La Révolution Française et la psychologie des révolutions
CHAPITRE IV
LES ILLUSIONS PSYCHOLOGIQUES DE LA
RÉVOLUTION FRANÇAISE
§ 1. — Les illusions sur l’homme primitif, sur le retour à l’état de nature et sur la psychologie populaire.
Nous avons déjà rappelé, et nous y reviendrons encore, que les erreurs d’une doctrine ne nuisant pas à sa propagation, son influence sur les esprits doit seule être considérée.
Mais si la critique des erreurs ne présente guère d’utilité pratique, elle est fort intéressante au point de vue psychologique. Le philosophe désireux de découvrir comment s’impressionnent les hommes devra toujours étudier avec soin les illusions dont ils vécurent. Jamais peut-être, dans le cours de l’histoire, ces dernières n’apparurent aussi profondes et aussi nombreuses qu’au moment de la Révolution.
Une des plus manifestes fut la conception singulière qu’on se faisait de la nature de nos premiers ancêtres et des sociétés primitives. L’anthropologie n’ayant pas révélé encore les conditions d’existence de nos lointains aïeux, on admettait, sous l’influence des récits bibliques, que l’homme était sorti parfait des mains du Créateur. Les premières sociétés constituaient des modèles, altérés plus tard par la civilisation et auxquels il fallait revenir. Le retour à l’état de nature devint bientôt le cri général. « Le principe fondamental de toute morale sur lequel j’ai raisonné dans mes écrits, disait Rousseau, est que l’homme est un être naturellement bon, aimant la justice et l’ordre. »
La science moderne, en déterminant d’après les débris de leur industrie les conditions d’existence de nos premiers ancêtres, a depuis longtemps montré l’erreur de cette doctrine. L’homme primitif est devenu pour elle une brute féroce ignorant, tout comme le sauvage moderne, la bonté, la morale et la pitié. Gouverné uniquement par ses impulsions instinctives, il se précipitait sur sa proie quand la faim le poussait hors de sa caverne, et se ruait sur son ennemi dès que la haine l’excitait. La raison n’étant pas née encore, ne pouvait avoir aucune prise sur ses instincts.
Le but de la civilisation, contrairement à toute la croyance révolutionnaire, n’a pas été de revenir à l’état de nature, mais bien d’en sortir. Ce fut justement parce que les Jacobins ramenèrent l’homme à l’état primitif en détruisant tous les freins sociaux sans lesquels aucune civilisation ne peut exister, qu’ils transformèrent une société policée en horde barbare.
Les idées des théoriciens sur la nature de l’homme valaient à peu près celles d’un général romain sur la puissance des augures. Leur influence comme mobile d’action fut cependant considérable. La Convention s’en inspira toujours.
Les erreurs concernant nos primitifs ancêtres étaient assez excusables, puisque avant les découvertes modernes leurs véritables conditions d’existence restaient profondément inconnues. L’ignorance complète de la psychologie des hommes qui entouraient les théoriciens de la Révolution est beaucoup moins explicable.
Il semble vraiment que philosophes et écrivains du XVIIIe siècle aient été totalement dépourvus de la moindre faculté d’observation. Ils ont vécu au milieu de leurs contemporains sans les voir ni les comprendre. L’âme populaire notamment ne fut jamais soupçonnée par eux. L’homme du peuple leur apparaissait toujours moulé sur le modèle chimérique enfanté par leurs rêves. Aussi ignorants de la psychologie que des enseignements de l’histoire, ils le considéraient comme naturellement bon, affectueux, reconnaissant et toujours prêt à écouter la raison.
Les discours des Constituants montrent la profondeur de leurs illusions. Quand les paysans commencèrent à brûler les châteaux, ils en furent très étonnés et leur adressèrent des harangues sentimentales pour les prier de cesser, afin de ne pas « faire de la peine à leur bon roi » et les adjurèrent « de l’étonner par leurs vertus ».
§ 2. — Les illusions sur la possibilité de séparer l’homme de son passé et sur la puissance transformatrice attribuée aux lois.
