La Révolution Française et la psychologie des révolutions
CHAPITRE VII
PSYCHOLOGIE DES CHEFS DE LA RÉVOLUTION
§ 1. — Mentalité des hommes de la Révolution. Rôle des caractères violents et des caractères faibles.
On juge avec son intelligence, on se guide avec son caractère. Pour bien connaître un homme, il faut séparer ces deux éléments.
Pendant les grandes périodes d’action — et les mouvements révolutionnaires appartiennent naturellement à de telles périodes — le caractère prend toujours le premier rang.
Ayant décrit, au cours de plusieurs chapitres, les diverses mentalités qui prédominent dans les temps troublés, nous n’avons pas à y revenir maintenant. Elles constituent des types généraux que modifie naturellement la personnalité héréditaire et acquise de chacun.
Nous avons vu le rôle joué par l’élément mystique dans la mentalité jacobine et le fanatisme féroce auquel il conduisit les sectateurs de la nouvelle foi.
Nous avons montré aussi que tous les membres des assemblées ne furent pas des fanatiques. Ceux-ci constituèrent même une minorité, puisque dans la plus sanguinaire des assemblées de la Révolution, la grande majorité se composait d’hommes timides et modérés, au caractère neutre. Avant Thermidor, les membres de ce groupe votèrent par crainte avec les violents et, après Thermidor, avec les modérés.
En temps de révolution comme d’ailleurs à toutes les époques, ces caractères neutres, obéissant aux impulsions les plus contraires, sont toujours les plus nombreux. Ils sont aussi dangereux en réalité que les violents. La force des derniers s’appuie sur la faiblesse des premiers.
Dans toutes les révolutions, et en particulier la nôtre, on voit une petite minorité d’esprits bornés, mais décidés, dominer impérieusement une immense majorité d’hommes, très intelligents parfois, mais dépourvus de caractère.
A côté des apôtres fanatiques et des caractères faibles, surgissent toujours en révolution des individus ne songeant qu’à profiter d’elle. Ils furent nombreux pendant la Révolution française. Leur but était simplement d’utiliser les circonstances pour s’enrichir. Tels Barras, Tallien, Fouché, Barrère et bien d’autres. Leur politique consistait uniquement à se mettre au service du plus fort contre le plus faible.
Dès le début de la Révolution, ces arrivistes, comme on dirait aujourd’hui, étaient nombreux. C’est ce qui faisait écrire à Camille Desmoulins, en 1792 : « Notre Révolution n’a ses racines que dans l’égoïsme et dans les amours-propres de chacun, de la combinaison desquels s’est composé l’intérêt général. »
Si on ajoute aux indications précédentes les observations résumées dans un autre chapitre sur les diverses formes de mentalités en temps de bouleversements politiques, on aura déjà une idée générale du caractère des hommes de la Révolution. Nous allons faire maintenant l’application des principes précédemment exposés, aux personnages les plus marquants de la période révolutionnaire.
§ 2. — Psychologie des représentants en mission.
A Paris, la conduite des membres de la Convention était toujours orientée, contenue ou excitée par l’action de leurs collègues et celle du milieu.
Pour bien les juger, on doit les observer abandonnés à eux-mêmes sans contrôle et possédant, par conséquent, toute liberté. Tels furent justement les représentants envoyés en mission dans les départements par la Convention.
Le pouvoir de ces délégués était absolu. Aucune censure ne les gênait. Fonctionnaires et magistrats devaient leur obéir.
Un représentant en mission « réquisitionne, séquestre ou confisque ce que bon lui semble, taxe, emprisonne, déporte ou décapite qui bon lui semble et, dans sa circonscription, il est pacha ».
Se considérant tous comme des pachas, ils se montraient « traînés par des carrosses à six chevaux, entourés de gardes, assis à des tables somptueuses de trente couverts, mangeant au bruit de la musique avec un cortège d’histrions, de courtisanes et de prétoriens… » A Lyon « la représentation solennelle de Collot d’Herbois ressemble à celle du Grand Turc. On ne parvient à son audience qu’après trois demandes itératives ; une file d’appartements précède son salon de réception, personne ne l’approche qu’à quinze pas de distance ».
