La Révolution Française et la psychologie des révolutions
CHAPITRE III
LE RÔLE DES GOUVERNEMENTS DANS LES RÉVOLUTIONS
§ 1. — Faible résistance des gouvernements dans les révolutions.
Beaucoup de peuples modernes, la France, l’Espagne, la Belgique, l’Italie, L’Autriche, la Pologne, le Japon, la Turquie, le Portugal, etc., ont depuis un siècle subi des révolutions. Elles se caractérisèrent le plus souvent par leur instantanéité et la facilité avec laquelle les gouvernements attaqués furent renversés.
L’instantanéité s’explique assez bien par la rapidité de la contagion mentale due aux procédés modernes de publicité. La faible résistance des gouvernements est plus étonnante. Elle implique en effet de leur part une incapacité totale à rien comprendre et rien prévoir, créée par une confiance aveugle dans leur force.
La facilité avec laquelle tombent les gouvernements n’est pas d’ailleurs un phénomène nouveau. Il a été constaté plus d’une fois, non seulement dans les régimes autocratiques, toujours renversés par des conspirations de palais, mais aussi dans des gouvernements parfaitement renseignés au moyen de la presse et de leurs agents sur l’état de l’opinion.
Parmi ces chutes instantanées, une des plus frappantes est celle qui suivit les Ordonnances de Charles X. Ce monarque fut, on le sait, renversé en quatre jours. Son ministre Polignac n’avait pris aucune mesure de défense et le roi se croyait si certain de la tranquillité de Paris qu’il était parti pour la chasse. L’armée ne lui était nullement hostile, comme au temps de Louis XVI, mais les troupes, mal commandées, se débandèrent devant les attaques de quelques insurgés.
Le renversement de Louis-Philippe fut plus typique encore, puisqu’il ne résulta aucunement d’un acte arbitraire du souverain. Ce monarque n’était pas entouré des haines qui finirent par envelopper Charles X et sa chute fut la conséquence d’une insignifiante émeute bien facile à réprimer.
Les historiens, qui ne comprennent guère qu’un gouvernement solidement constitué, appuyé sur une imposante armée, puisse être renversé par quelques émeutiers, attribuèrent naturellement à des causes profondes la chute de Louis-Philippe. En réalité, l’incapacité des généraux chargés de le défendre en fut le vrai motif.
Ce cas étant un des plus instructifs qu’on puisse citer, mérite de nous arrêter un instant. Il a été parfaitement étudié par le général Bonnal, d’après les notes d’un témoin oculaire, le général d’Elchingen. 36.000 hommes de troupe se trouvaient alors dans Paris, mais l’incapacité et la faiblesse des chefs empêchèrent de les utiliser. Les contre-ordres se succédaient, et finalement on interdit à la troupe de tirer sur le peuple, permettant en outre à la foule, et rien n’était plus dangereux, de se mêler aux soldats. L’émeute triompha alors sans combat et força le roi à abdiquer.
Appliquant au cas précédent nos recherches sur la psychologie des foules le général Bonnal montre avec quelle facilité eût pu être dominée l’émeute qui renversa Louis-Philippe. Il prouve notamment que si les chefs n’avaient pas perdu complètement la tête, une toute petite troupe aurait empêché les insurgés d’envahir la Chambre des Députés. Cette dernière, composée de monarchistes, eût certainement proclamé roi le comte de Paris, sous la régence de sa mère.
Des phénomènes analogues se produisirent dans les révolutions dont l’Espagne et le Portugal furent le théâtre.
Ces faits montrent le rôle des petites circonstances accessoires dans les grands événements et prouvent qu’il ne faut pas trop parler des lois générales de l’histoire. Sans l’émeute qui renversa Louis-Philippe, nous n’aurions probablement jamais eu ni la République de 1848, ni le second Empire, ni Sedan, ni l’invasion, ni la perte de l’Alsace.
Dans les révolutions dont je viens de parler, l’armée ne fut d’aucun secours aux gouvernements, mais elle ne se tourna pas contre eux. Il en arrive autrement parfois. C’est souvent l’armée qui fit, comme en Portugal et en Turquie, les révolutions. Par elle également s’accomplissent les innombrables évolutions des républiques latines de l’Amérique.
