← Retour

La Révolution Française et la psychologie des révolutions

16px
100%

CHAPITRE IV
LE RÔLE DU PEUPLE DANS LES RÉVOLUTIONS

§ 1. — La stabilité et la malléabilité de l’âme nationale.

La connaissance d’un peuple à un moment donné de son histoire implique celle de son milieu et surtout de son passé. On peut renier théoriquement ce passé, comme le firent les hommes de la Révolution et beaucoup de politiciens de l’heure présente, mais l’action en demeure indestructible.

Dans le passé édifié par de lentes accumulations séculaires se forme l’agrégat de pensées, de sentiments, de traditions, de préjugés même constituant l’âme nationale qui fait la force d’une race. Sans elle pas de progrès possibles. Chaque génération nouvelle nécessiterait un recommencement.

L’agrégat composant l’âme d’un peuple n’est solide qu’à la condition de posséder une certaine rigidité, mais cette rigidité ne doit pas dépasser la limite où la malléabilité serait impossible.

Sans rigidité, l’âme ancestrale n’aurait aucune fixité et sans malléabilité elle ne pourrait s’adapter aux changements de milieu résultant des progrès de la civilisation.

L’excès de malléabilité de l’âme nationale pousse un peuple à des révolutions incessantes. L’excès de rigidité le conduit à la décadence. Les espèces vivantes, comme les races humaines, disparaissent lorsque, trop stabilisées par un long passé, elles sont devenues incapables d’adaptation à de nouvelles conditions d’existence.

Peu de peuples ont su réaliser un juste équilibre entre ces deux qualités contraires, stabilité et malléabilité. Les Romains dans l’antiquité, les Anglais dans les temps modernes peuvent être cités parmi ceux qui l’ont le mieux atteint.

Les peuples dont l’âme est trop stabilisée font souvent les révolutions les plus violentes. N’ayant pas su progressivement évoluer et s’adapter aux changements de milieu, ils sont obligés de s’y adapter violemment quand cette adaptation devient indispensable.

La stabilité ne s’acquiert que très lentement. L’histoire d’une race est surtout le récit de ses longs efforts pour stabiliser son âme. Tant qu’elle n’y a pas réussi, elle forme une poussière de barbares sans cohésion et sans force. Après les invasions de la fin de l’Empire romain, la France mit plusieurs siècles pour se constituer une âme nationale.

Elle arriva enfin à la posséder, mais dans le cours des siècles cette âme finit par devenir trop rigide. Avec un peu plus de malléabilité, l’ancienne monarchie se fût lentement transformée comme elle le fit ailleurs et nous aurions évité, avec la révolution et ses conséquences, la lourde tâche de nous refaire une âme nationale.

Les considérations précédentes montrent le rôle de la race dans la genèse des bouleversements et expliquent pourquoi la même révolution produit des effets si différents d’un peuple à un autre, pourquoi, par exemple, les idées de la Révolution française, accueillies avec tant d’enthousiasme chez certains peuples, furent repoussées par d’autres.

Sans doute, l’Angleterre, pays pourtant très stable, a subi deux révolutions et fait périr un roi, mais le moule de son armature mentale était à la fois assez stable pour garder les acquisitions du passé et assez malléable pour le modifier seulement dans les limites nécessaires. Jamais elle ne songea comme les hommes de notre Révolution à détruire l’héritage ancestral dans le but de refaire une société nouvelle au nom de la raison.

« Tandis que le Français, écrit A. Sorel, méprisait son gouvernement, détestait son clergé, haïssait sa noblesse et se révoltait contre ses lois, l’Anglais était fier de sa religion, de sa constitution, de son aristocratie, de sa Chambre des Lords. C’étaient comme autant de tours de cette formidable bastille où il se retranchait, sous l’étendard britannique, pour juger l’Europe et l’accabler de son dédain. Il admettait bien qu’à l’intérieur de la place on s’en disputât le commandement, mais il ne fallait point que l’étranger en approchât. »

Le rôle joué par la race dans la destinée des peuples apparaît clairement encore dans l’histoire des perpétuelles révolutions des républiques espagnoles de l’Amérique. Composées de métis, c’est-à-dire d’individus dont des hérédités différentes ont dissocié les caractères ancestraux, ces populations n’ont pas d’âme nationale et par conséquent aucune stabilité. Un peuple de métis est toujours ingouvernable.

Si l’on veut préciser davantage les dissemblances que crée la race entre les capacités politiques des peuples, il faut étudier la même nation successivement gouvernée par deux races différentes.