On se figure la vanité immense de ces dictateurs pénétrant solennellement dans les villes, entourés de gardes et dont un geste suffisait à faire tomber les têtes.
Petits avocats sans causes, médecins sans clients, curés défroqués, robins ignorés, n’ayant connu auparavant qu’une pâle destinée, devenaient subitement égaux aux plus puissants tyrans de l’histoire. En guillotinant, noyant, mitraillant sans pitié, au hasard de leurs fantaisies, ils prenaient conscience de s’élever d’une humble condition au niveau de célèbres potentats.
Jamais Néron ni Héliogabale ne dépassèrent en tyrannie les représentants de la Convention. Des lois et des coutumes contenaient toujours un peu les premiers. Rien ne refrénait les seconds.
« Fouché, écrit Taine, lorgnette en main, regarde de sa fenêtre une boucherie de 210 Lyonnais. Collot, Laporte et Fouché font ripaille en grande compagnie les jours de fusillade et au bruit de la décharge se lèvent avec des cris d’allégresse, en agitant leurs chapeaux. »
Parmi les représentants en mission à mentalité meurtrière, on peut citer comme type l’ancien curé Lebon qui, devenu possesseur du pouvoir suprême, ravagea Arras et Cambrai. Son exemple, avec celui de Carrier, contribue à montrer ce que devient l’homme soustrait au joug de la tradition et des lois. La cruauté du féroce conventionnel se compliquait de sadisme ; l’échafaud était dressé sous ses fenêtres, de façon à ce que lui, sa femme et ses coadjuteurs pussent jouir du carnage. Au pied de la guillotine, on avait installé une buvette où venaient boire les sans-culottes. Pour les amuser, le bourreau groupait sur le pavé, en attitudes ridicules, les corps nus des décapités.
« La lecture des deux volumes de son procès imprimés à Amiens en 1795, peut être placée parmi les cauchemars. Durant vingt audiences, les survivants des hécatombes d’Arras et de Cambrai passent dans l’antique salle du Bailliage, à Amiens, où l’on juge l’ex-conventionnel. Ce que racontent ces fantômes en deuil est inouï. Des rues entières dépeuplées ; des nonagénaires, des filles de seize ans égorgées après un jugement dérisoire ; la mort bafouée, insultée, enjolivée, dégustée ; les exécutions en musique ; des bataillons d’enfants recrutés comme garde de l’échafaud ; des débauches, un cynisme, des raffinements de satrape ivre ; un roman de Sade devenu épopée ; il semble, en assistant à ce déballage d’horreurs, que tout un pays, longtemps terrorisé, dégorge enfin son épouvante et prend la revanche de sa lâcheté en accablant le malheureux qui est là, bouc émissaire d’un régime abhorré et vaincu. »
La seule défense de l’ancien curé fut d’avoir obéi à des ordres. Les faits qui lui furent reprochés étaient connus depuis longtemps et la Convention ne les avait nullement blâmés.
J’ai signalé plus haut la vanité des représentants en mission revêtus instantanément d’un pouvoir supérieur à celui des plus puissants despotes, mais ce sentiment ne suffirait pas à expliquer leur férocité.
Elle provenait de sources diverses. Apôtres d’une foi sévère, les délégués de la Convention ne devaient, comme les inquisiteurs du Saint-Office, aucune pitié à leurs victimes. Dégagés en outre de tous les freins de la tradition et des lois, ils pouvaient donner cours aux plus sauvages instincts que l’animalité primitive laisse en nous.
La civilisation restreint ces instincts, mais ils ne meurent jamais. Le besoin de tuer, qui crée les chasseurs, en est le permanent indice. M. Cunisset-Carnot a montré, dans les lignes suivantes, l’emprise de ce penchant héréditaire qui, dans la poursuite du plus bénévole gibier, fait renaître, chez tout chasseur, le barbare.
