La Révolution Française et la psychologie des révolutions
CHAPITRE II
LA MENTALITÉ MYSTIQUE ET LA MENTALITÉ
JACOBINE
§ 1. — Classification des mentalités prédominantes en temps de révolution.
Les classifications sans lesquelles l’étude des sciences est impossible, établissent forcément du discontinu dans le continu et restent toujours, pour cette raison, un peu artificielles. Elles sont cependant nécessaires, puisque le continu n’est accessible que sous forme de discontinu.
Créer des distinctions tranchées entre les diverses mentalités observées aux époques de révolution, comme nous allons le faire, c’est visiblement séparer des éléments qui empiètent les uns sur les autres, se fusionnent ou se superposent. Il faut se résigner à perdre un peu en exactitude pour gagner en clarté. Les types fondamentaux énumérés à la fin du précédent chapitre et qui vont être décrits maintenant synthétisent des groupes échappant à l’analyse si on veut les étudier dans toute leur complexité.
Nous avons montré que l’homme est conduit par des logiques différentes se juxtaposant sans s’influencer en temps normal. Sous l’action d’événements divers, elles entrent en conflit et les différences irréductibles qui les séparent se manifestent nettement, entraînant des bouleversements individuels et sociaux considérables.
La logique mystique, que nous observerons bientôt dans l’âme jacobine, joue un très grand rôle. Mais elle n’est pas seule à agir. Les autres formes de logique : logique affective, logique collective et logique rationnelle peuvent prédominer, suivant les circonstances.
§ 2. — La mentalité mystique.
Laissant de côté, pour le moment, l’influence des logiques affective, rationnelle et collective, nous nous occuperons seulement du rôle considérable des éléments mystiques qui dominèrent tant de révolutions, la nôtre notamment.
La caractéristique de l’esprit mystique consiste dans l’attribution d’un pouvoir mystérieux à des êtres ou des forces supérieures, concrétisés sous forme d’idoles, de fétiches, de mots et de formules.
L’esprit mystique est à la base de toutes les croyances religieuses et de la plus grande partie des croyances politiques. Ces dernières s’évanouiraient souvent si on pouvait les dépouiller des éléments mystiques qui en sont les vrais supports.
Greffée sur des sentiments et des impulsions passionnelles qu’elle oriente, la logique mystique donne leur force aux grands mouvements populaires. Des hommes très peu disposés à se faire tuer pour des raisons, sacrifient aisément leur vie à un idéal mystique devenu objet d’adoration.
Les principes de la Révolution inspirèrent bientôt un élan d’enthousiasme mystique analogue à celui provoqué par les diverses croyances religieuses qui l’avaient précédée. Ils ne firent d’ailleurs que changer l’orientation d’une mentalité ancestrale, solidifiée par des siècles.
Rien donc d’étonnant dans le zèle farouche des hommes de la Convention. Leur mentalité mystique fut la même que celle des protestants au moment de la Réforme. Les principaux héros de la Terreur, Couthon, Saint-Just, Robespierre, etc., étaient des apôtres. Semblables à Polyeucte, détruisant les autels des faux dieux pour propager sa foi, ils rêvaient de catéchiser l’univers. Leur enthousiasme s’épancha sur le monde. Persuadés que leurs formules magiques suffiraient à renverser les trônes, ils n’hésitaient pas à déclarer la guerre aux rois. Et comme une foi forte est toujours supérieure à une foi hésitante, ils combattirent victorieusement l’Europe.
L’esprit mystique des chefs de la Révolution se trahissait dans les moindres détails de leur vie publique. Robespierre, convaincu de posséder l’appui du Très-Haut, assurait dans un discours que l’Être suprême avait « dès le commencement des temps décrété la République ». En sa qualité de grand pontife d’une religion d’État, il fit voter par la Convention un décret déclarant que : « le peuple français reconnaît l’existence de l’Être suprême et l’immortalité de l’âme ». A la fête de cet Être suprême, assis sur une sorte de trône, il prononça un long sermon.
Le club des Jacobins, dirigé par Robespierre, avait fini par prendre toutes les allures d’un concile. Maximilien y proclamait : « l’idée d’un grand être qui veille sur l’innocence opprimée et qui punit le crime triomphant ».
