La Révolution Française et la psychologie des révolutions
LIVRE II
LES FORMES DE MENTALITÉ PRÉDOMINANTES
PENDANT LES RÉVOLUTIONS
CHAPITRE I
LES VARIATIONS INDIVIDUELLES DU CARACTÈRE
PENDANT LES RÉVOLUTIONS
§ 1. — Les transformations de la personnalité.
J’ai longuement insisté, ailleurs, sur une théorie des caractères sans laquelle il est vraiment impossible de comprendre les transformations de la conduite à certains moments, notamment aux époques de révolutions. En voici les points principaux.
Chaque individu possède, en dehors de sa mentalité habituelle, à peu près constante quand le milieu ne change pas, des possibilités variées de caractère que les événements font surgir.
Les êtres qui nous entourent sont les êtres de certaines circonstances, mais non de toutes les circonstances. Notre moi est constitué par l’association d’innombrables moi cellulaires, résidus de personnalités ancestrales. Ils forment par leur combinaison des équilibres assez fixes quand le milieu social ne varie pas. Dès que ce milieu est considérablement modifié, comme dans les périodes de troubles, ces équilibres sont rompus et les éléments dissociés constituent, en s’agrégeant, une personnalité nouvelle qui se manifeste par des idées, des sentiments, une conduite très différents de ceux observés auparavant chez le même individu. C’est ainsi que pendant la Terreur, on vit d’honnêtes bourgeois, de pacifiques magistrats, réputés par leur douceur, devenir des fanatiques sanguinaires.
Sous l’influence du milieu, une ancienne personnalité peut donc faire place à une autre entièrement nouvelle. Les acteurs des grandes crises religieuses et politiques semblent parfois pour cette raison d’une essence différente de la nôtre. Ils ne différaient pas de nous cependant. La répétition des mêmes événements ferait renaître les mêmes hommes.
Napoléon avait parfaitement compris ces possibilités de caractère quand il disait à Sainte-Hélène :
« C’est parce que je sais toute la part que le hasard a sur nos déterminations politiques, que j’ai toujours été sans préjugés et fort indulgent sur le parti que l’on avait suivi dans nos convulsions… En révolution, on ne peut affirmer que ce qu’on a fait : il ne serait pas sage d’affirmer qu’on n’aurait pas pu faire autre chose… Les hommes sont difficiles à saisir, quand on veut être juste. Se connaissent-ils, s’expliquent-ils bien eux-mêmes ? Il est des vices et des vertus de circonstance. »
Lorsque la personnalité normale a été désagrégée sous l’influence de certains événements, comment se forme une personnalité nouvelle ? Par plusieurs moyens dont le plus actif sera l’acquisition d’une forte croyance. Elle oriente tous les éléments de l’entendement comme l’aimant agrège en courbes régulières les poussières d’un métal magnétique.
Ainsi se forment les personnalités observées aux périodes de grandes crises les Croisades, la Réforme, la Révolution notamment.
En temps normal, le milieu variant peu, on ne constate guère qu’une seule personnalité chez les individus qui nous entourent. Il arrive quelquefois cependant qu’ils en ont plusieurs, pouvant se substituer l’une à l’autre, dans certaines circonstances.
Ces personnalités peuvent être contradictoires et même ennemies. Ce phénomène, exceptionnel à l’état normal, s’accentue considérablement dans certains états pathologiques. La psychologie morbide a observé plusieurs exemples de ces personnalités chez un seul sujet, tels les cas cités par Morton Prince et Pierre Janet.
Dans toutes ces variations de personnalités, ce n’est pas l’intelligence qui se modifie, mais les sentiments, dont l’association forme le caractère.
§ 2. — Éléments du caractère prédominant aux époques de révolutions.
Pendant les révolutions, on voit se développer divers sentiments, réprimés habituellement, mais auxquels la destruction des freins sociaux donne libre cours.