« Le plaisir de tuer pour tuer est pour ainsi dire universel, il est le fond de la passion cynégétique, car il faut bien convenir qu’actuellement, dans les pays civilisés, le besoin de vivre n’est plus pour rien dans son expansion. En réalité, nous continuons un geste impérieusement imposé à nos sauvages aïeux par les nécessités de leur existence durant laquelle il fallait tuer ou mourir de faim, alors que plus rien ne le légitime aujourd’hui. Mais c’est ainsi, nous n’y pouvons rien, nous ne parviendrons sans doute jamais à rompre les chaînes de cet esclavage qui nous serrent depuis si longtemps. Nous ne pouvons nous empêcher de goûter un plaisir intense, passionnant souvent, à verser le sang des animaux vis-à-vis desquels, lorsque le goût de la chasse nous tient, nous arrivons à perdre tout sentiment de pitié. Les bêtes les plus douces, les plus jolies, les oiseaux chanteurs, charme de nos printemps, tombent sous notre plomb ou s’étranglent dans nos filets sans qu’un frémissement de pitié trouble notre plaisir de les voir terrorisés, sanglants, se débattre dans les horribles souffrances que nous leur infligeons, cherchant à fuir sur leurs pauvres pattes cassées ou agitant désespérément leurs ailes qui ne peuvent plus les soutenir… L’excuse, c’est la poussée de cet atavisme impérieux auquel les meilleurs d’entre nous n’ont pas la force de résister. »
En temps ordinaire cet atavisme sanguinaire, contenu par la crainte des lois, ne peut s’exercer que sur des animaux. Quand les codes n’agissent plus, il s’applique immédiatement à l’homme, et c’est pourquoi tant de terroristes trouvèrent un plaisir intense à massacrer. Le mot de Carrier sur la joie qu’il éprouvait à contempler la figure de ses victimes pendant leur supplice est fort typique. Chez beaucoup de civilisés la férocité est un instinct refréné, mais nullement supprimé.
§ 3. — Danton et Robespierre.
Danton et Robespierre représentent les deux principaux personnages de la Révolution. Je parlerai peu du premier, sa psychologie, d’ailleurs assez simple, étant fort connue. Surtout orateur de club, impulsif et violent, il se montra toujours prêt à exciter le peuple. Cruel seulement dans ses discours, il en regrettait souvent les effets. Dès le début, il brilla au premier rang alors que son futur rival Robespierre végétait presque au dernier.
A un moment donné, Danton devint l’âme de la Révolution, mais il était dépourvu de ténacité et de fixité dans la conduite. En outre il avait des besoins, alors que Robespierre n’en possédait pas. Le fanatisme continu du dernier triompha des efforts intermittents du premier. Ce fut, néanmoins, un spectacle imprévu, de voir un aussi puissant tribun envoyé à l’échafaud par son pâle, venimeux et médiocre rival.
Robespierre, l’homme le plus influent de la Révolution et le plus étudié, reste cependant le moins expliqué. Difficilement se comprend l’influence prodigieuse qui lui donna le droit de vie et de mort, non seulement sur les ennemis de la Révolution, mais encore sur des collègues ne pouvant passer pour ennemis du régime.
On ne l’explique pas assurément en disant, avec Taine, que Robespierre était un cuistre perdu dans des abstractions, ni en affirmant, avec Michelet, qu’il réussit à cause de ses principes, ni en répétant avec son contemporain, H. Williams, que « l’un des secrets de son gouvernement était de prendre, pour marchepied à son ambition, des hommes marqués d’opprobre ou souillés de crimes ».
Impossible de rechercher dans son éloquence les causes de ses succès. Le regard abrité par des lunettes, il lisait péniblement ses discours, composés d’abstractions froides et vagues. L’assemblée comptait des orateurs possédant un talent immensément supérieur, comme Danton et les Girondins, et ce fut pourtant Robespierre qui les fit périr.