Tous les hérétiques critiquant l’orthodoxie jacobine étaient excommuniés, c’est-à-dire envoyés au tribunal révolutionnaire, dont on ne sortait que pour monter sur l’échafaud.
La mentalité mystique, dont Robespierre fut le plus célèbre représentant, n’est pas morte avec lui. Des hommes de mentalité identique existent encore parmi les politiciens de nos jours. Les anciennes croyances religieuses ne règnent plus sur leur âme, mais elle est assujettie à des credo politiques vite imposés, comme Robespierre imposait le sien, s’ils en avaient la possibilité. Toujours prêts à faire périr, pour propager leur croyance, les mystiques de tous les âges emploient le même moyen de persuasion dès qu’ils deviennent les maîtres.
Il est donc tout naturel que Robespierre compte beaucoup d’admirateurs encore. Les âmes moulées sur la sienne se rencontrent par milliers. En le guillotinant on n’a pas guillotiné ses conceptions des choses. Vieilles comme l’humanité, elles ne disparaîtront qu’avec le dernier croyant.
Ce côté mystique des Révolutions échappe à la plupart des historiens. Ils persisteront longtemps encore à vouloir expliquer par la logique rationnelle une foule de phénomènes qui lui demeurent étrangers. J’ai déjà cité dans un autre chapitre ce passage de l’histoire de MM. Lavisse et Rambaud, où la Réforme est expliquée en disant qu’elle fut « le résultat des libres réflexions individuelles que suggèrent à des gens simples une conscience très pieuse et une raison très hardie ».
De tels mouvements ne sont jamais compris quand on leur suppose une origine rationnelle. Politiques ou religieuses, les croyances ayant soulevé le monde possèdent une origine commune et suivent les mêmes lois. Ce n’est pas avec la raison, mais le plus souvent contre toute raison, qu’elles se sont formées. Bouddhisme, christianisme, islamisme, réforme, sorcellerie, jacobinisme, socialisme, spiritisme, etc., semblent des croyances bien distinctes. Elles ont cependant, je le répète encore, des bases affectives et mystiques identiques et obéissent à des logiques sans parenté avec la logique rationnelle. Leur puissance réside précisément en ce que la raison a aussi peu d’action pour les créer que pour les transformer.
La mentalité mystique de nos apôtres politiques actuels est fort bien marquée dans un article consacré à un de nos derniers ministres, que je trouve dans un grand journal.
« On demande dans quelle catégorie se range M. A. S’imaginerait-il, par hasard, appartenir au groupe de ceux qui ne croient pas ? Quelle dérision ! On entend bien que M. A. n’adopte aucune foi positive, qu’il maudit Rome et Genève, repousse tous les dogmes traditionnels et toutes les Églises connues. Seulement, s’il fait ainsi table rase, c’est pour fonder sur le terrain déblayé sa propre Église, plus dogmatique qu’aucune autre, et sa propre inquisition dont la brutale intolérance n’aurait rien à envier aux plus notoires Torquemada.
« Nous n’admettons pas, déclare-t-il, la neutralité scolaire. Nous réclamons l’enseignement laïque dans toute sa plénitude et sommes, par conséquent, adversaires de la liberté d’enseignement. » S’il ne parle pas d’élever des bûchers, c’est à cause de l’évolution des mœurs dont il est bien forcé de tenir compte malgré lui dans une certaine mesure. Mais ne pouvant envoyer les individus au supplice, il invoque le bras séculier pour condamner les doctrines à mort. C’est toujours exactement le point de vue des grands inquisiteurs. C’est toujours le même attentat contre la pensée. Ce libre penseur a l’esprit si libre que toute philosophie qu’il n’accepte pas lui paraît non seulement ridicule et grotesque, mais scélérate. Lui seul se flatte d’être en possession de la vérité absolue. Il en a une si entière certitude que tout contradicteur lui fait l’effet d’un monstre exécrable et d’un ennemi public. Il ne soupçonne pas un instant que ses vues personnelles ne sont après tout que des hypothèses pour lesquelles il est d’autant plus risible de réclamer un privilège de droit divin qu’elles suppriment précisément la divinité. Ou du moins elles prétendent la supprimer ; mais elles la rétablissent sous une autre forme, qui induit aussitôt à regretter les anciennes. M. A. est un sectateur de la déesse Raison, dont il fait un Moloch oppresseur et altéré de sacrifices. Plus de liberté de pensée pour qui que ce soit, excepté pour lui-même et ses amis : telle est la libre pensée de M. A. La perspective est vraiment engageante ! Mais on a peut-être abattu trop d’idoles depuis quelques siècles pour se prosterner devant celle-là. »
Il faut souhaiter pour la liberté que ces sombres fanatiques ne deviennent pas définitivement nos maîtres.
