La Révolution Française et la psychologie des révolutions
CHAPITRE II
LES FONDEMENTS PSYCHOLOGIQUES DE L’ANCIEN RÉGIME
§ 1. — La monarchie absolue et les bases de l’ancien régime.
Beaucoup d’historiens assurent que la Révolution fut faite contre l’autocratie de la monarchie. Mais, en réalité, longtemps avant son explosion les rois de France avaient cessé d’être des monarques absolus.
Ils n’étaient arrivés que fort tard et seulement sous le règne de Louis XIV à posséder un pouvoir incontesté. Tous les souverains précédents, y compris les plus puissants, François Ier par exemple, eurent à soutenir, soit contre les seigneurs, soit contre le clergé, soit contre les Parlements, des luttes constantes, où ils n’avaient pas toujours été les plus forts. François Ier, que nous venons de citer, ne posséda même pas assez d’autorité pour protéger contre la Sorbonne et le Parlement ses familiers les plus intimes. Son conseiller et ami Berquin, ayant déplu à la Sorbonne, fut arrêté sur les ordres de cette dernière. Le roi ordonna de le relâcher, mais elle refusa. Il en fut réduit à l’envoyer retirer de la Conciergerie par des archers et ne trouva pas d’autre moyen de le protéger que de le garder près de lui au Louvre. La Sorbonne ne se tint nullement pour battue. Profitant d’une absence du roi, elle arrêta de nouveau Berquin et le fit juger par le Parlement. Condamné à dix heures du matin, il était brûlé vif à midi.
Édifiée très lentement, la puissance des rois de France ne fut absolue que sous Louis XIV. Elle déclina rapidement ensuite et il serait vraiment difficile de parler de l’absolutisme de Louis XVI.
Ce prétendu maître était l’esclave de sa cour, de ses ministres, du clergé et de la noblesse. Il faisait ce qu’on l’obligeait à faire et rarement ce qu’il voulait. Aucun Français peut-être ne fut moins libre que lui.
Les grands ressorts de la monarchie résidaient d’abord dans l’origine divine qu’on lui supposait et ensuite dans des traditions accumulées par le temps. Elles formaient la véritable armature sociale du pays.
La vraie cause de la disparition de l’ancien régime fut justement l’affaiblissement des traditions lui servant de base. Lorsque, après des discussions répétées, elles n’eurent plus de défenseurs, l’ancien régime s’écroula comme un édifice dont les fondements ont été détruits.
§ 2. — Les inconvénients de l’ancien régime.
Un régime établi depuis longtemps finit toujours par sembler acceptable au peuple gouverné par lui. L’habitude en masque les inconvénients qui apparaissent seulement lorsqu’on y réfléchit trop. L’homme se demande alors comment il a pu les supporter. L’être vraiment malheureux est celui qui se croit misérable.
Ce fut justement cette croyance qui s’établit à l’époque de la Révolution, sous l’influence des écrivains dont nous étudierons prochainement l’action. Les imperfections de l’ancien régime éclatèrent alors à tous les yeux. Elles étaient nombreuses. Il suffira d’en marquer quelques-unes.
Malgré l’autorité apparente du pouvoir central, le royaume, formé par la conquête successive de provinces indépendantes, était divisé en territoires ayant chacun leurs lois, leurs mœurs, leurs coutumes et payant des impôts différents. Des douanes intérieures les séparaient. L’unité de la France était ainsi assez artificielle. Elle représentait un agrégat de pays divers que les efforts répétés des rois, y compris ceux de Louis XIV, n’avaient pas réussi à unifier entièrement. L’œuvre la plus utile de la Révolution fut précisément cette unification.
A de pareilles divisions matérielles venaient s’ajouter des divisions sociales constituées par des classes : noblesse, clergé, tiers état, dont les barrières rigides ne pouvaient être que bien difficilement franchies.
Considérant comme une de ses forces la séparation des classes, l’ancien régime l’avait rigoureusement maintenue. Elle devint la principale cause des haines qu’il inspira. Bien des violences de la bourgeoisie triomphante représentent surtout les vengeances d’un long passé de dédains et d’oppression. Les blessures d’amour-propre sont celles dont le souvenir s’efface le moins. Le Tiers-État en avait supporté beaucoup. A une réunion des États Généraux de 1614 où ses représentants s’étaient vus obligés de rester à genoux tête nue, un membre du Tiers ayant osé dire que les ordres étaient comme trois frères, l’orateur de la noblesse répondit : « qu’il n’y avait aucune fraternité entre elle et le Tiers, que les nobles ne voulaient pas que les enfants de cordonniers et de savetiers les appelassent leurs frères ».
Malgré le progrès des lumières, la noblesse et le clergé conservaient avec obstination des privilèges et des exigences, injustifiables cependant depuis que ces classes avaient cessé de rendre des services.
Écartés des fonctions publiques par le pouvoir royal qui s’en défiait et remplacés progressivement par une bourgeoisie de plus en plus capable et instruite, le clergé et la noblesse ne jouaient qu’un rôle social d’apparat. Ce point a été lumineusement mis en évidence par Taine.
