La Révolution Française et la psychologie des révolutions
CHAPITRE V
LES VIOLENCES RÉVOLUTIONNAIRES
§ 1. — Raisons psychologiques des violences révolutionnaires.
Nous avons montré au cours des chapitres précédents que les théories révolutionnaires constituaient une foi nouvelle.
Humanitaires et sentimentales, elles exaltaient la liberté et la fraternité. Mais, comme dans beaucoup de religions, on observa une contradiction complète entre les doctrines et les actes. En pratique, aucune liberté ne fut tolérée et la fraternité se vit remplacée par de furieux massacres.
Cette opposition entre les principes et la conduite résulte de l’intolérance qui accompagne toutes les croyances. Une religion peut être imprégnée d’humanitarisme et de mansuétude, mais ses sectateurs voulant toujours l’imposer par la force, elle aboutit nécessairement à des violences.
Les cruautés de la Révolution constituent donc des conséquences inhérentes à la propagation des dogmes. L’Inquisition, les guerres de religion, la Saint-Barthélemy, la révocation de l’Édit de Nantes, les Dragonnades, les persécutions des Jansénistes, etc., sont de la même famille que la Terreur et dérivées des mêmes sources psychologiques.
Louis XIV n’était certes pas un roi cruel et cependant, sous l’impulsion de sa foi, il chassa de la France plusieurs centaines de milliers de protestants après en avoir fait fusiller et envoyer aux galères un nombre considérable.
Les méthodes de persuasion adoptées par tous les croyants ne résultent nullement de la crainte que pourraient inspirer les dissidents. Protestants et jansénistes étaient bien peu dangereux sous Louis XIV. L’intolérance provient surtout de la violente indignation éprouvée par un esprit, certain de détenir des vérités éclatantes, contre des hommes qui les nient et sont sûrement de mauvaise foi. Comment supporter l’erreur quand on possède la force nécessaire pour l’extirper ?
Ainsi ont raisonné les croyants de tous les âges. Ainsi raisonnaient Louis XIV et les hommes de la Terreur. Ces derniers, eux aussi, étaient des convaincus possesseurs de vérités qu’ils croyaient évidentes, et dont le triomphe devait régénérer l’humanité. Pouvaient-ils se montrer plus tolérants pour leurs adversaires que ne l’avaient été l’Église et les rois envers les hérétiques ?
Il faut bien croire que la terreur est une méthode considérée comme nécessaire par tous les croyants puisque, depuis l’origine des âges, les codes religieux se sont invariablement basés sur elle. Pour faire observer leurs prescriptions, ils cherchent à terrifier par la menace d’un enfer éternel plein de tortures.
Les apôtres de la croyance jacobine se conduisirent donc comme leurs pères et employèrent les mêmes méthodes. Des événements semblables venant à se répéter encore, nous verrions se reproduire des actes identiques. Si une croyance nouvelle, le socialisme par exemple, ou toute autre, triomphait demain, elle serait condamnée à employer des procédés de propagande semblables à ceux de l’inquisition et de la Terreur.
Mais la Terreur jacobine, considérée seulement comme résultante d’un mouvement religieux, serait incomplètement connue. Autour d’une croyance religieuse qui triomphe viennent s’annexer, ainsi que nous l’avons vu pour la Réforme, une foule d’intérêts individuels indépendants de cette croyance. La Terreur fut dirigée par quelques apôtres fanatiques, mais à côté d’un petit nombre de prosélytes ardents dont l’étroite cervelle rêvait de régénérer l’univers, se trouvaient beaucoup d’hommes qui y virent seulement le moyen de s’enrichir. Ils se rallièrent très facilement ensuite au premier général victorieux promettant de les laisser jouir du produit de leurs pillages.
« Les terroristes de la Révolution, écrit Albert Sorel, y recourent parce qu’ils entendront demeurer au pouvoir et qu’ils seront incapables de s’y maintenir autrement. Ils l’emploieront à leur propre salut et la motiveront, après coup, sur le salut de l’État. Avant d’être un système de gouvernement, elle en sera un moyen, et le système ne sera inventé que pour justifier le moyen. »
On peut donc pleinement souscrire au jugement suivant sur la Terreur porté par Émile Ollivier dans le livre consacré par lui à la Révolution.
« La Terreur a été surtout une Jacquerie, un pillage régularisé, la plus vaste entreprise de vol qu’aucune association de malfaiteurs ait jamais organisée. »
§ 2. — Les tribunaux révolutionnaires.
Les tribunaux révolutionnaires constituèrent le principal moyen d’action de la Terreur. En dehors de celui de Paris, créé à l’instigation de Danton et qui, un an après, envoyait son fondateur à la guillotine, la France en fut couverte.