Ces freins, constitués par les codes, la morale, la tradition, ne sont pas toujours complètement brisés. Quelques-uns survivent aux bouleversements et servent un peu à enrayer l’explosion des sentiments dangereux.
Le plus puissant de ces freins est l’âme de la race. Déterminant une façon de voir, de sentir et de vouloir commune à la plupart des individus d’un même peuple, elle constitue une coutume héréditaire, et rien n’est plus fort que le lien de la coutume.
Cette influence de la race limite les variations d’un peuple et canalise sa destinée malgré tous les changements superficiels.
A ne considérer par exemple que les récits de l’histoire, il semblerait que la mentalité française a prodigieusement varié pendant un siècle. En peu d’années, elle passe de la Révolution au Césarisme, retourne à la monarchie, fait encore une révolution, puis appelle un nouveau César. En réalité, les façades seules des choses avaient changé.
Ne pouvant insister davantage sur les limites de la variabilité d’un peuple, nous allons étudier maintenant l’influence de certains éléments affectifs dont le développement pendant les révolutions contribue à modifier les personnalités individuelles ou collectives. Je mentionnerai surtout la haine, la peur, l’ambition, la jalousie, la vanité et l’enthousiasme. On observe leur influence dans les divers bouleversements de l’histoire, notamment au cours de notre grande Révolution. C’est elle surtout qui fournira nos exemples.
La haine. — La haine dont furent animés, contre les personnes, les institutions et les choses, les hommes de la Révolution française est une des manifestations affectives qui frappent le plus quand on étudie leur psychologie. Ils ne détestaient pas seulement leurs ennemis, mais les membres de leur propre parti. « Si l’on acceptait sans réserve, disait récemment un écrivain, les jugements qu’ils ont portés les uns des autres, il n’y aurait eu parmi eux que traîtres, incapables, hâbleurs, vendus, assassins ou tyrans. » On sait de quelle haine, à peine apaisée par la mort de leurs adversaires, se poursuivirent Girondins, Dantonistes, Hébertistes, Robespierristes, etc.
Une des principales causes de ce sentiment tient à ce que ces furieux sectaires, étant des apôtres possesseurs de la vérité pure, ne pouvaient, comme tous les croyants, tolérer la vue des infidèles. Une certitude mystique ou sentimentale s’accompagnant toujours du besoin de s’imposer, jamais convaincu ne recule devant les hécatombes, quand il en a le pouvoir.
Si les haines séparant les hommes de la Révolution avaient été d’origine rationnelle, elles auraient peu duré, mais relevant de facteurs mystiques et affectifs, elles ne pouvaient pardonner. Leurs sources étant les mêmes, dans les divers partis, elles se manifestèrent chez tous avec une identique violence. On a prouvé, par des documents précis, que les Girondins ne furent pas moins sanguinaires que les Montagnards. Ils déclarèrent les premiers, avec Pétion, que les partis vaincus devaient périr. Ils tentèrent eux aussi, d’après M. Aulard, de justifier les massacres de Septembre. La Terreur ne doit pas être considérée comme un simple moyen de défense, mais comme le procédé général de destruction dont firent toujours usage les croyants triomphants à l’égard d’ennemis détestés. Les hommes supportant le mieux des divergences d’idées ne peuvent tolérer des différences de croyance.
Dans les luttes politiques ou religieuses, le vaincu ne peut espérer de quartier. Depuis Sylla faisant couper la gorge à deux cents sénateurs et à cinq ou six mille Romains, jusqu’aux vainqueurs de la Commune qui fusillèrent ou mitraillèrent plus de vingt mille vaincus après leur victoire, cette loi sanguinaire n’a jamais fléchi. Constatée dans le passé elle le sera sans doute aussi dans l’avenir.
Les haines de la Révolution n’eurent pas du reste pour unique origine des divergences de croyances. D’autres sentiments : jalousie, ambition, amour-propre les engendrèrent également. Ils contribuèrent à exagérer la haine entre les hommes des divers partis. Les rivalités d’individus aspirant à la domination conduisirent successivement à l’échafaud les chefs des divers groupes.