Nous n’avons donc, en réalité, aucune explication acceptable de l’ascendant que le dictateur finit par acquérir. Sans influence à l’Assemblée nationale, il devint progressivement le maître aux Jacobins et à la Convention. « Lorsqu’il est arrivé au Comité de Salut public, il était déjà, dit Billaud-Varenne, l’être le plus important de la France. »
« Son histoire, écrit Michelet, est prodigieuse, bien plus que celle de Bonaparte. On voit bien moins les fils et les rouages, les forces préparées. Ce qu’on voit, c’est un petit avocat avant tout homme de lettres. C’est un homme honnête et austère mais de piètre figure, d’un talent incolore, qui se trouve un matin soulevé, emporté par je ne sais quelle trombe. Rien de tel dans les Mille et une Nuits. En un moment il va bien plus haut que le trône. Il est mis sur l’autel. Étonnante légende. »
Sans doute, les circonstances l’aidèrent considérablement. On se tournait vers lui comme vers le maître dont chacun éprouvait déjà le besoin. Mais alors il l’était déjà et c’est justement la cause de son ascension rapide qu’il s’agit de déterminer. Je supposerais volontiers chez lui l’existence d’une sorte de fascination personnelle qui nous échappe aujourd’hui. On peut faire valoir, à l’appui de cette hypothèse, ses succès féminins. Les jours où il prononce des discours, « les passages sont obstrués de femmes… il y en a sept ou huit cents dans les tribunes, et avec quels transports elles l’applaudissent… Aux Jacobins, quand il parle, il y a des sanglots d’attendrissement, des cris, des trépignements à faire crouler la salle… » Une jeune veuve, Mme de Chalabre, possédant quarante mille francs de rente, lui envoie des lettres incendiaires et veut absolument l’épouser.
Il ne faudrait pas chercher dans le caractère de Robespierre les causes de sa popularité. Tempérament hypocondriaque, intelligence médiocre, incapable de saisir les réalités, confiné dans les abstractions, astucieux et dissimulé, sa note dominante fut un orgueil excessif qui ne cessa de croître jusqu’à son dernier jour. Grand prêtre d’une foi nouvelle, il se croyait envoyé de Dieu sur la terre pour établir le règne de la vertu. On lui écrit « qu’il est le Messie que l’Être éternel a promis pour réformer toute chose ».
Rempli de prétentions littéraires, il polissait longuement ses discours. Sa jalousie profonde à l’égard des orateurs ou des gens de lettres, tels que Camille Desmoulins, causa leur mort.
« Ceux qui furent particulièrement en butte à la rage du tyran, écrit l’auteur cité plus haut, ce furent les hommes de lettres. Contre eux, en Robespierre, la jalousie d’un confrère se mêlait à la fureur de l’oppresseur ; car la haine dont il les poursuivait s’animait moins de leur résistance à son despotisme que du talent dont ils avaient éclipsé le sien. »
Le mépris du dictateur pour ses collègues était immense et peu dissimulé. Donnant audience à Barras, à l’heure de sa toilette, il acheva de se raser, crachant du côté de son collègue, comme s’il n’existait pas, et dédaignant de répondre à ses questions.
Il enveloppait d’un même dédain haineux les bourgeois et les députés. Seule la multitude trouvait grâce devant lui : « Quand le peuple souverain exerce le pouvoir, disait-il, il n’y a qu’à s’incliner. Dans tout ce qu’il fait, tout est vertu et vérité, rien ne peut être excès, erreur ou crime. »
Robespierre avait le délire des persécutions. S’il fit trancher tant de têtes, ce ne fut pas seulement en raison de sa mission d’apôtre, mais encore parce qu’il se croyait entouré d’ennemis et de conspirateurs. « Si grande que fût la lâcheté de ses collègues devant lui, écrit M. Sorel, la peur qu’il avait d’eux la dépassait encore. »
Sa dictature, absolue pendant cinq mois, est un frappant exemple de l’empire de certains meneurs. Qu’un tyran possesseur d’une armée fasse périr qui bon lui semble, on le comprend aisément. Mais qu’un homme seul réussisse à envoyer successivement à la mort un grand nombre de ses égaux, voilà qui ne s’explique pas facilement.