Un des principes qui servirent de base aux institutions révolutionnaires fut que l’homme est facilement séparable de son passé et qu’une société peut être refaite de toutes pièces avec des institutions. Persuadés, d’après la lumière de la raison, qu’en dehors des âges primitifs devant servir de modèles, le passé représentait un héritage de superstitions et d’erreurs, les législateurs résolurent de rompre entièrement avec lui. Pour bien marquer cette intention, ils fondèrent une ère nouvelle, transformèrent le calendrier, changèrent les noms des mois et des saisons.
Supposant tous les hommes semblables, ils pensaient pouvoir légiférer pour le genre humain. Condorcet s’imaginait émettre une vérité évidente en disant : « Une bonne loi doit être bonne pour tous les hommes comme une proposition de géométrie est vraie pour tous. »
Les théoriciens de la Révolution n’entrevirent jamais, derrière les choses visibles, les ressorts invisibles qui les mènent. Il fallut tous les progrès des sciences biologiques pour montrer combien étaient lourdes leurs erreurs et à quel point un être quelconque dépend de son passé.
A cette influence du passé, les réformateurs de la Révolution se heurtèrent toujours sans jamais la comprendre. Ils voulaient l’anéantir, et furent anéantis par elle.
La foi des législateurs dans la puissance absolue attribuée aux institutions et aux lois assez ébranlée à la fin de la Révolution, fut à ses débuts complète. Grégoire disait à la tribune de l’Assemblée constituante sans provoquer aucun étonnement : « Nous pourrions, si nous le voulions, changer la religion, mais nous ne le voulons pas. » On sait qu’ils le voulurent plus tard, et on sait aussi combien misérablement échoua leur tentative.
Les Jacobins eurent cependant entre les mains tous les éléments de succès. Grâce à la plus dure des tyrannies, les obstacles étaient brisés, les lois qu’il leur plaisait d’imposer toujours acceptées. Après dix ans de violences, de ruines, d’incendies, de massacres et de bouleversements, leur impuissance se révéla si éclatante qu’ils tombèrent sous la réprobation universelle. Le dictateur réclamé alors par la France entière fut obligé de rétablir la plus grande partie de ce qui avait été détruit.
La tentative des Jacobins pour refaire la société au nom de la raison pure, constitue une expérience du plus haut intérêt. L’occasion ne sera probablement pas donnée à l’homme de la répéter sur une pareille échelle.
Bien que la leçon ait été terrible, elle ne semble pas cependant suffisante à beaucoup d’esprits, puisque de nos jours encore, nous voyons les socialistes proposer de refaire de toutes pièces une société d’après leurs plans chimériques.
§ 3. — Les illusions sur la valeur théorique des grands principes révolutionnaires.
Les principes fondamentaux sur lesquels la Révolution se basa pour édifier un droit nouveau sont contenus dans les Déclarations des Droits de l’Homme, formulées successivement en 1789, 1793 et 1795. Elles sont d’accord pour proclamer que : « Le principe de la souveraineté réside dans la nation. »
Les trois déclarations varient d’ailleurs sur plusieurs points, l’égalité notamment. Celle de 1789 dit simplement, article 1er : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Celle de 1793 va plus loin et assure, article 3 : « Tous les hommes sont égaux par la nature. » Celle de 1795 est plus modeste et dit, article 3 : « L’égalité consiste en ce que la loi est la même pour tous. » En outre, après avoir parlé des droits, la dernière Déclaration croit utile de parler des devoirs. Sa morale n’est autre que celle de l’Évangile. Article 2 : « Tous les devoirs de l’homme et du citoyen dérivent de ces deux principes gravés par la nature dans tous les cœurs : ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît ; faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir. »
Les parties essentielles de ces proclamations, les seules qui aient réellement survécu, furent l’égalité et la souveraineté populaire.
Malgré la faiblesse de son contenu rationnel, le rôle de la devise républicaine : « Liberté, égalité, fraternité » fut considérable.
Cette formule magique, restée gravée sur nos murs en attendant qu’elle le soit dans nos cœurs, a possédé réellement la puissance surnaturelle attribuée par les sorciers à certaines paroles.