L’événement n’est pas rare dans l’histoire. Il s’est manifesté récemment d’une façon frappante à Cuba et aux Philippines, passées instantanément de la domination espagnole à celle des États-Unis.

On sait dans quel degré d’anarchie et de misère vivait Cuba sous la domination espagnole ; on sait également à quel degré de prospérité cette île fut portée en quelques années quand elle tomba entre les mains des États-Unis.

La même expérience se répéta aux Philippines, gouvernées depuis des siècles par la monarchie espagnole. Le pays avait fini par ne plus être qu’un vaste marécage, foyer d’épidémies de toutes sortes où végétait une population misérable sans commerce ni industrie. Après quelques années de domination américaine, la contrée était entièrement transformée, le paludisme, la fièvre jaune, la peste et le choléra avaient disparu. Les marais étaient desséchés ; le territoire couvert de chemins de fer, d’usines et d’écoles. En treize ans la mortalité avait diminué des deux tiers.

C’est à de tels exemples qu’il faut renvoyer les théoriciens n’ayant pas encore saisi ce que contient de profond le mot race, et à quel point l’âme ancestrale d’un peuple régit sa destinée.

§ 2 — Comment le peuple comprend les révolutions.

Le rôle du peuple a été le même dans toutes les révolutions. Ce n’est jamais lui qui les conçoit, ni les dirige. Son action est déchaînée par des meneurs.

C’est seulement lorsque ses intérêts directs sont lésés qu’on voit, comme récemment en Champagne, des fractions du peuple s’insurger spontanément. Un mouvement aussi localisé constitue une simple émeute.

La révolution est facile lorsque les meneurs sont très influents. Le Portugal et le Brésil en ont fourni récemment des preuves. Mais c’est avec une extrême lenteur que les idées nouvelles pénètrent dans le peuple. Il accepte généralement une révolution sans savoir pourquoi et quand par hasard il arrive à comprendre ce pourquoi, la révolution est terminée depuis longtemps.

Le peuple fait une révolution parce qu’on le pousse à la faire, mais tout en ne comprenant pas grand’chose aux idées de ses meneurs, il les interprète à sa façon et cette façon n’est pas du tout celle des vrais auteurs du mouvement. La Révolution française en fournit un frappant exemple.

La Révolution de 1789 avait pour but réel de substituer au pouvoir de la noblesse celui de la bourgeoisie, c’est-à-dire de remplacer une ancienne élite, devenue incapable, par une élite nouvelle possédant des capacités.

Il était peu question du peuple dans cette première phase de la Révolution. Sa souveraineté était proclamée, mais ne se traduisait que par le droit d’élire ses représentants.

Très illettré, n’espérant pas comme la bourgeoisie monter sur l’échelle sociale, ne se sentant nullement l’égal des nobles et n’aspirant pas à le devenir, le peuple avait des vues et des intérêts fort différents de ceux des classes élevées de la société.

Les luttes de l’Assemblée avec le pouvoir royal l’amenèrent à faire intervenir le peuple dans ces luttes. Il y intervint de plus en plus et la Révolution bourgeoise devint rapidement une Révolution populaire.

Une idée étant sans force et n’agissant qu’à la condition d’avoir un substratum affectif et mystique pour soutien, les idées théoriques de la bourgeoisie devaient, pour agir sur le peuple, se transformer en une foi nouvelle bien claire dérivant d’intérêts pratiques évidents.

Cette transformation se fit rapidement quand le peuple entendit les hommes envisagés par lui comme le gouvernement, lui assurer qu’il était l’égal de ses anciens maîtres. Il se considéra alors comme une victime et commença à piller, incendier, massacrer, s’imaginant exercer un droit.

La grande force des principes révolutionnaires fut de donner bientôt libre cours aux instincts de barbarie primitive refrénés par les actions inhibitrices séculaires du milieu, de la tradition et des lois.

Tous les freins sociaux qui contenaient jadis la multitude s’effondrant chaque jour, elle eut la notion d’un pouvoir illimité et la joie de voir traquer et dépouiller ses anciens maîtres. Devenue le peuple souverain ne pouvait-elle pas tout se permettre ?

La devise Liberté, Égalité, Fraternité, véritable manifestation de foi et d’espérance au début de la Révolution, ne servit bientôt plus qu’à couvrir d’une justification légale les sentiments de cupidité, jalousie, haine des supériorités, vrais moteurs des foules qu’aucune discipline ne refrène plus. C’est pourquoi en si peu de temps on aboutit aux désordres, aux violences et à l’anarchie.

A partir du moment où la Révolution descendit de la bourgeoisie dans les couches populaires, elle cessa d’être une domination du rationnel sur l’instinctif et devint au contraire l’effort de l’instinctif pour dominer le rationnel.