La puissance de Robespierre fut si complète qu’il put livrer au Tribunal révolutionnaire et par conséquent à l’échafaud, les plus illustres députés : Camille Desmoulins, Hébert, Danton et bien d’autres. Les brillants Girondins s’effondrèrent devant lui. Il s’attaqua même à la redoutable Commune, fit guillotiner ses chefs et les remplaça par une Commune nouvelle, dévouée à ses ordres.
Afin de se débarrasser plus vite des hommes qui lui déplaisaient, il avait fait voter la loi de Prairial, qui permettait d’exécuter les simples suspects et grâce à laquelle il fit couper à Paris 1.373 têtes en quarante-neuf jours. En proie à une folle terreur, ses collègues ne couchaient plus chez eux. Une centaine de députés à peine assistaient aux séances. David disait : « Je crois que nous ne resterons pas vingt membres de la Montagne. »
L’excès seul de sa confiance en sa force et dans la lâcheté des membres de la Convention perdit Robespierre. Ayant voulu leur faire voter une loi permettant d’envoyer les députés devant le Tribunal révolutionnaire, c’est-à-dire à l’échafaud, sans l’autorisation de l’Assemblée et sur l’ordre du comité qu’il dirigeait, plusieurs Montagnards conspirèrent avec quelques membres de la Plaine pour le renverser. Tallien, se sachant marqué pour une prochaine exécution et n’ayant par conséquent rien à perdre, l’accusa bruyamment de tyrannie. Robespierre voulut se défendre, en lisant un discours longtemps remanié, mais il apprit à ses dépens que s’il est possible de faire périr les hommes au nom de la logique, ce n’est pas avec elle que se conduit une assemblée. Les clameurs des conjurés couvrirent sa voix. Le cri : « A bas le tyran ! » bientôt répété, grâce à la contagion mentale, par beaucoup des membres présents suffit pour le renverser. Sans perdre un instant, l’assemblée le décréta d’accusation.
La Commune ayant voulu le sauver, la Convention le mit hors la loi. Touché par cette formule magique, il était définitivement perdu.
« Ce « hors la loi », écrit H. Williams, produisait à cette époque sur un Français le même effet que le cri de la peste : celui qui en était l’objet devenait civilement excommunié, et il semblait qu’on dût être contaminé en passant dans l’air qu’il avait respiré. Tel fut l’effet qu’il produisit sur les canonniers qui braquaient leurs pièces contre la Convention. Sans avoir reçu d’autre ordre mais en entendant que la Commune était « hors la loi » ils tournèrent immédiatement leurs batteries. »
Robespierre et toute sa bande : Saint-Just, le président du Tribunal révolutionnaire, le maire de la Commune, etc., furent guillotinés le 10 thermidor au nombre de 21. Leur exécution fut suivie le lendemain d’une nouvelle fournée de 70 Jacobins et le surlendemain de 13. La Terreur, qui durait depuis dix mois, était terminée.
L’écroulement de l’édifice jacobin en Thermidor est un des plus curieux événements psychologiques de la période révolutionnaire. Aucun des Montagnards qui suscitèrent la chute de Robespierre n’avait en effet songé un seul instant qu’elle marquerait le terme de la Terreur.
Tallien, Barras, Fouché, etc. renversèrent Robespierre comme ils avaient déjà renversé Hébert, Danton, les Girondins et bien d’autres. Mais quand les acclamations de la foule leur apprirent que la mort de Robespierre était considérée comme mettant fin au régime de la Terreur, ils agirent comme si telle avait été leur intention. Ils y furent d’autant plus obligés d’ailleurs que la Plaine, c’est-à-dire la grande majorité de l’Assemblée, qui s’était laissée décimer par Robespierre, se révolta furieusement contre le régime que, tout en l’abhorrant, elle avait acclamé si longtemps. Rien n’est aussi terrible que les hommes ayant eu peur quand ils n’ont plus peur. La Plaine se vengea d’avoir été terrorisée par la Montagne en la terrorisant à son tour.