Étant donné le peu d’empire de la raison sur les croyances mystiques, il est bien inutile de vouloir discuter comme on le fait si souvent la valeur rationnelle d’idées révolutionnaires ou politiques quelconques. Leur influence seule nous intéresse. Peu importe que les théories sur l’égalité supposée des hommes, sur la bonté primitive, sur la possibilité de refaire les sociétés au moyen de lois, aient été démenties par l’observation et l’expérience. Ces vaines illusions doivent être rangées parmi les plus puissants mobiles d’action que l’humanité ait connus.
§ 3. — La mentalité jacobine.
Bien que le terme de mentalité jacobine ne fasse partie d’aucune classification, je l’emploie cependant, car il résume une combinaison nettement définie constituant une véritable espèce psychologique.
Cette mentalité domine les hommes de la Révolution française, mais ne leur est pas spéciale puisqu’elle représente encore l’élément le plus actif de notre politique.
La mentalité mystique étudiée plus haut est un facteur essentiel de l’âme jacobine, mais ne suffit pas à la constituer. D’autres éléments que nous allons examiner bientôt doivent intervenir.
Les Jacobins ne se doutent nullement du reste de leur mysticisme. Ils prétendent, au contraire, être uniquement guidés par la raison pure. Pendant la Révolution, ils l’invoquaient sans cesse et la considéraient comme le seul guide de leur conduite.
La plupart des historiens ont adopté cette conception rationaliste de l’âme jacobine et Taine a partagé la même erreur. C’est dans l’abus du rationalisme qu’il cherche l’origine d’une grande partie des actes des Jacobins. Les pages qu’il leur consacre contiennent d’ailleurs beaucoup de vérités et comme elles sont en outre très remarquables, j’en reproduis ici les plus importants fragments.
« Ni l’amour-propre exagéré, ni le raisonnement dogmatique ne sont rares dans l’espèce humaine. En tout pays ces deux racines de l’esprit jacobin subsistent indestructibles et souterraines. A vingt ans, quand un jeune homme entre dans le monde, sa raison est froissée en même temps que son orgueil. En premier lieu, quelle que soit la société dans laquelle il est compris, elle est un scandale pour la raison pure, car ce n’est pas un législateur philosophe qui l’a construite d’après un principe simple, ce sont des générations successives qui l’ont arrangée d’après leurs besoins multiples et changeants. Elle n’est pas l’œuvre de la logique mais de l’histoire, et le raisonneur débutant lève les épaules à l’aspect de cette vieille bâtisse dont l’assise est arbitraire, dont l’architecture est incohérente, et dont les raccommodages sont apparents… La plupart des jeunes gens, surtout ceux qui ont leur chemin à faire, sont plus ou moins jacobins au sortir du collège… Les Jacobins naissent dans la décomposition sociale ainsi que des champignons dans un terrain qui fermente… Considérez les monuments authentiques de sa pensée… les discours de Robespierre et Saint-Just, les débats de la Législative et de la Convention, les harangues, adresses et rapports des Girondins et des Montagnards… Jamais on n’a tant parlé pour si peu dire, le verbiage creux et l’emphase ronflante noient toute vérité sous leur monotonie et sous leur enflure… Pour les fantômes de sa cervelle raisonnante, le Jacobin est plein de respect ; à ses yeux ils sont plus réels que les hommes vivants et leur suffrage est le seul dont il tienne compte… il marchera avec sincérité dans le cortège que lui fait un peuple imaginaire… Les millions de volontés métaphysiques qu’il a fabriquées à l’image de la sienne le soutiendront de leur assentiment unanime et il projettera dans le dehors comme un chœur d’acclamation triomphale, l’écho intérieur de sa propre voix. »
Tout en admirant la description de Taine, je crois qu’il n’a pas saisi exactement la véritable psychologie du Jacobin.