En raison des espoirs nouveaux suscités par ses promesses, son pouvoir d’expansion fut considérable. Des milliers d’hommes se firent tuer pour elle. De nos jours encore quand une révolution éclate quelque part dans le monde, la même formule est toujours invoquée.
Son choix fut très heureux. Elle appartient à cette catégorie de sentences imprécises, évocatrices de rêves, que chacun est libre d’interpréter au gré de ses désirs, de ses haines et de ses espérances. En matière de foi, le sens réel des mots importe assez peu, celui qu’on leur attache crée leur puissance.
Des trois principes de la devise révolutionnaire, l’égalité engendra le plus de conséquences. Nous verrons dans une autre partie de cet ouvrage que c’est à peu près le seul ayant survécu et dont les effets se manifestent encore.
Ce n’est pas assurément la Révolution qui introduisit l’idée d’égalité dans le monde. Sans même remonter aux républiques grecques, on peut remarquer que la théorie égalitaire avait été enseignée de la façon la plus nette par le christianisme et l’islamisme. Tous les hommes, sujets d’un même Dieu, étaient égaux devant lui, et jugés uniquement d’après leurs mérites. Le dogme de l’égalité des âmes devant le Créateur fut un dogme essentiel aussi bien chez les musulmans que chez les chrétiens.
Mais proclamer un principe ne suffit pas à le faire observer. L’Église chrétienne renonça vite à son égalité théorique, et les hommes de la Révolution n’en tinrent compte que dans leurs discours.
Le sens du terme égalité varie suivant les catégories de personnes qui en font usage. Il cache souvent des sentiments très contraires à son sens réel et représente alors l’impérieux besoin de n’avoir personne au-dessus de soi, joint au désir non moins vif d’en sentir au-dessous.
Chez les Jacobins de la Révolution, comme chez ceux de nos jours, le mot égalité traduisait simplement une haine jalouse de toutes les supériorités. Pour les effacer, ils prétendaient unifier les mœurs, les manières, les costumes, les situations. Tout despotisme, autre que celui exercé par eux leur semblait odieux.
Ne pouvant éviter les inégalités naturelles qui les choquaient, ils les nièrent. La seconde Déclaration des Droits de l’Homme, celle de 1793, rappelée plus haut, affirme, contrairement à l’évidence, que : « Tous les hommes sont égaux par la nature. »
Il semble bien que la soif ardente de l’égalité n’ait caché chez beaucoup d’hommes de la Révolution qu’un intense besoin d’inégalités. Napoléon fut obligé de rétablir pour eux les titres nobiliaires et les décorations. Après avoir montré que ce fut chez les plus farouches révolutionnaires qu’il trouva ses plus dociles instruments de règne, Taine ajoute :
« Tout de suite, sous leurs prêches de liberté et d’égalité, il a démêlé leurs instincts autoritaires, leur besoin de commander, de primer, même en sous-ordre, et par surcroît, chez la plupart d’entre eux, les appétits d’argent ou de jouissance. Entre le délégué du Comité de Salut public et le ministre, le préfet ou sous-préfet de l’Empire la différence est petite : c’est le même homme sous deux costumes, d’abord en carmagnole, puis en habit brodé. »
Le dogme de l’égalité eut pour première conséquence la proclamation, par la bourgeoisie, de la souveraineté populaire. Cette souveraineté demeura, du reste, très théorique pendant toute la durée de la Révolution.
Le principe d’égalité fut le legs durable de la Révolution. Les deux termes liberté et fraternité qui l’encadrent dans la devise républicaine eurent toujours une action très faible. On peut même dire qu’elle fut totalement nulle pendant toute la durée de la Révolution et de l’Empire, et ne servit qu’à orner les discours.
Leur influence ne fut guère plus grande ensuite. La fraternité n’a jamais été pratiquée, et de la liberté, les peuples se sont toujours peu souciés. Actuellement les ouvriers l’ont complètement abandonnée à leurs syndicats.
En résumé, bien que la devise républicaine ait été peu appliquée elle eut une influence très grande. De la Révolution, il n’est guère resté dans l’âme populaire que les trois mots célèbres résumant son évangile et que ses armées propagèrent à travers l’Europe.