Ce triomphe légal d’instincts ataviques était redoutable. Tout l’effort des sociétés — effort indispensable pour leur permettre de subsister — fut constamment de refréner grâce à la puissance des traditions, des coutumes et des codes, certains instincts naturels légués à l’homme par son animalité primitive. Il est possible de les dominer — et un peuple est d’autant plus civilisé qu’il les domine davantage — mais on ne peut les détruire. L’influence de divers excitants les fait reparaître facilement. C’est pourquoi la libération des passions populaires est si dangereuse. Le torrent sorti de son lit n’y rentre pas sans avoir semé la dévastation : « Malheur à qui remue le fond d’une nation, disait Rivarol dès le début de la Révolution. Il n’est point de siècle de lumières pour la populace. »

§ 3. — Rôle supposé du peuple pendant les révolutions.

Les lois de la psychologie des foules montrent que le peuple n’agit jamais sans meneurs et que s’il prend une part considérable dans les révolutions en suivant et exagérant les impulsions reçues, il ne dirige jamais les mouvements qu’il exécute.

Dans toutes les révolutions politiques, on retrouve l’action des meneurs. Ils ne créent pas les idées qui servent d’appui aux révolutions, mais les utilisent comme moyens d’action. Idées, meneurs, armées et foules constituent quatre éléments ayant chacun leur rôle dans toutes les révolutions.

La foule, soulevée par les meneurs, agit surtout au moyen de sa masse. Son action est comparable à celle de l’obus perforant une cuirasse sous l’action d’une force qu’il n’a pas créée. Rarement la foule comprend quelque chose aux révolutions accomplies avec son concours. Elle suit docilement les meneurs sans même chercher à deviner ce qu’ils souhaitent. Elle renversa Charles X à cause de ses Ordonnances sans avoir aucune idée du contenu de ces dernières, et on l’aurait bien embarrassée en lui demandant plus tard pourquoi elle avait renversé Louis-Philippe.

Illusionnés par les apparences, beaucoup d’auteurs, de Michelet à M. Aulard, ont cru que c’était le peuple qui avait fait notre grande Révolution.

« L’acteur principal, dit Michelet, est le peuple. »

« C’est une erreur de dire, écrit de son côté M. Aulard, que la Révolution française a été faite par quelques individus distingués, par quelques héros… je crois que, de tout le récit de la période comprise entre 1789 et 1799, il ressort qu’aucun individu n’a mené les événements, ni Louis XVI, ni Mirabeau, ni Danton, ni Robespierre. Faut-il dire que c’est le peuple français qui fut le véritable héros de la Révolution française ? Oui, à condition de voir le peuple français non à l’état de multitude, mais à l’état de groupes organisés. »

Dans un ouvrage récent, M. A. Cochin renchérit encore sur cette conception de l’action populaire.

« Et voici la merveille : Michelet a raison. A mesure qu’on les connaît mieux, les faits semblent consacrer la fiction ; cette foule sans chefs et sans lois, l’image même du chaos, gouverne et commande, parle et agit, pendant cinq ans, avec une précision, une suite, un ensemble merveilleux. L’anarchie donne des leçons de discipline au parti de l’ordre en déroute… 25 millions d’hommes, sur 30.000 lieues carrées, agissent comme un seul. »

Sans doute si cette simultanéité de conduite dans le peuple avait été spontanée, comme le suppose l’auteur, elle serait merveilleuse. M. Aulard lui-même s’est bien rendu compte de l’impossibilité d’un tel phénomène, car il a soin en parlant du peuple de dire qu’on se trouve devant des groupements, et que ces groupements peuvent avoir été conduits par des meneurs.

« Qui, par la suite, cimenta l’unité nationale ? Qui sauva la nation attaquée par le roi et déchirée par la guerre civile ? Est-ce Danton ? Est-ce Robespierre ? Est-ce Carnot ? Certes, ces individus rendirent service ; mais, au vrai, l’unité fut maintenue, l’indépendance fut assurée par le groupement des Français en communes et en sociétés populaires. C’est l’organisation municipale et jacobine qui fit reculer l’Europe coalisée contre la France. Cependant, dans chaque groupe, si on y regarde de près, il y a deux ou trois individus plus capables, qui, meneurs ou menés, exécutent les décisions, ont un air de chefs, et qu’on peut appeler des chefs, mais qui (si par exemple on lit les procès-verbaux de sociétés populaires) nous apparaissent tirant leur force bien plus de leur groupe que d’eux-mêmes. »

L’erreur de M. Aulard consiste à croire tous ces groupes sortis « d’un mouvement spontané de fraternité et de raison ». Rien ne fut spontané dans ce mouvement. La France se trouvait alors couverte de milliers de petits clubs, recevant une impulsion unique du grand club jacobin de Paris et lui obéissant avec une docilité parfaite. Voilà ce qu’enseigne la réalité mais ce que les illusions jacobines ne permettent pas d’accepter[3].