L’âme du vrai Jacobin, aussi bien à l’époque de la Révolution que de nos jours, se compose d’éléments qu’il faut dissocier pour en saisir le rôle.
Cette analyse montre tout d’abord que le Jacobin n’est pas un rationaliste, mais un croyant. Loin d’édifier sa croyance sur la raison, il moule la raison sur sa croyance et si ses discours sont imprégnés de rationalisme, il en use très peu dans ses pensées et sa conduite.
Un Jacobin raisonnant autant qu’on le lui reproche serait accessible quelquefois à la voix de la raison. Or une observation, faite de la Révolution à nos jours, démontre que le Jacobin, et c’est d’ailleurs sa force, n’est jamais influencé par un raisonnement, quelle qu’en soit la justesse.
Et pourquoi ne l’est-il pas ? Uniquement parce que sa vision des choses toujours très courte ne lui permet pas de résister aux impulsions passionnelles puissantes qui le mènent.
Ces deux éléments, raison faible et passions fortes, ne suffiraient pas à constituer la mentalité jacobine. Il en existe un autre encore.
La passion soutient les convictions, mais ne les crée guère. Or, le vrai Jacobin a des convictions énergiques. Quel sera leur soutien ? C’est ici qu’apparaît le rôle de ces éléments mystiques dont nous avons étudié l’action. Le Jacobin est un mystique qui a remplacé ses vieilles divinités par des dieux nouveaux. Imbu de la puissance des mots et des formules, il leur attribue un pouvoir mystérieux. Pour servir ces divinités exigeantes, il ne reculera pas devant les plus violentes mesures. Les lois votées par nos Jacobins actuels en fournissent la preuve.
La mentalité jacobine se rencontre surtout chez les caractères passionnés et bornés. Elle implique, en effet, une pensée étroite et rigide, rendant inaccessible à toute critique, à toute considération étrangère à la foi.
Les éléments mystiques et affectifs qui dominent l’âme du Jacobin le condamnent à un extrême simplisme. Ne saisissant que les relations superficielles des choses, rien ne l’empêche de prendre pour des réalités les images chimériques nées dans son esprit. Les enchaînements des phénomènes et leurs conséquences lui échappent. Jamais il ne détourne les yeux de son rêve.
Ce n’est pas, on le voit, par le développement de sa logique rationnelle que pèche le Jacobin. Il en possède très peu et pour ce motif devient souvent fort dangereux. Là où un homme supérieur hésiterait ou s’arrêterait, le Jacobin, qui met sa faible raison au service de ses impulsions, marche avec certitude.
Si donc le Jacobin est un grand raisonneur cela ne signifie nullement qu’il soit guidé par la raison. Alors qu’il s’imagine être conduit par elle, son mysticisme et ses passions le mènent. Comme tous les convaincus confinés dans le champ de la croyance, il n’en peut sortir.
Véritable théologien combatif, il ressemble étonnamment à ces disciples de Calvin, décrits dans un précédent chapitre. Hypnotisés par leur foi, rien ne pouvait les fléchir. Tous les contradicteurs de leur croyance étaient jugés dignes de mort. Eux aussi semblaient être de puissants raisonneurs. Ignorant comme les Jacobins les forces secrètes qui les menaient, ils pensaient n’avoir que la raison pour guide alors qu’en réalité le mysticisme et la passion étaient leurs seuls maîtres.
Le Jacobin vraiment rationaliste serait incompréhensible et ne servirait qu’à faire désespérer de la raison. Le Jacobin passionné et mystique est au contraire fort intelligible.
Avec ces trois éléments : raison très faible, passions très fortes et mysticisme intense nous avons les véritables composantes psychologiques de l’âme du Jacobin.