVI, mais encore à la sienne puisque son intervention fit surgir du sol une armée pour le combattre.
Cette brusque explosion des sentiments d’une race s’observe d’ailleurs chez tous les peuples. Napoléon ne comprit point leur puissance quand il envahit l’Espagne et la Russie. On peut désagréger facilement l’âme transitoire d’une foule, on est impuissant contre l’âme permanente d’une race. Certes le paysan russe était un être bien indifférent, bien grossier, bien borné, et cependant à la première annonce d’une invasion il fut transformé. On en jugera par ce fragment d’une lettre d’Élisabeth, femme de l’empereur Alexandre Ier.
« Du moment que Napoléon eut passé nos frontières, c’était comme une étincelle électrique qui s’étendit dans toute la Russie, et si l’immensité de son étendue avait permis que dans le même moment on en fût instruit dans tous les coins de l’empire, il se serait élevé un cri d’indignation si terrible qu’il aurait, je crois, retenti au bout de l’univers. A mesure que Napoléon avance, ce sentiment s’élève davantage. Des vieillards qui ont perdu tous leurs biens ou à peu près disent : « Nous trouverons moyen de vivre. Tout est préférable à une paix honteuse. » Des femmes qui ont tous les leurs à l’armée ne regardent les dangers qu’ils courent que comme secondaires et ne craignent que la paix. Cette paix qui serait l’arrêt de mort de la Russie ne peut pas se faire, heureusement. L’empereur n’en conçoit pas l’idée, et quand même il le voudrait, il ne le pourrait pas. Voilà le beau héroïque de notre position. »
L’impératrice cite à sa mère les deux traits suivants, qui donnent une idée du degré de résistance de l’âme des Russes :
« Les Français avaient attrapé quelques malheureux paysans à Moscou qu’ils comptaient faire servir dans leurs rangs, et pour qu’ils ne puissent pas échapper, ils les marquaient dans la main comme on marque les chevaux dans les haras. Un d’eux demanda ce que signifiait cette marque ; on lui dit que cela signifiait qu’il était soldat français. « Quoi ! je suis soldat de l’empereur des Français ! » dit-il. Et, sur-le-champ, il prend sa hache, coupe sa main et la jette aux pieds des assistants en disant : « Tenez, voilà votre marque ! »
« A Moscou également, les Français avaient pris vingt paysans dont ils voulaient faire un exemple pour effrayer les villages qui enlevaient les fourrageurs Français et faisaient la guerre aussi bien que des détachements de troupes régulières. Ils les rangent contre un mur et leur lisent leur sentence en russe. On s’attendait qu’ils demanderaient grâce ; au lieu de cela ils prennent congé l’un de l’autre et font leur signe de croix. On tire sur le premier ; on s’attendait à ce que les autres effrayés demanderaient grâce et promettraient de changer de conduite. On tire sur le second et le troisième, et ainsi de suite sur tous les vingt sans qu’un seul ait tenté d’implorer la clémence de l’ennemi. Napoléon n’a pas eu une seule fois le plaisir de profaner ce mot en Russie. »
Parmi les caractéristiques de l’âme populaire, il faut mentionner encore qu’elle fut, chez tous les peuples et à tous les âges, saturée de mysticisme. Le peuple sera toujours convaincu que des êtres supérieurs : divinités, gouvernements ou grands hommes, ont le pouvoir de changer les choses à leur gré. Ce côté mystique provoque chez lui un besoin intense d’adorer. Il lui faut un fétiche : personnage ou doctrine. C’est pourquoi, menacé par l’anarchie, il réclame un Messie sauveur.
Comme les foules, mais plus lentement, les peuples passent de l’adoration à la haine. Héros à telle époque, le même personnage peut finir sous les malédictions. Ces variations d’opinions populaires sur les personnages politiques s’observent dans tous les pays. L’histoire de Cromwell en fournit un très curieux exemple[5].
[5] Après avoir renversé une dynastie et refusé la couronne, il fut enterré comme un roi, parmi les rois. Deux ans après, son corps était arraché de la tombe, sa tête, coupée par le bourreau, accrochée au-dessus de la porte du Parlement. Il y a peu de temps on lui élevait une statue. L’ancien anarchiste devenu autocrate figure maintenant dans le panthéon des demi-dieux.
§ 3. — Le rôle des meneurs dans les mouvements révolutionnaires.