Lorsqu’une révolution est faite par l’armée, les nouveaux gouvernants tombent naturellement sous sa domination. J’ai rappelé déjà plus haut qu’il en fut ainsi à la fin de l’Empire romain, quand les empereurs étaient renversés par les soldats.
Le même phénomène s’observe parfois aussi dans les temps modernes. L’extrait suivant d’un journal, à propos de la révolution grecque, montre ce que devient un gouvernement dominé par son armée.
« Un jour on annonce que quatre-vingts officiers de marine vont démissionner si le gouvernement ne met pas à la retraite les chefs condamnés par eux. Un autre jour ce sont les ouvriers agricoles d’une métairie appartenant au prince royal qui réclament le partage des terres. La marine proteste contre l’avancement promis au colonel Zorbas. Le colonel Zorbas, après une semaine de tractations avec le lieutenant Typaldos, traite de puissance à puissance avec le président du Conseil. Pendant ce temps, la Fédération des corporations flétrit les officiers de marine. Un député demande que ces officiers et leurs familles soient traités en brigands. Quand le commandant Miaoulis tire sur les rebelles, les marins qui d’abord avaient obéi à Typaldos, rentrent dans le devoir. Ce n’est plus la Grèce harmonieuse de Périclès et de Thémistocle. C’est un hideux camp d’Agramant. »
Une révolution ne peut se faire sans le concours ou tout au moins la neutralité de l’armée, mais il arrive le plus souvent que le mouvement commence en dehors d’elle. Ce fut le cas des révolutions de 1830 et de 1848 puis de celle de 1870 qui renversa l’Empire à la suite de l’humiliation éprouvée en France par la capitulation de Sedan.
La plupart des révolutions se font dans les capitales et se répandent par voie de contagion dans tout le pays ; mais ce n’est pas là une règle constante. On sait que pendant la Révolution française, la Vendée, la Bretagne et le Midi se révoltèrent spontanément contre Paris.
§ 2. — Comment la résistance des gouvernements peut triompher des révolutions.
Dans la plupart des révolutions précédemment énumérées, nous avons vu les gouvernements périr par leur faiblesse. Dès qu’on les a touchés ils sont tombés.
La Révolution russe prouve qu’un gouvernement qui se défend avec énergie peut finir par triompher.
Jamais révolution ne fut plus menaçante pour un gouvernement. A la suite des désastres subis en Orient et des duretés d’un régime autocratique trop oppressif, toutes les classes sociales y compris une partie de l’armée et de la flotte s’étaient soulevées. Les chemins de fer, les postes, les télégraphes étaient en grève, et par conséquent les communications interrompues entre les diverses parties de ce gigantesque empire.
La classe rurale, formant la majorité de la nation, commençait elle-même à subir l’influence de la propagande révolutionnaire. Le sort des paysans était d’ailleurs assez misérable. Ils se voyaient obligés, avec le système du Mir, de cultiver les terres sans pouvoir en acquérir. Le gouvernement résolut de se concilier immédiatement cette catégorie nombreuse de paysans par sa transformation en propriétaires. Des lois spéciales obligèrent les seigneurs à vendre aux paysans une partie de leurs propriétés et des banques destinées à prêter aux acquéreurs les fonds nécessaires pour rembourser les terres furent créées. Les sommes prêtées devaient être remboursées par petites annuités prélevées sur les produits de la vente des récoltes.
Assuré de la neutralité des paysans, le gouvernement put combattre les fanatiques qui incendiaient les villes, jetaient des bombes dans les foules et avaient entrepris une lutte sans merci. On fit périr tous ceux qui purent être pris. Cette extermination est la seule méthode découverte depuis l’origine des âges pour protéger une société contre les révoltés qui veulent la détruire.
Le gouvernement vainqueur comprit d’ailleurs la nécessité d’accorder des satisfactions aux légitimes réclamations de la partie éclairée de la nation. Il créa un parlement chargé de préparer des lois et de contrôler les dépenses.
L’histoire de la Révolution russe montre comment un gouvernement dont tous les soutiens naturels s’écroulaient successivement put, avec de la sagesse et de la fermeté, triompher des plus redoutables obstacles. On a dit très justement qu’on ne renverse pas les gouvernements, mais qu’ils se suicident.