[3] Dans les manuels d’histoire que M. Aulard rédige pour les classes, en collaboration avec M. Debidour, le rôle attribué à l’entité peuple est encore mieux marqué. On voit ce dernier intervenir sans cesse spontanément ; en voici quelques exemples :

Journée du 20 juin. « Le roi renvoya les membres girondins. Le peuple de Paris indigné se leva spontanément, envahit les Tuileries. »

Journée du 10 août. « L’Assemblée législative n’osa pas le renverser : c’est le peuple de Paris aidé des fédérés des départements qui opéra au prix de son sang cette révolution nécessaire. »

Lutte des Girondins et des Montagnards. « Ces discordes étaient fâcheuses en présence de l’ennemi. Le peuple y mit fin dans les journées des 31 mai et 2 juin 1793, où il força la Convention à expulser de son sein et à décréter d’arrestation les chefs des Girondins. »

§ 4. — L’entité peuple et ses éléments constitutifs.

Afin de répondre à certaines conceptions théoriques, le peuple a été érigé en une entité mystique douée de tous les pouvoirs et de toutes les vertus, que les politiciens vantent sans cesse et accablent de flatteries. Nous allons voir ce qu’il faut penser de cette conception en étudiant le rôle du peuple dans notre révolution.

Pour les Jacobins de cette époque, aussi bien que pour ceux de nos jours, l’entité peuple constitue une personnalité supérieure possédant l’attribut, spécial aux divinités, de n’avoir pas à rendre compte de ses actes et de ne se tromper jamais. On doit s’incliner humblement devant ses volontés. Le peuple peut tuer, piller, incendier, commettre les plus effroyables cruautés, élever aujourd’hui sur le pavois un héros et le jeter à l’égout demain, il n’importe. Les politiciens ne cesseront de vanter ses vertus, sa haute sagesse et de se prosterner devant chacune de ses décisions[4].

[4] Cette prétention commence d’ailleurs à paraître insoutenable aux républicains les plus avancés :

« La rage des socialistes, écrit M. Clemenceau, est de douer de toutes les vertus, comme d’une raison supérieure, la foule en qui la raison, précisément, ne saurait être toujours éminente. » Le célèbre homme d’État aurait été plus exact en disant que, dans la foule, la raison non seulement n’est pas éminente, mais n’existe même à peu près jamais.

En quoi consiste réellement cette entité, fétiche mystique révéré des révolutionnaires depuis un siècle ?

Elle est décomposable en deux catégories distinctes. La première comprend les paysans, les commerçants, les travailleurs de toutes sortes, ayant besoin de tranquillité et d’ordre pour exercer leur métier. Ce peuple forme la majorité, mais une majorité qui ne fit jamais les révolutions. Vivant dans le labeur et le silence, il est ignoré des historiens.

La seconde catégorie, qui joue un rôle capital dans tous Les troubles nationaux, se compose d’un résidu social subversif dominé par une mentalité criminelle. Dégénérés de l’alcoolisme et de la misère, voleurs, mendiants, miséreux, médiocres ouvriers sans travail constituent le bloc dangereux des armées insurrectionnelles.

La crainte du châtiment empêche beaucoup d’entre eux d’être criminels en temps ordinaire, mais ils le deviennent dès que peuvent s’exercer sans danger leurs mauvais instincts.

A cette tourbe sinistre sont dus les massacres qui ensanglantèrent toutes les révolutions.

C’est elle qui, guidée par des meneurs, envahissait sans cesse nos grandes assemblées révolutionnaires. Ces bataillons du désordre n’avaient d’autre idéal que massacrer, piller, incendier. Leur indifférence pour les théories et les principes était complète.

Aux éléments recrutés dans les couches les plus basses du peuple, viennent se joindre, par voie de contagion, une multitude d’oisifs, d’indifférents entraînés par le mouvement. Ils vocifèrent parce qu’on vocifère et s’insurgent parce qu’on s’insurge sans avoir d’ailleurs la plus vague idée du sujet pour lequel on vocifère et on s’insurge. La suggestion du milieu les domine entièrement et les fait agir.