« 178 tribunaux, écrit Taine, dont 40 sont ambulants, prononcent, dans toutes les parties du territoire, des condamnations à mort, qui sont exécutées sur place et à l’instant. Du 16 avril 1793 au 9 thermidor au II, celui de Paris fait guillotiner 2.625 personnes, et les juges de province travaillent aussi bien que les juges de Paris. Dans la seule petite ville d’Orange, ils font guillotiner 331 personnes. Dans la seule ville d’Arras, ils font guillotiner 299 hommes et 93 femmes… Dans la seule ville de Lyon, la commission révolutionnaire avoue 1.684 exécutions… On évalue le nombre de ces meurtres à 17.000, parmi lesquels 1.200 femmes dont plusieurs octogénaires. »
Si le tribunal révolutionnaire de Paris fit seulement 2.625 victimes, il ne faut pas oublier que tous les suspects avaient déjà été massacrés sommairement pendant les journées de septembre.
Le tribunal révolutionnaire de Paris, simple instrument du Comité de Salut public, se bornait en réalité, comme le fit justement remarquer Fouquier-Tinville dans son procès, à exécuter des ordres. Il s’entourait à son début de quelques formes légales qui ne subsistèrent pas longtemps. Interrogatoire, défense, témoins, tout finit par être supprimé. La preuve morale, c’est-à-dire la simple suspicion, suffisait pour condamner. Le président se contentait généralement de poser une vague question à l’accusé. Pour obtenir plus de rapidité encore, Fouquier-Tinville avait proposé de faire installer la guillotine dans l’enceinte même du tribunal.
Ce tribunal envoyait indistinctement à l’échafaud tous les accusés arrêtés par la haine des partis et constitua bientôt, entre les mains de Robespierre, l’instrument de la plus sanglante tyrannie. Lorsque Danton, un de ses fondateurs, devint sa victime, il demanda justement pardon à Dieu et aux hommes, avant de monter sur l’échafaud, d’avoir contribué à une telle création.
Rien ne trouvait grâce devant lui, ni le génie de Lavoisier, ni la douceur de Lucile Desmoulins, ni le mérite de Malesherbes. « Tant de talents, écrivait Benjamin Constant, massacrés par les plus lâches et les plus bêtes des hommes ! »
Pour trouver quelques excuses au Tribunal révolutionnaire, il faut revenir à notre conception de la mentalité religieuse des Jacobins qui le fondèrent et le dirigèrent. Ce fut une œuvre comparable dans son esprit et dans son but à celle de l’Inquisition. Les hommes lui fournissant ses victimes, Robespierre, Saint-Just et Couthon croyaient être les bienfaiteurs du genre humain en supprimant tous les infidèles, ennemis de la foi qui allait régénérer le monde.
Les exécutions pendant la Terreur ne portèrent pas uniquement sur des membres de l’aristocratie et du clergé, puisque 4.000 paysans et 3.000 ouvriers furent guillotinés.
Étant donnée l’émotion produite de nos jours par une exécution capitale, on pourrait croire que celles de beaucoup de personnes à la fois devaient émouvoir considérablement. Or l’habitude avait tellement émoussé la sensibilité qu’on n’y faisait plus grande attention. Les mères menaient leurs enfants voir les guillotinades comme elles les conduisent aujourd’hui à un théâtre de marionnettes.
Le spectacle quotidien des exécutions avait également donné aux hommes de cette époque une grande indifférence pour la mort. Tous montèrent à l’échafaud avec beaucoup de calme, les Girondins gravirent ses degrés en chantant la Marseillaise.
Cette résignation résultait de la loi de l’habitude qui amortit très vite les émotions. A en juger par les mouvements royalistes se reproduisant chaque jour, la perspective de la guillotine n’effrayait plus. Les choses se passaient comme si la Terreur n’avait terrorisé personne. Elle n’est d’ailleurs un procédé psychologique efficace qu’à la condition de ne pas durer. La vraie terreur réside beaucoup plus dans les menaces que dans leur réalisation.
§ 3. — La Terreur en province.
Les exécutions des tribunaux révolutionnaires en province ne représentent qu’une partie des massacres opérés pendant la Terreur. L’armée révolutionnaire, composée de vagabonds et de brigands, parcourait la France en pillant et massacrant. Sa façon de procéder est bien indiquée dans le passage suivant emprunté à Taine :
« A Bédouin, ville de 2.000 âmes, où des inconnus ont abattu l’arbre de la Liberté, 433 maisons démolies ou incendiées, 16 guillotinés, 47 fusillés, tous les autres habitants expulsés, réduits à vivre en vagabonds dans la montagne et à s’abriter dans des cavernes qu’ils creusent en terre. »
Le sort des malheureux envoyés devant les tribunaux révolutionnaires n’était pas meilleur. Les simulacres de jugement avaient été bientôt supprimés. A Nantes, Carrier fit noyer, fusiller, mitrailler au gré de sa fantaisie près de 5.000 personnes, hommes, femmes et enfants.
Les détails de ces massacres figurèrent au Moniteur après la réaction de Thermidor. J’en relève ici quelques-uns :
« J’ai vu, dit Thomas, après la prise de Noirmoutier, brûler vifs des hommes, des femmes, des vieillards…, violer des femmes, des filles de quatorze à quinze ans, les massacrer ensuite et jeter de baïonnettes en baïonnettes de tendres enfants qui étaient à côté de leurs mères étendus sur le carreau. » (Moniteur du 21 décembre 1794.)