§ 3. — Les révolutions faites par les gouvernements. Exemples divers : Chine, Turquie, etc.
Les gouvernements combattent presque toujours les révolutions et n’en font guère. Représentant les nécessités du moment et l’opinion générale, ils suivent timidement les réformateurs mais ne les précèdent pas.
Parfois cependant certains gouvernements ont tenté de ces brusques réformes qui constituent des révolutions. La stabilité ou l’instabilité de l’âme nationale explique pourquoi ils réussissent ou échouent dans ces tentatives.
Ils réussissent lorsque le peuple auquel le gouvernement prétend imposer des institutions nouvelles est composé de tribus demi-barbares, sans lois fixes, sans traditions solides, c’est-à-dire sans âme nationale constituée. Tel fut le cas de la Russie à l’époque de Pierre le Grand. On sait comment il essaya d’européaniser par force des populations russes demi-asiatiques.
Le Japon constitue un autre exemple d’une révolution faite par un gouvernement, mais c’est sa technique et non son âme qui fut transformée.
Il faut un autocrate très puissant, doublé d’un homme de génie pour réussir, même partiellement, de telles tâches. Le plus souvent, le réformateur voit se dresser tout le peuple devant lui. Contrairement à ce qui se passe dans les révolutions ordinaires, l’autocrate est alors le révolutionnaire et le peuple le conservateur. En y regardant attentivement, on découvre assez vite que les peuples sont toujours très conservateurs.
L’insuccès représente du reste la règle habituelle de ces tentatives. Qu’elles se fassent par les hautes classes ou par les couches inférieures, les révolutions ne changent pas l’âme d’un peuple stabilisée depuis longtemps. Elles ne transforment que les choses usées par le temps et prêtes à tomber.
La Chine fait actuellement la très intéressante expérience de cette impossibilité pour un gouvernement de renouveler brusquement les institutions d’un pays. La révolution qui renversa la dynastie de ses anciens souverains fut la conséquence indirecte du mécontentement provoqué par les réformes que, dans le but d’améliorer un peu la Chine, son gouvernement avait voulu imposer. La suppression de l’opium et des jeux, la réforme de l’armée, la création d’écoles entraînèrent des augmentations d’impôts qui, aussi bien que les réformes elles-mêmes, indisposèrent fortement l’opinion.
Quelques lettrés chinois élevés dans les écoles européennes, profitèrent de ce mécontentement pour soulever le peuple et faire proclamer la république, institution dont un Chinois ne saurait avoir aucune conception.
Elle ne pourra sûrement se maintenir bien longtemps, car l’impulsion qui lui a donné naissance n’est pas un mouvement de progrès, mais de réaction. Le mot de république, pour le Chinois intellectualisé par son éducation européenne, est simplement synonyme d’affranchissement du joug des lois, des règles et de toutes les contraintes séculaires. Après avoir coupé sa natte, couvert sa tête d’une casquette et s’être déclaré républicain, le jeune Chinois pense pouvoir s’adonner sans frein à tous ses instincts. C’est un peu, au surplus, l’idée que se faisait de la République une partie du peuple français au moment de la grande Révolution.
La Chine découvrira vite elle aussi ce que devient une société privée de l’armature lentement édifiée par le passé. Après quelques années de sanglante anarchie, il lui faudra rétablir un pouvoir dont la tyrannie sera nécessairement beaucoup plus dure que celle du régime renversé. La science n’a pas encore découvert la baguette magique capable de faire subsister une société sans discipline. Nul besoin de l’imposer quand elle est devenue héréditaire, mais lorsqu’on a laissé les instincts primitifs détruire les barrières péniblement édifiées par de lentes acquisitions ancestrales, elle ne peut être reconstruite que par une tyrannie énergique.
On peut donner encore comme preuve de ces assertions une expérience analogue à celle de la Chine, faite par la Turquie aujourd’hui. Il y a quelques années, des jeunes gens, instruits dans les écoles européennes et pleins de bonne volonté réussirent, avec le concours de plusieurs officiers, à renverser un sultan dont la tyrannie paraissait insupportable. Ayant acquis notre robuste foi latine en la puissance magique des formules, ils s’imaginèrent pouvoir établir le régime représentatif dans un pays à demi-civilisé, profondément divisé par des haines religieuses et composé de races différentes.