Il faut bien constater, aussi, que le besoin de division et les haines qui en résultent semblent être des éléments constitutifs de l’âme latine. Elles coûtèrent l’indépendance à nos ancêtres gaulois, et avaient déjà frappé César :
« Pas de cité, disait-il, qui ne soit divisée en deux factions ; pas de canton, de village, de maison où ne soufflât l’esprit de parti. Il était bien rare qu’une année s’écoulât sans que la cité fût en armes pour attaquer ou repousser ses voisins. »
L’homme, n’ayant pénétré que depuis peu de temps dans le cycle de la connaissance et étant toujours guidé par des sentiments et des croyances, on conçoit le rôle immense que la haine a joué dans son histoire.
Le commandant Colin, professeur à l’École de guerre, fait remarquer, dans les termes suivants, l’importance de ce sentiment pendant certaines guerres :
« A la guerre plus que partout ailleurs, il n’y a pas de meilleure inspiratrice que la haine ; c’est elle qui fait triompher Blücher de Napoléon. Analysez les plus belles manœuvres, les opérations les plus décisives et, si elles ne sont pas l’œuvre d’un homme exceptionnel, de Frédéric ou de Napoléon, vous les trouverez inspirées par la passion, plus que par le calcul. Qu’eût été la guerre de 1870 sans la haine que nous portaient les Allemands ?
L’auteur aurait pu ajouter que la haine intense des Japonais contre les Russes, qui les avaient tant humiliés, peut être rangée parmi les causes de leurs succès. Les soldats russes, ignorant jusqu’à l’existence des Japonais, n’avaient aucune animosité contre eux, et ce fut une des raisons de leur faiblesse.
Sans doute, il fut beaucoup parlé de fraternité au moment de la Révolution, on en parle plus encore aujourd’hui. Pacifisme, humanitarisme, solidarisme sont devenus les mots d’ordre des partis avancés, mais on sait combien profondes sont les haines se dissimulant derrière ces termes et de quelles menaces la société actuelle est l’objet.
La peur. — La peur joue un rôle presque aussi considérable que la haine dans les révolutions. Pendant la nôtre, on a pu constater de grands courages individuels et quantité de peurs collectives.
En face de l’échafaud, les conventionnels furent toujours très braves ; mais, devant les menaces des émeutiers envahissant l’assemblée, ils firent constamment preuve d’une pusillanimité excessive, obéissant aux plus absurdes injonctions, comme nous le verrons en résumant l’histoire des assemblées révolutionnaires.
Toutes les formes de la peur s’observèrent à cette époque. Une des plus répandues fut la crainte de paraître modéré. Membres des assemblées, accusateurs publics, représentants en mission, juges des tribunaux révolutionnaires, etc., tous surenchérissaient sur leurs rivaux pour avoir l’air plus avancés. La peur fut un des éléments principaux des crimes commis à cette époque. Si, par miracle, elle avait pu être éliminée des assemblées révolutionnaires, leur conduite aurait été tout autre et la Révolution, par conséquent, très différemment orientée.
L’ambition, la jalousie, la vanité, etc. — En temps normal l’influence de ces divers éléments affectifs est fortement contenue par les nécessités sociales. L’ambition par exemple se trouve forcément limitée dans une société hiérarchisée. Si le soldat devient quelquefois général, ce ne sera qu’après une longue attente. En temps de révolution, au contraire, il n’est plus besoin d’attendre. Chacun pouvant arriver presque instantanément aux premiers rangs, toutes les ambitions se trouvent violemment surexcitées. Le plus humble se croit apte aux plus hauts emplois, et, par ce fait même, sa vanité s’exagère démesurément.
Toutes les passions se tenant un peu, en même temps que l’ambition et la vanité, on voit se développer également la jalousie contre ceux qui ont réussi plus vite que les autres.
