La Révolution Française et la psychologie des révolutions
CHAPITRE III
PSYCHOLOGIE DE LA CONVENTION
§ 1. — La légende de la Convention.
L’histoire de la Convention n’est pas seulement fertile en documents psychologiques. Elle montre aussi l’impossibilité où se trouvent les témoins d’une époque et même leurs premiers successeurs, de porter des jugements exacts sur les événements auxquels ils ont assisté et sur les hommes qui les entourèrent.
Plus d’un siècle s’est écoulé depuis la Révolution et on commence à peine à formuler des jugements un peu précis, quoique souvent incertains encore, sur cette période.
On n’y parvient pas seulement grâce aux documents nouveaux extraits des archives mais aussi parce que les légendes enveloppant d’un nuage prestigieux la sanglante épopée, s’évanouissent progressivement devant le recul du temps.
La plus tenace peut-être fut celle qui auréola jadis les personnages auxquels nos pères avaient attaché cette épithète glorieuse : « Les géants de la Convention. »
Les luttes de la Convention contre la France soulevée et l’Europe en armes produisirent une telle impression que les héros de cette lutte formidable semblaient appartenir à une race de Titans supérieure à la nôtre.
L’épithète de géants sembla justifiée tant que les événements de cette période furent confondus en un seul bloc. Envisageant comme enchaînées des circonstances simplement simultanées, on confondait l’œuvre des armées républicaines avec celle de la Convention. La gloire des premières rejaillit sur la seconde et servit d’excuse aux hécatombes de la Terreur, aux férocités de la guerre civile, à la dévastation de la France.
Sous le regard pénétrant de la critique moderne, le bloc hétérogène s’est lentement dissocié. Les armées de la République ont conservé le même prestige, mais il fallut bien reconnaître que les hommes de la Convention, absorbés uniquement par des luttes intestines, restèrent fort étrangers à leurs succès. Deux ou trois membres au plus d’un des Comités de l’Assemblée s’occupèrent des armées et si elles vainquirent, ce fut, en plus de leur nombre et du talent de jeunes généraux, grâce à l’enthousiasme dont une foi nouvelle les avait animées.
Dans un prochain chapitre, consacré aux armées révolutionnaires, nous montrerons comment elles purent triompher de l’Europe en armes. Elles partirent imprégnées des idées de liberté, d’égalité formant alors un évangile nouveau, et arrivées aux frontières qui devaient les retenir si longtemps, elles conservèrent une mentalité spéciale, fort différente de celle du gouvernement, qu’elles ignorèrent d’abord et méprisèrent ensuite.
Très étranger à leurs victoires, les Conventionnels se contentaient de légiférer au hasard suivant les injonctions des meneurs qui les dirigeaient et prétendaient régénérer la France au moyen de la guillotine.
C’est grâce à ces vaillantes armées pourtant que l’histoire de la Convention se transforma en une apothéose frappant d’un religieux respect plusieurs générations et qui s’efface à peine aujourd’hui.
En étudiant dans ses détails la psychologie des « géants » de la Convention, on les a vus très vite s’affaisser. Ils furent généralement d’une extrême médiocrité. Leurs plus fervents défenseurs officiels, tels que M. Aulard, sont obligés eux-mêmes de le reconnaître.
Voici comment s’exprime cet écrivain dans son Histoire de la Révolution française :
« On a dit que la génération qui, de 1789 à 1799, fit de si grandes et de si terribles choses fut une génération de géants ou, en style plus simple, que ce fut une génération plus distinguée que la précédente ou la suivante. C’est une illusion rétrospective. Les citoyens qui formèrent les groupes, soit municipaux et jacobins, soit nationaux, par lesquels s’opéra la Révolution, ne semblent avoir été supérieurs ni en lumières ni en talents aux Français du temps de Louis XV ou aux Français du temps de Louis-Philippe. Ceux dont l’histoire a retenu les noms parce qu’ils parurent sur la scène parisienne ou parce qu’ils furent les plus brillants orateurs des diverses assemblées révolutionnaires, étaient-ils exceptionnellement doués ? Mirabeau mérite, jusqu’à un certain point, le nom de tribun de génie. Mais les autres, Robespierre, Danton, Vergniaud, avaient-ils vraiment plus de talent que nos orateurs actuels, par exemple ? En 1793, au temps de prétendus « géants », Mme Roland écrivait dans ses mémoires : « La France était comme épuisée d’hommes ; c’est une chose vraiment surprenante que leur disette dans cette révolution : il n’y a guère eu que des pygmées. »
Si, après avoir considéré individuellement les Conventionnels, on les examine en corps, on peut dire qu’ils ne brillèrent ni par l’intelligence, ni par la vertu, ni par le courage. Jamais réunion d’hommes ne manifesta une pusillanimité pareille. Ils n’avaient de bravoure que dans les discours ou contre des dangers lointains. Cette Assemblée si fière et si menaçante en paroles, devant les rois, fut peut-être la plus craintive et la plus docile des collectivités politiques que le monde ait connues. On la voit soumise servilement aux ordres des clubs et de la Commune, tremblante devant les délégations populaires qui l’envahissaient chaque jour et subissant les injonctions des émeutiers, jusqu’à leur livrer les plus brillants de ses membres. La Convention donna au monde l’attristant spectacle de voter, sous les injonctions populaires, des lois tellement absurdes, qu’elle était obligée de les annuler dès que l’émeute avait quitté la salle.