Dans le même numéro on lit une déposition d’un sieur Julien racontant comment Carrier obligeait ses victimes à creuser leur fosse et les faisait enterrer vives. Le numéro du 15 octobre 1794 contient un rapport de Merlin de Thionville prouvant que le capitaine du bâtiment le Destin avait reçu l’ordre d’embarquer pour les noyer quarante et une victimes : « parmi lesquelles un aveugle âgé de soixante-dix-huit ans, douze femmes, douze filles, quinze enfants, dont dix de six à dix ans et cinq à la mamelle. »
Au cours du procès de Carrier (Moniteur du 30 décembre 1794), il fut établi qu’il « avait donné l’ordre de noyer et fusiller les femmes et les enfants et prescrit au général Haxo de faire exterminer tous les habitants de la Vendée et d’incendier leurs habitations ».
Carrier éprouvait, comme tous les massacreurs, une joie intense à voir souffrir ses victimes. « Dans le département où j’ai donné la chasse aux prêtres, disait-il, jamais je n’ai tant ri, éprouvé plus de plaisir qu’en leur voyant faire leurs grimaces en mourant. » (Moniteur du 22 décembre 1794.)
On fit le procès de Carrier pour donner satisfaction à la réaction de Thermidor. Mais les massacres de Nantes s’étaient répétés dans bien d’autres villes. Fouché avait fait périr deux mille personnes à Lyon, et tant d’habitants furent tués à Toulon que la population était tombée de vingt-neuf mille à sept mille en quelques mois.
Il faut bien dire à la décharge de Carrier, Fréron, Fouché, et de tous ces sinistres personnages, qu’ils étaient incessamment stimulés par le Comité de Salut public. Carrier en donna la preuve dans son procès.
« Je conviens, dit-il (Moniteur du 24 décembre 1794), qu’on a fusillé 150 ou 200 prisonniers par jour, mais c’était par ordre de la commission. J’ai informé la Convention qu’on fusillait des brigands par centaines, elle a applaudi à cette lettre, elle en a ordonné l’insertion au Bulletin. Que faisaient alors ces députés qui maintenant s’acharnent contre moi ? Ils applaudissaient. Pourquoi me continuait-on alors ma mission ? J’étais alors le sauveur de la patrie et maintenant je suis un homme sanguinaire. »
Malheureusement pour lui, Carrier ignorait, comme il le fit remarquer dans le même discours, que sept à huit personnes seulement menaient la Convention. Rien n’était plus exact, mais comme l’Assemblée terrorisée approuvait tout ce qu’ordonnaient ces sept ou huit personnes, on ne pouvait rien répondre à l’argumentation de Carrier. Il méritait assurément d’être guillotiné, mais toute la Convention le méritait avec lui puisqu’elle avait approuvé les massacres.
La défense de Carrier, justifiée par les lettres du Comité où les représentants en mission étaient sans cesse stimulés, montre que les violences de la Terreur résultèrent bien d’un système combiné et nullement, comme on l’a prétendu quelquefois, d’initiatives individuelles.
Le besoin de destruction ne s’assouvit pas seulement sur les personnes pendant la Terreur, mais encore sur les choses. Le vrai croyant est toujours iconoclaste. Arrivé au pouvoir, il détruit avec un même zèle les ennemis de sa foi et les images, temples et symboles rappelant la croyance combattue.
On sait que le premier acte de l’empereur Théodose, converti à la religion chrétienne, fut de faire abattre la plupart des temples érigés depuis six mille ans sur les bords du Nil. Ne nous étonnons donc pas de voir les chefs de la Révolution s’en prendre aux monuments et œuvres d’art qui constituaient pour eux les vestiges d’un passé abhorré.
Les statues, manuscrits, vitraux et objets d’orfèvrerie furent brisés avec acharnement. Lorsque Fouché, futur duc d’Otrante sous Napoléon, et ministre sous Louis XVIII, fut envoyé comme commissaire de la Convention dans la Nièvre, il ordonna la démolition des tours des châteaux et des clochers des églises, parce qu’ils « blessaient l’égalité ».
Le vandalisme révolutionnaire s’exerça même sur les tombeaux. A la suite d’un rapport de Barrère à la Convention, les magnifiques tombes royales de Saint-Denis, parmi lesquelles figurait l’admirable mausolée de Henri II, par Germain Pilon, furent broyées, les cercueils vidés, le corps de Turenne envoyé au Muséum comme curiosité, après qu’un gardien en eut extrait toutes les dents pour les vendre. La moustache et la barbe d’Henri IV furent arrachées.
On ne peut évidemment voir sans tristesse des hommes éclairés, consentir à la destruction du patrimoine artistique de la France. Pour les excuser, il faut se souvenir que les fortes croyances sont génératrices des pires excès, et aussi que la Convention, presque journellement envahie par des émeutes, s’inclinait toujours devant les volontés populaires.
Le sombre récit de toutes ces dévastations ne montre pas seulement la puissance du fanatisme, mais aussi ce que deviennent les hommes libérés des liens sociaux et le pays qui tombe entre leurs mains.