Ce rôle de la jalousie, toujours important durant les périodes révolutionnaires, le fut surtout pendant notre grande Révolution. La jalousie contre la noblesse constitua un de ses importants facteurs. La bourgeoisie s’était élevée en capacités et en richesses, au point de dépasser la noblesse. Bien que s’y mélangeant de plus en plus, elle se sentait, néanmoins, tenue à distance et en éprouvait un vif ressentiment. Cet état d’esprit avait inconsciemment rendu les bourgeois très partisans des doctrines philosophiques prêchant l’égalité.
L’amour-propre blessé et la jalousie furent alors les causes de haines que nous ne comprenons guère aujourd’hui, où l’influence sociale de la noblesse est si nulle. Plusieurs conventionnels, Carrier, Marat, etc., se souvenaient avec irritation d’avoir occupé des positions subalternes chez de grands seigneurs. Mme Roland n’avait jamais pu oublier que, invitée avec sa mère chez une grande dame, sous l’ancien régime, on les envoya dîner à l’office.
Le philosophe Rivarol a très bien marqué dans le passage suivant, déjà cité par Taine, l’influence de l’amour-propre blessé et de la jalousie sur les haines révolutionnaires :
« Ce ne sont, écrit-il, ni les impôts, ni les lettres de cachet, ni tous les autres abus de l’autorité, ce ne sont point les vexations des intendants et les longueurs ruineuses de la justice qui ont le plus irrité la nation, c’est le préjugé de la noblesse pour lequel elle a manifesté le plus de haine. Ce qui le prouve évidemment, c’est que ce sont les bourgeois, les gens de lettres, les gens de finance, enfin tous ceux qui jalousaient la noblesse, qui ont soulevé contre elle le petit peuple des villes et les paysans dans les campagnes. »
Ces considérations fort exactes justifient en partie le mot de Napoléon : « La vanité a fait la Révolution, la liberté n’en a été que le prétexte. »
L’enthousiasme. — L’enthousiasme des fondateurs de la Révolution égala celui des propagateurs de la foi de Mahomet. C’était bien, d’ailleurs, une religion que les bourgeois de la première Assemblée croyaient fonder. Ils s’imaginaient avoir détruit un vieux monde et bâti sur ses débris une civilisation différente. Jamais illusion plus séduisante n’enflamma le cœur des hommes. L’égalité et la fraternité, proclamées par les nouveaux dogmes, devaient faire régner, chez tous les peuples, un bonheur éternel. On avait rompu pour toujours avec un passé de barbarie et de ténèbres. Le monde régénéré serait à l’avenir illuminé par les radieuses clartés de la raison pure. Les plus brillantes formules oratoires saluèrent partout l’aurore entrevue.
Si cet enthousiasme fut bientôt remplacé par les violences, c’est que le réveil avait été rapide et terrible. Ou conçoit aisément la fureur indignée avec laquelle les apôtres de la Révolution se dressèrent contre les obstacles journaliers opposés à la réalisation de leurs rêves. Ils avaient voulu rejeter le passé, oublier les traditions, refaire des hommes nouveaux. Or, le passé reparaissait sans cesse et les hommes refusaient de se transformer. Les réformateurs, arrêtés dans leur marche, ne voulurent pas céder. Ils tentèrent de s’imposer par la force d’une dictature qui fit vite regretter le régime renversé et le ramena finalement.
Il est à remarquer que si l’enthousiasme des premiers jours ne dura pas dans les assemblées révolutionnaires, il se perpétua beaucoup plus longtemps dans les armées, et fit leur principale force. A vrai dire, les armées de la Révolution furent républicaines bien avant que la France le devînt, et restèrent républicaines longtemps après qu’elle ne l’était plus.
Les variations de caractère examinées dans ce chapitre, étant conditionnées par certaines aspirations communes et des changements de milieu identiques, finissent par se concrétiser en un petit nombre de mentalités assez homogènes. N’envisageant que les plus caractéristiques, nous les ramènerons à quatre types : mentalité jacobine, mentalité mystique, mentalité révolutionnaire, mentalité criminelle.