Peu d’Assemblées firent preuve d’une telle faiblesse. Lorsqu’on voudra montrer jusqu’où peut tomber un gouvernement populaire, il faudra rappeler l’histoire de la Convention.
§ 2. — Influence du triomphe de la religion jacobine.
Parmi les causes qui donnèrent à la Convention sa physionomie spéciale, une des plus importantes fut la fixation définitive de la religion révolutionnaire. Le dogme, d’abord en voie de formation, se trouve définitivement constitué.
Il se composait d’un agrégat d’éléments un peu disparates. La nature, les droits de l’homme, la liberté, l’égalité, le contrat social, la haine des tyrans, la souveraineté populaire, forment les chapitres d’un évangile indiscutable pour ses fidèles. Les vérités nouvelles possèdent des apôtres sûrs de leur puissance et, comme les croyants de tous les âges, ils vont tenter de l’imposer au monde par la force. De l’opinion des infidèles, ils n’ont pas à se soucier. Tous méritent d’être exterminés.
La haine des hérétiques ayant toujours été, comme nous l’avons montré à propos de la Réforme, une caractéristique irréductible des grandes croyances, on s’explique très bien l’intolérance de la religion jacobine.
Cette même histoire de la Réforme nous a prouvé qu’entre croyances voisines la lutte est toujours très vive. Aussi ne faut-il pas s’étonner de voir, dans la Convention, les Jacobins combattre avec fureur d’autres républicains dont la foi différait à peine de la leur.
La propagande des nouveaux apôtres fut énergique. Pour catéchiser la province, on lui envoya de zélés disciples escortés de guillotines. Les inquisiteurs de la nouvelle foi ne transigeaient pas avec l’erreur. Comme le disait Robespierre : « Ce qui constitue la république, c’est la destruction de tout ce qui lui est opposé. » Peu importe que le pays refuse d’être régénéré, on le régénérera malgré lui : « Nous ferons un cimetière de la France, assurait Carrier, plutôt que de ne pas la régénérer à notre manière. »
La politique jacobine dérivée de la foi nouvelle était fort simple. Elle consistait en une sorte de socialisme égalitaire, géré par une dictature ne tolérant aucune opposition.
D’idées pratiques en rapport avec les nécessités économiques et la vraie nature de l’homme, les théoriciens qui gouvernent la France n’en ont aucune.
La guillotine et les discours leur suffisent. Ces derniers sont enfantins :
« Jamais de faits, dit Taine, rien que des abstractions, des enfilades de sentences sur la Nature, la raison, le peuple, les tyrans, la liberté, sortes de ballons gonflés et entrechoqués inutilement dans l’espace. Si l’on ne savait pas que tout cela aboutit à des effets pratiques et terribles, on croirait à un jeu de logique, à des exercices d’école, à des parades d’académie, à des combinaisons d’idéologie. »
Les théories des Jacobins se réduisirent pratiquement à une tyrannie absolue. Il leur semblait évident qu’à l’État souverain devaient obéir sans discussion des citoyens rendus égaux en conditions et en fortunes.
Le pouvoir, dont ils s’investirent eux-mêmes, était bien supérieur à celui des monarques qui les avaient précédés. Ils taxaient le prix des marchandises et s’arrogeaient le droit de s’emparer de la vie et des propriétés des citoyens.
Leur confiance dans la vertu régénératrice de la foi révolutionnaire était telle, qu’après avoir déclaré la guerre aux rois, ils la déclarèrent aux dieux. Un calendrier fut fondé dont les saints étaient bannis. Ils créèrent une divinité nouvelle, la Raison, dont le culte se célébrait à Notre-Dame avec des cérémonies d’ailleurs identiques à celles du culte catholique, sur l’autel même de la « ci-devant Sainte Vierge ». Ce culte dura jusqu’au jour où Robespierre lui substitua une religion personnelle dont il se constitua le grand prêtre.