Ces foules bruyantes et malfaisantes, noyau de toutes les insurrections, de l’antiquité à nos jours, sont les seules que connaissent les rhéteurs. Elles constituent pour eux le peuple souverain. En fait, ce peuple souverain est surtout composé de la basse populace dont Thiers disait :

« Depuis ces temps où Tacite la vit applaudir aux crimes des empereurs, la vile populace n’a pas changé. Ces barbares pullulant au fond des sociétés sont toujours prêts à la souiller de tous les crimes, à l’appel de tous les pouvoirs, et pour le déshonneur de toutes les causes… »

A aucune époque de l’histoire, le rôle des éléments inférieurs de la population ne s’exerça avec autant de durée que pendant notre Révolution.

Les massacres commencèrent dès que la bête populaire se trouva déchaînée, c’est-à-dire à partir de 1789, bien avant la Convention. Ils furent exécutés avec tous les raffinements possibles de cruauté. Durant les tueries de Septembre, les prisonniers étaient lentement tailladés à coups de sabre pour prolonger leur supplice et amuser les spectateurs qui éprouvaient une grande joie devant les convulsions des victimes et leurs hurlements de douleur.

Des scènes analogues s’observèrent partout en France, même dans les premiers jours de la Révolution, alors que la guerre étrangère ni aucun prétexte ne pouvaient les excuser.

De mars à septembre, toute une série d’incendies, de meurtres et de pillages ensanglantèrent la France entière. Taine en cite 120 cas. Rouen, Lyon, Strasbourg, etc., tombent au pouvoir de la populace.

Le maire de Troyes, les yeux crevés à coups de ciseaux, est massacré après des heures de supplice. Le colonel de dragons Belzunce est dépecé vif. Dans beaucoup d’endroits on arrache le cœur des victimes pour le promener par la ville au bout d’une pique.

Ainsi se conduit le bas peuple aussitôt que des mains imprudentes ont brisé le réseau de contraintes refrénant ses instincts de sauvagerie ancestrale. Il rencontre toutes les indulgences parce que les politiciens ont intérêt à le flatter. Mais supposons pour un instant les milliers d’êtres qui le constituent condensés en un seul. La personnalité ainsi formée apparaîtrait comme un monstre cruel et borné, dépassant en horreur les plus sanguinaires tyrans.

Ce peuple impulsif et féroce a toujours été dominé facilement d’ailleurs dès qu’un pouvoir fort s’est dressé devant lui. Si sa violence est sans limite, sa servilité l’est également. Tous les despotismes l’ont eu pour serviteur. Les Césars sont sûrs de se voir acclamés par lui, qu’ils s’appellent Caligula, Néron, Marat, Robespierre ou Boulanger.


A côté de ces hordes destructives, dont le rôle est capital pendant les révolutions, figure, nous l’avons dit plus haut, la masse du vrai peuple ne demandant qu’à travailler. Il bénéficie quelquefois des révolutions, mais ne songe pas à en faire. Les théoriciens révolutionnaires le connaissent peu et s’en défient, pressentant bien son fond traditionnel et conservateur. Noyau résistant d’un pays, il fait sa continuité et sa force. Très docile par crainte, entraîné facilement par les meneurs, il se laissera momentanément conduire, sous leur influence, à tous les excès, mais le poids ancestral de la race prendra bientôt le dessus et c’est pourquoi il se lasse vite des révolutions. Son âme traditionnelle l’incite rapidement à se dresser contre l’anarchie quand elle grandit trop. Il cherche alors le chef qui ramènera l’ordre.

Ce peuple, résigné et tranquille, n’a pas évidemment des conceptions politiques bien hautes, ni bien compliquées. Son idéal gouvernemental, toujours simple, se rapproche fort de la dictature. C’est justement la raison pour laquelle, des républiques grecques à nos jours, cette forme de gouvernement suivit invariablement l’anarchie. Elle la suivit après la première Révolution, quand fut acclamé Bonaparte ; elle la suivit encore après la seconde, quand, malgré toutes les oppositions, quatre plébiscites successifs élevèrent Louis Napoléon à la république, ratifièrent son coup d’État, rétablirent l’empire et en 1870, avant la guerre, approuvèrent son régime.

Sans doute, dans ces dernières circonstances, le peuple se trompa. Mais, sans les menées révolutionnaires qui avaient engendré le désordre, il n’eût pas été conduit à chercher les moyens d’en sortir.

Les faits rappelés dans ce chapitre ne doivent pas être oubliés si on veut bien comprendre les rôles divers du peuple pendant les révolutions. Son action est considérable mais fort différente de celle imaginée par des légendes dont la répétition seule fait la force.

Chargement de la publicité...