La servilité des collègues de Robespierre à la Convention ne reposait nullement sur des sentiments de sympathie à son égard. Le dictateur leur inspirait un insurmontable effroi, mais derrière les marques d’admiration et d’enthousiasme qu’ils lui prodiguaient par peur, se dissimulait une haine intense. On s’en rend compte à la lecture des rapports insérés après sa mort au Moniteur des 11, 15 et 29 août 1794 par divers députés et, notamment, celui « sur la conspiration des triumvirs, Robespierre, Couthon et Saint-Just ». Jamais esclaves n’invectivèrent davantage le maître tombé.
On y apprend que « ces monstres renouvelaient, depuis quelque temps, les plus horribles proscriptions de Marius et de Sylla ». Robespierre y est représenté comme un effroyable scélérat ; on assure que « comme Caligula, il n’eût pas tardé à vouloir que le peuple français adorât son cheval… Il cherchait la sécurité dans le supplice de tout ce qui pouvait éveiller un seul de ses soupçons ».
Ces rapports oublient d’ajouter, que le pouvoir de Robespierre ne s’appuyait nullement, comme celui de Sylla ou de Marius auxquels ils font allusion, sur une solide armée, mais simplement sur l’adhésion répétée des membres de la Convention. Sans leur extrême lâcheté, la puissance du dictateur n’aurait pas duré un seul jour.
Robespierre représente un des plus odieux tyrans de l’histoire, mais il se distingue de tous les autres par ce fait qu’il fut un tyran sans soldats.
On peut résumer ses doctrines en disant qu’il incarna plus que personne, sauf Saint-Just peut-être, la foi jacobine avec sa logique étroite, son mysticisme intense et son inflexible raideur. Il compte encore des panégyristes aujourd’hui. M. Hamel le qualifie de « martyr de Thermidor ». On a parlé de lui élever un monument. J’y souscrirai volontiers, considérant qu’il n’est pas inutile de conserver les traces de l’aveuglement des foules, et de l’extraordinaire platitude dont peut se montrer capable une assemblée, devant le meneur qui sait la manier. Sa statue rappellera les cris d’admiration et d’enthousiasme passionnés de la Convention acclamant les mesures du dictateur la menaçant le plus, la veille même du jour où elle allait le renverser.
§ 4. — Fouquier-Tinville, Marat, Billaud-Varenne, etc.
Je réunis dans un même paragraphe quelques révolutionnaires rendus célèbres par le développement de leurs instincts sanguinaires. A leur férocité se joignaient d’autres sentiments, la peur et la haine, ne pouvant que la fortifier.
Fouquier-Tinville, accusateur public du Tribunal révolutionnaire, fut un des personnages qui laissèrent le plus sinistre souvenir. Ce magistrat, jadis réputé par sa douceur, et qui devint l’homme sanguinaire dont la mémoire réveille tant de répulsion, m’a déjà servi d’exemple dans d’autres ouvrages, pour montrer les transformations de certains caractères en temps de révolution.
Très besogneux au moment de la chute du régime monarchique, il avait tout à espérer d’un bouleversement social et rien à y perdre. C’était un de ces hommes que les périodes de désordre trouvent toujours prêtes à les soutenir.
La Convention lui avait abandonné ses pouvoirs. Il eut à se prononcer sur le sort de près de deux mille accusés, parmi lesquels la reine Marie-Antoinette, les Girondins, Danton, Hébert, etc. Il faisait exécuter tous les suspects qu’on lui désignait et trahissait sans scrupule ses anciens protecteurs. Dès que l’un d’eux tombait du pouvoir : Camille Desmoulins, Danton, ou tout autre, il requérait contre lui.
Fouquier-Tinville possédait une âme très basse que la Révolution fit surgir. En temps normal, encadré par des règles professionnelles, sa destinée eût été celle d’un magistrat pacifique et ignoré. Ce fut justement le sort de son substitut au Tribunal révolutionnaire, Gilbert-Liendon. « Il eût dû, écrit M. Durel, inspirer la même horreur que son collègue, et cependant il a fini sa carrière dans la haute magistrature impériale. »
Un des grands bienfaits d’une société organisée est précisément de canaliser ces caractères dangereux que les freins sociaux seuls peuvent maintenir.