Devenus les seuls maîtres de la France, les Jacobins et leurs disciples purent la saccager impunément bien que n’ayant jamais été en majorité nulle part.
Leur nombre n’est pas facile à déterminer exactement. On sait seulement qu’il fut toujours très faible. Taine l’évalue à cinq mille pour Paris, sur sept cent mille habitants ; pour Besançon, à trois cents sur trente mille, et, pour la France entière, à trois cent mille.
Restés, suivant l’expression de l’auteur que je viens de citer, « une petite féodalité de brigands, superposée à la France conquise », ils la dominèrent, malgré leur nombre restreint, pour plusieurs raisons. D’abord, parce que leur foi les douait d’une puissance considérable. Ensuite, parce qu’ils représentaient le gouvernement et que, depuis des siècles, les Français obéissaient à qui commandait. Enfin, parce que les renverser était, croyait-on, ramener l’ancien régime, fort redouté des nombreux acquéreurs de biens nationaux. Il fallut que leur tyrannie devînt effroyable pour que tant de départements aient osé se soulever.
Le premier de ces motifs du pouvoir jacobin fut très important. Dans la lutte entre croyances fortes et croyances faibles, le succès n’appartient jamais à ces dernières. La croyance forte crée des volontés fortes qui dominent toujours les volontés faibles. Si les Jacobins finirent cependant eux-mêmes par périr, c’est que l’accumulation de leurs violences avait réuni en faisceau des milliers de volontés faibles dont le total l’emporta sur leur volonté forte.
Certes, les Girondins, poursuivis par les Jacobins avec tant de haine, avaient aussi des croyances bien établies, mais dans la lutte qu’ils soutinrent, se dressait contre eux leur éducation, le respect de certaines traditions et du droit des gens ne gênant nullement leurs adversaires.
« La plupart des sentiments des Girondins, écrit Émile Ollivier, étaient délicats, généreux ; ceux de la tourbe jacobine étaient bas, grossiers, brutaux, cruels. Le nom de Vergniaud, rapproché de celui du « divin » Marat, mesure la distance, nul moyen de la combler ! »
Dominant d’abord la Convention par la supériorité de leur talent et de leur éloquence, les Girondins tombèrent vite sous la domination des Montagnards, énergumènes sans valeur, pensant très peu, mais agissant toujours et sachant exciter les passions de la populace. C’est la violence et non le talent qui impressionne les Assemblées.
§ 3. — Les caractéristiques mentales de la Convention.
Outre les caractères communs à toutes les assemblées, il en est d’autres, créés par les influences de milieu et de circonstances, qui donnent aux diverses réunions d’hommes une physionomie spéciale. La plupart des caractères observés dans la Constituante et la Législative vont se retrouver, mais exagérés encore, dans la Convention.
Cette Assemblée comprenait environ sept cent cinquante députés dont un peu plus d’un tiers avaient appartenu à la Constituante ou à la Législative. En terrorisant la population, les Jacobins réussirent à être maîtres des élections. La plupart des électeurs (6 millions sur 7) préférèrent s’abstenir.
Comme professions, l’Assemblée renfermait une grande majorité d’hommes de loi : avocats, notaires, huissiers, anciens magistrats, et quelques littérateurs.
La mentalité de la Convention ne fut pas homogène. Or, une assemblée composée d’individus de caractères très différents se scinde rapidement en plusieurs groupes. La Convention en contint bientôt trois : la Gironde, la Montagne et la Plaine. Les monarchistes constitutionnels avaient à peu près disparu.
La Gironde et la Montagne, partis extrêmes, étaient formées d’une centaine de membres chacun, qui devinrent successivement les dirigeants. Dans la Montagne, figuraient les membres les plus avancés : Couthon, Hérault de Séchelles, Danton, Camille Desmoulins, Marat, Collot d’Herbois, Billaud-Varenne, Barras, Saint-Just, Fouché, Tallien, Carrier, Robespierre, etc. Dans la Gironde, se trouvaient Brissot, Pétion, Condorcet, Vergniaud, etc.
Les cinq cents autres membres de l’Assemblée, c’est-à-dire la grande majorité, constituaient ce qu’on nommait la Plaine.
Cette dernière formait une masse flottante, silencieuse, indécise, timide, prête à suivre toutes les impulsions et à se déplacer sons le coup des excitations du moment. Elle écoutait indifféremment le plus fort des deux groupes précédents. Après avoir obéi aux Girondins, elle se laissa entraîner par les Montagnards quand ces derniers triomphèrent de leurs adversaires. C’était une conséquence naturelle de la loi citée plus haut qui condamne invariablement les volontés faibles à subir les volontés fortes.