La tentative n’a pas été heureuse jusqu’ici. Les auteurs de la réforme durent constater que malgré tout leur libéralisme, ils étaient obligés de gouverner avec des méthodes fort voisines de celles du régime renversé. Ils n’ont pu empêcher ni les exécutions sommaires, ni les massacres de chrétiens, sur une grande échelle, ni remédier encore à un seul abus.
On serait injuste en le leur reprochant. Qu’auraient-ils pu faire en vérité pour transformer un peuple aux traditions fixées depuis longtemps, aux passions religieuses intenses, et où les musulmans en minorité ont cependant la légitime prétention de gouverner avec leur code la cité sainte de leur foi ? Comment empêcher l’islamisme de rester la religion d’État dans un pays où le droit civil et le droit religieux ne sont pas encore nettement séparés, et où la foi au Coran est le seul lien permettant de maintenir l’idée de patrie ?
Il était bien difficile de détruire un tel état de choses et c’est pourquoi on devait fatalement voir se rétablir une organisation autocratique avec un semblant de régime constitutionnel, c’est-à-dire à peu près l’ancien régime. De pareils essais constituent un exemple bien net de l’impossibilité où se trouvent les peuples de choisir leurs institutions avant d’avoir transformé leur âme.
§ 4. — Éléments sociaux survivant aux changements de gouvernement après les révolutions.
Ce que nous dirons plus loin de la stabilisation de l’âme nationale permet de comprendre la force des régimes établis depuis longtemps tels que les anciennes monarchies. Un monarque peut être renversé facilement par des conspirateurs, mais ces derniers sont sans force contre les principes que le monarque représente. Napoléon tombé fut remplacé non par son héritier naturel, mais par celui des rois. Ce dernier incarnait un principe ancien, alors que le fils de l’Empereur personnifiait seulement des idées encore mal fixées dans les âmes.
C’est pour la même raison qu’un ministre, si habile qu’on le suppose, si grands que soient les services rendus à son pays, pourra bien rarement renverser son souverain. Bismarck lui-même n’y aurait pas réussi. Ce grand ministre avait fait à lui seul l’unité de l’Allemagne, et cependant son maître n’eut qu’à le toucher du doigt pour qu’il s’évanouît. Un homme n’est rien devant un principe soutenu par l’opinion.
Mais alors même que, pour des motifs divers, le principe qu’incarne un gouvernement est anéanti avec lui, comme cela arriva au moment de la Révolution, tous les éléments d’organisation de la société ne périssent pas en même temps.
Si l’on ne connaissait de la France que ses bouleversements depuis plus d’un siècle, on pourrait la supposer vivant dans une profonde anarchie. Or, dans sa vie économique, industrielle, politique même, se manifeste au contraire une continuité paraissant indépendante de tous les bouleversements et de tous les régimes.
C’est qu’à côté des grands événements dont s’occupe l’histoire, se trouvent les petits faits de la vie journalière que négligent de relater les livres. Ils sont dominés par d’impérieuses nécessités qui n’attendent pas. Leur ensemble forme la trame véritable de la vie d’un peuple.
Alors que l’étude des grands événements nous montre le gouvernement nominal de la France fréquemment changé depuis un siècle, l’examen des petits événements journaliers prouve au contraire que son gouvernement réel s’est très peu transformé.
Quels sont en effet les véritables conducteurs d’un peuple ? Les rois et les ministres, pour les grandes circonstances sans doute, mais bien nul est leur rôle dans les petites réalités formant la vie de chaque jour. Les vraies forces directrices d’un pays, ce sont les administrations composées d’éléments impersonnels que les changements de régime n’atteignent jamais. Conservatrices des traditions, elles ont pour elles l’anonymat et la durée, et constituent un pouvoir occulte devant lequel tous les autres finissent par plier. Son action est même devenue telle, comme nous le montrerons dans cet ouvrage, qu’il menace de former un État anonyme plus fort que l’État officiel. La France en est ainsi arrivée à être progressivement gouvernée par des chefs de bureau et des commis. Plus on étudie l’histoire des révolutions, plus on constate qu’elles ne changent guère que des façades. Faire des révolutions est facile, modifier l’âme d’un peuple très difficile.