Fouquier-Tinville mourut sans comprendre sa condamnation, et, au point de vue révolutionnaire, rien ne la justifiait. N’avait-il pas simplement exécuté avec zèle les ordres de ses chefs ? Impossible de l’assimiler à ces représentants envoyés en province et qu’on ne pouvait surveiller. Les délégués de la Convention examinaient tous ses actes et les approuvèrent jusqu’au dernier jour. Si sa cruauté et sa façon sommaire de faire juger les prisonniers n’avaient été encouragées par ses chefs, il n’eût pas conservé son pouvoir. En condamnant Fouquier-Tinville, la Convention condamnait son affreux régime. Elle le comprit et envoya également à l’échafaud plusieurs des terroristes dont Fouquier-Tinville n’avait été que le fidèle agent d’exécution.
A côté de Fouquier-Tinville, on peut placer Dumas, qui présidait le Tribunal révolutionnaire, et se montra également d’une cruauté excessive, greffée d’ailleurs sur une peur intense. Il ne sortait pas sans deux pistolets chargés, se barricadait chez lui et ne parlait aux visiteurs qu’à travers un guichet. Sa méfiance à l’égard de tout le monde, y compris sa femme, était complète. Il fit même emprisonner cette dernière, et allait la faire exécuter quand advint Thermidor.
Parmi les personnages que la Convention mit en lumière, un des plus farouches fut Billaud-Varenne. On peut le considérer comme un type complet de férocité bestiale.
« En ces heures de colères fécondes, d’angoisses héroïques, il reste calme, s’acquittant méthodiquement de sa besogne — et cette besogne est effroyable ; il paraît, officiellement, aux massacres de l’Abbaye, félicite les égorgeurs et leur promet salaire ; sur quoi, il rentre chez soi, comme s’il revenait de la promenade. Le voici présidant le club des Jacobins, présidant la Convention, membre du Comité de Salut public : il traîne les Girondins à l’échafaud, il y traîne la reine, il y traîne son ancien patron, Danton, qui a dit de lui : « Billaud a un poignard sous la langue. » Il approuve les canonnades de Lyon, les noyades de Nantes, les fournées d’Arras ; il organise l’impitoyable commission d’Orange : il est des lois de Prairial ; il stimule Fouquier-Tinville ; sur tous les décrets de mort, son nom se retrouve souvent le premier : il signe avant ses collègues, il est sans pitié, sans émotion, sans enthousiasme : quand les autres s’effarent, hésitent, reculent, lui va son train, parlant par sentences ampoulées, « secouant sa crinière de lion » ; car pour mettre sa face impassible et froide en harmonie avec les exubérances qui l’entourent, il s’affuble maintenant d’une perruque jaune qui ferait rire sur toute autre tête que sur la tête sinistre de Billaud-Varenne. Quand Robespierre, Saint-Just et Couthon sont menacés à leur tour, il les abandonne, passe à l’adversaire, les pousse sous la hache… Pourquoi ? Dans quel but ? On ne sait pas il n’est ambitieux de rien ; il n’a désir ni d’argent ni de puissance. »
Je ne crois pas qu’il soit difficile de répondre au pourquoi de la citation précédente. La soif du meurtre, dont nous parlions plus haut, très répandue chez certains criminels, explique parfaitement la conduite de Billaud-Varenne. Les bandits de ce type tuent pour tuer, comme les chasseurs abattent le gibier, pour le simple plaisir d’exercer leurs instincts destructeurs. En temps ordinaire, les hommes doués de ces penchants homicides les refrènent généralement par crainte du gendarme et de la guillotine. Aux époques où ils peuvent leur donner libre cours, rien ne les arrête. Tel fut le cas de Billaud-Varenne et de bien d’autres.