L’influence des grands manieurs d’hommes, se manifeste à un haut degré pendant toute l’existence de la Convention. Elle fut constamment conduite par une minorité violente d’esprits bornés, à laquelle des convictions intenses donnaient une grande force.
Une minorité brutale et hardie conduira toujours une majorité craintive et irrésolue. Ceci explique la marche constante vers les extrêmes observée dans toutes les assemblées révolutionnaires. L’histoire de la Convention vérifie une fois encore cette loi d’accélération étudiée dans un autre chapitre.
Les Conventionnels devaient donc fatalement passer de la modération à des violences de plus en plus accentuées. Ils en arrivèrent finalement à se décimer eux-mêmes. Des cent quatre-vingts Girondins qui dirigeaient d’abord la Convention, cent quarante furent tués ou mis en fuite, et finalement sur une foule craintive de représentants asservis, régna seul le plus fanatique des terroristes, Robespierre.
Ce fut pourtant parmi les cinq cents membres de la majorité si incertaine et si flottante, constituant la Plaine, que se trouvaient l’expérience et l’intelligence. Les comités techniques, auxquels sont dues les œuvres utiles de la Convention, se recrutèrent dans son sein.
Assez indifférents à la politique, les membres de la Plaine demandaient avant tout qu’on ne s’occupât pas d’eux. Enfermés dans les comités, ils se montraient le moins possible à l’Assemblée, et c’est pourquoi les séances de la Convention ne comprenaient que le tiers à peine des députés.
Malheureusement, comme cela arrive si souvent, ces hommes intelligents et honnêtes étaient complètement dépourvus de caractère, et la peur qui les domina toujours leur fit voter les pires mesures commandées par des maîtres redoutés.
La Plaine vota donc tout ce qu’on lui ordonna de voter, la création d’un tribunal révolutionnaire, la Terreur, etc. C’est avec son concours que la Montagne écrasa la Gironde, que Robespierre fit périr les Hébertistes et les Dantonistes. Comme tous les faibles, elle suivait les forts. Les doux philanthropes qui la composaient et constituaient la majorité de l’Assemblée contribuèrent à causer, par leur pusillanimité, les excès effroyables de la Convention.
La note psychologique dominante de la Convention fut une horrible peur. C’est surtout par peur qu’on se faisait couper réciproquement la tête, dans l’espoir incertain de conserver la sienne.
Une telle peur était d’ailleurs bien compréhensible. Les malheureux délibéraient au milieu des huées et des vociférations des tribunes. A chaque instant, de véritables sauvages armés de piques envahissaient l’Assemblée, et la plupart des membres n’osaient plus assister aux séances. Quand ils s’y rendaient par hasard, ce n’était que pour se taire et voter suivant les ordres des Montagnards en nombre trois fois moindre pourtant.
La peur qui dominait ces derniers, quoique moins visible, était aussi profonde. Ils ne faisaient pas seulement périr leurs ennemis par un étroit fanatisme, mais aussi par la conviction que leur existence était menacée. Les juges du tribunal révolutionnaire ne tremblaient pas moins. Ils auraient voulu acquitter Danton, la veuve de Camille Desmoulins et bien d’autres. Ils ne l’osèrent pas.
Mais ce fut surtout quand Robespierre devint le seul maître que le fantôme de la peur opprima l’Assemblée. On a dit avec raison qu’un regard du maître faisait maigrir ses collègues d’épouvante. Sur leurs visages se lisaient « la pâleur de la crainte ou l’abandon du désespoir ».
Tous redoutaient Robespierre et Robespierre les redoutait tous. C’est par peur des conspirations contre lui qu’il faisait couper les têtes, et par peur aussi qu’on lui permettait de les faire couper.
Les mémoires des Conventionnels montrent bien quel effroyable souvenir ils conservèrent de cette sombre époque. Interrogé vingt ans plus tard, dit Taine, sur le but véritable, sur la pensée intime du Comité de Salut public, Barrère répondit :
« Nous n’avions qu’un seul sentiment, celui de notre conservation, qu’un désir, celui de conserver notre existence, que chacun de nous croyait menacée. On faisait guillotiner le voisin pour que le voisin ne vous fît pas guillotiner vous-même. »
L’histoire de la Convention constitue un des plus frappants exemples que l’on puisse donner du rôle des meneurs et de celui de la peur sur une assemblée.