Toutes les variétés de foules : homogènes ou hétérogènes, assemblées, peuples, clubs, etc., sont, nous l’avons souvent répété, des agrégats incapables d’unité et d’action, tant qu’ils n’ont pas trouvé un maître pour les diriger.
J’ai montré ailleurs, en utilisant certaines expériences physiologiques, que l’âme collective inconsciente de la foule semble liée à l’âme du meneur. Ce dernier lui donne une volonté unique et lui impose une obéissance absolue.
Le meneur agit surtout sur la foule par suggestion. De la façon dont est provoquée cette dernière, dépend son succès. Beaucoup d’expériences montrent à quel point il est aisé de suggestionner une collectivité[6].
[6] Parmi les expériences nombreuses faites pour le prouver, une des plus remarquables fut réalisée sur les élèves de son cours par le professeur Glosson et publiée par la Revue Scientifique du 28 octobre 1899 :
« J’avais, dit-il, préparé une bouteille, remplie d’eau distillée, soigneusement enveloppée de coton et enfermée dans une boîte. Après quelques autres expériences, je déclarai que je désirais me rendre compte avec quelle rapidité une odeur se diffusait dans l’air, et je demandai aux assistants de lever la main aussitôt qu’ils sentiraient l’odeur. Je déballai la bouteille et je versai l’eau sur le coton en éloignant la tête pendant l’opération, puis je pris une montre à secondes, et attendis le résultat. J’expliquai que j’étais absolument sûr que personne dans l’auditoire n’avait jamais senti l’odeur du composé chimique que je venais de verser… Au bout de quinze secondes, la plupart de ceux qui étaient en avant avaient levé la main, et, en quarante secondes, l’odeur se répandit jusqu’au fond de la salle par ondes parallèles assez régulières. Les trois quarts environ de l’assistance déclarèrent percevoir l’odeur. Un plus grand nombre d’auditeurs auraient sans doute succombé à la suggestion, si, au bout d’une minute, je n’avais été obligé d’arrêter l’expérience, quelques-uns des assistants des premiers rangs se trouvant déplaisamment affectés par l’odeur et voulant quitter la salle… »
Suivant les suggestions de ses meneurs, la multitude sera calme, furieuse, criminelle ou héroïque. Ces diverses suggestions pourront sembler présenter parfois un aspect rationnel, mais n’auront de la raison que les apparences. Une foule étant en réalité inaccessible à toute raison, les seules idées capables de l’influencer seront toujours des sentiments évoqués sous forme d’images.
L’histoire de la Révolution montre à chaque page avec quelle facilité les multitudes suivent les impulsions les plus contradictoires de leurs différents meneurs. On les vit applaudir aussi bien au triomphe des Girondins, Hébertistes, Dantonistes et terroristes, qu’à leurs chutes successives. On peut assurer du reste que les foules ne comprirent jamais rien à tous ces événements.
A distance, ou ne perçoit que confusément le rôle des meneurs, car généralement ils agissent dans l’ombre. Pour le saisir nettement, il faut l’étudier dans les événements contemporains. On constate alors combien aisément les meneurs provoquent des mouvements populaires violents. Nous ne songeons pas ici aux grèves des postiers et des cheminots, pour lesquelles on pourrait faire intervenir le mécontentement des employés, mais à des événements dont la foule était complètement désintéressée. Tel par exemple le soulèvement populaire provoqué par quelques meneurs socialistes dans la population parisienne, au lendemain de l’exécution de l’anarchiste Ferrer en Espagne. Jamais la foule française n’avait entendu parler de lui. En Espagne, son exécution passa presque inaperçue. A Paris, l’excitation de quelques meneurs suffit pour lancer une véritable armée populaire contre l’ambassade d’Espagne, dans le but de la brûler. Une partie de la garnison dut être employée à sa protection. Repoussés avec énergie, les assaillants se bornèrent à dévaster des magasins et à construire quelques barricades.
Les meneurs donnèrent dans la même circonstance une nouvelle preuve de leur influence. Finissant par comprendre qu’incendier une ambassade étrangère pouvait être fort dangereux, ils ordonnèrent pour le lendemain une manifestation pacifique, et furent aussi fidèlement obéis qu’après avoir ordonné une émeute violente. Aucun exemple ne montre mieux le rôle des meneurs et la soumission des foules.
Les historiens qui, de Michelet à M. Aulard, ont représenté les foules révolutionnaires comme ayant agi seules et sans chefs, n’ont pas soupçonné leur psychologie.