La psychologie de Marat est un peu plus compliquée, non seulement parce qu’à son besoin de meurtre, se superposaient d’autres éléments : amour-propre jadis blessé, ambition, croyances mystiques, etc., mais encore parce qu’on peut le considérer comme un demi-aliéné atteint du délire des grandeurs et hanté par des idées fixes.
Il avait eu avant la Révolution de grandes prétentions scientifiques, mais personne n’attacha d’importance à ses divagations. Rêvant de places et d’honneurs, il n’avait obtenu qu’une situation très subalterne chez un grand seigneur. La Révolution lui ouvrit un avenir inespéré. Gonflé de haine contre l’ancienne société qui méconnut ses mérites, il se mit à la tête des plus violents. Après avoir glorifié publiquement les massacres de Septembre, il fonda un journal dénonçant tout le monde et réclamant sans cesse des exécutions.
Parlant constamment des intérêts du peuple, Marat en devint l’idole. La plupart de ses collègues, cependant, le méprisaient fort. Échappé au poignard de Charlotte Corday, il n’eût sûrement pas évité le couperet de la guillotine.
§ 5. — Destinée des Conventionnels qui survécurent à la Révolution.
A côté des Conventionnels dont la psychologie présente des caractères particuliers, il en est d’autres, Barras, Fouché, Tallien, Merlin de Thionville, etc., complètement dénués de croyances ou de principes, ne demandant qu’à s’enrichir.
Ils surent édifier sur la misère publique de brillantes fortunes. En temps ordinaire on les aurait qualifiés de simples scélérats, mais aux périodes de révolution tout critérium du vice et de la vertu semble avoir disparu.
Si quelques rares Jacobins restèrent fanatiques, la plupart renoncèrent à leurs convictions dès qu’ils obtinrent richesses et honneurs en devenant les fidèles courtisans de Napoléon. Cambacérès qui, s’adressant à Louis XVI en prison, l’appelait Louis Capet, exigeait de ses familiers, sous l’Empire, d’être qualifié Altesse en public et Monseigneur dans l’intimité, montrant ainsi à quel sentiment d’envie correspondait le besoin d’égalité chez beaucoup de Jacobins.
« La plupart des Jacobins, écrit M. Madelin, s’étaient fortement enrichis et possédaient comme Chabot, Bazire, Merlin, Barras, Boursault, Tallien, Barrère, etc., des châteaux et des terres. Ceux qui n’étaient pas encore enrichis devaient l’être bientôt… Dans le seul Comité de l’an III, état-major du parti thermidorien, on trouve un futur prince, 13 futurs comtes, 5 futurs barons, 7 futurs sénateurs de l’Empire, 6 futurs conseillers d’État et à côté d’eux à la Convention, on rencontre, du futur duc d’Otrante au futur comte Regnault, 50 démocrates qui avant quinze ans posséderont titres, armoiries, panaches, carrosses, dotations, majorats, hôtels et châteaux. Fouché mourra avec quinze millions. »
Les privilèges si décriés de l’ancien régime se trouvèrent ainsi rétablis au profit de la bourgeoisie. Pour arriver à ce résultat il avait fallu ruiner la France, incendier des provinces entières, multiplier les supplices, plonger d’innombrables familles dans le désespoir, bouleverser l’Europe et faire périr les hommes par centaines de mille sur les champs de bataille.
En terminant ce chapitre consacré à la psychologie de divers personnages de la Révolution, nous rappellerons ce que nous avons dit des jugements possibles sur les hommes de cette période.
Si le moraliste est obligé de se montrer sévère à l’égard de certaines individualités, parce qu’il les juge d’après les types qu’une société doit respecter pour se maintenir, le psychologue n’est pas tenu à la même rigueur. Son but est de comprendre et devant une compréhension complète, la critique s’évanouit.
L’âme humaine est un bien fragile mécanisme et les marionnettes qui s’agitent sur le théâtre de l’histoire savent rarement résister aux forces puissantes qui les poussent. L’hérédité, le milieu, les circonstances, sont d’impérieux maîtres. Nul ne peut dire avec certitude quelle eût été sa conduite, à la place des hommes dont il essaie d’interpréter les actions.