« Depuis que la noblesse, dit-il, ayant perdu la capacité spéciale, et que le Tiers, ayant acquis la capacité générale, se trouvent de niveau par l’éducation et par les aptitudes, l’inégalité qui les sépare est devenue blessante en devenant inutile. Instituée par la coutume, elle n’est plus consacrée par la conscience, et le Tiers s’irrite à bon droit contre des privilèges que rien ne justifie, ni la capacité du noble, ni l’incapacité du bourgeois. »
En raison de la rigidité des castes fixées par un long passé, on ne voit pas ce qui aurait pu déterminer la noblesse et le clergé au renoncement de leurs privilèges. Sans doute ils finirent par les abandonner dans une nuit mémorable, lorsque les événements les y forcèrent, mais alors il était trop tard, et la Révolution déchaînée poursuivit son cours.
Il est certain que les progrès modernes eussent établi successivement tout ce que la Révolution a créé : l’égalité des citoyens devant la loi, la suppression des privilèges de la naissance, etc. Malgré l’esprit conservateur des Latins, ces choses eussent été obtenues comme elles le furent par la plupart des peuples. Nous aurions de cette façon économisé vingt ans de guerres et de dévastations, mais pour les éviter il aurait fallu une constitution mentale différente de la nôtre et surtout d’autres hommes d’État que ceux de cette époque.
L’hostilité profonde de la bourgeoisie contre les classes que la tradition maintenait au-dessus d’elle fut un des grands facteurs de la Révolution et explique parfaitement qu’après son triomphe, la première dépouilla les vaincus de leurs richesses. Elle se conduisit alors comme des conquérants, tels que Guillaume le Normand distribuant, après la conquête de l’Angleterre, le sol à ses soldats.
Mais si la bourgeoisie détestait la noblesse, elle n’avait aucune haine contre la royauté qui ne lui paraissait pas d’ailleurs remplaçable. Les maladresses du roi et ses appels à l’étranger ne réussirent que très lentement à le rendre impopulaire.
La première Assemblée ne songea jamais à fonder une république. Extrêmement royaliste, en effet, elle rêvait simplement de substituer une monarchie constitutionnelle à la monarchie absolue. Seule la conscience de son pouvoir grandissant l’exaspéra contre les résistances du roi. Elle n’osa pas cependant le renverser.
§ 3. — La vie sous l’ancien régime.
Il est difficile de se faire une idée bien nette de la vie sous l’ancien régime et surtout de la situation réelle des paysans.
Les écrivains qui défendent la Révolution, comme les théologiens défendent les dogmes religieux, tracent des tableaux tellement sombres de l’existence des paysans sous l’ancien régime, qu’on se demande comment les malheureux n’étaient pas tous morts de faim depuis longtemps. Un bel exemple de cette façon d’écrire se rencontre dans un livre de M. A. Rambaud, jadis professeur à la Sorbonne, publié sous ce titre : Histoire de la Révolution française. On y remarque notamment une gravure dont le texte porte : « Misère des paysans sous Louis XIV ». Au premier plan, un homme dispute à des chiens des os d’ailleurs complètement décharnés. A ses côtés, un malheureux se tord en se comprimant le ventre. Plus loin une femme couchée par terre mange de l’herbe. Dans le fond du paysage, des personnages, dont on ne peut dire si ce sont des cadavres ou des affamés, sont également étendus sur le sol. Comme exemple de l’administration de l’ancien régime, le même auteur assure que : « Un emploi de police payé 800 livres en rapportait 400.000. » De tels chiffres indiqueraient, en vérité, un bien grand désintéressement de la part du marchand de ces productifs emplois. Il nous affirme encore : « qu’il n’en coûtait que 420 livres pour faire arrêter les gens », et que, « sous Louis XV, on distribua plus de 150.000 lettres de cachet ».
La plupart des livres sur la Révolution sont conçus avec aussi peu d’impartialité et d’esprit critique, c’est pourquoi cette période reste, en réalité, si mal connue.
Certes les documents ne manquent pas, mais ils sont parfaitement contradictoires. A la description célèbre de La Bruyère, on peut opposer le tableau enthousiaste fait par le voyageur anglais Young de l’état prospère des paysans visités par lui.
Étaient-ils vraiment écrasés d’impôts et payaient-ils, comme on l’a prétendu, les quatre cinquièmes de leur revenu au lieu du cinquième, aujourd’hui ? Impossible de le dire avec certitude. Un fait capital semble cependant prouver que sous l’ancien régime la situation des habitants des campagnes ne pouvait être bien misérable puisqu’il paraît établi que plus du tiers du sol avait été acheté par des paysans.
On est mieux renseigné sur l’administration financière. Elle était très oppressive et très compliquée. Les budgets se trouvaient le plus souvent en déficit et les impôts de toute nature levés par des fermiers généraux tyranniques. Au moment même de la Révolution, cet état des finances devint la cause d’un mécontentement universel, exprimé par les cahiers des États Généraux. Remarquons toutefois que ces cahiers ne traduisaient pas une situation antérieure, mais un état actuel dû à une crise de misère produite par la mauvaise récolte de 1788 et l’hiver rigoureux de 1789. Qu’eussent été les mêmes cahiers écrits dix ans plus tôt ?
Malgré ces circonstances défavorables, ils ne contenaient aucune idée révolutionnaire. Les plus avancés demandaient simplement que les impôts fussent levés seulement avec le consentement des États Généraux et payés également par tous. Les mêmes cahiers souhaitaient quelquefois aussi que le pouvoir du roi fût limité par une Constitution définissant ses droits et ceux de la nation. Si ces vœux avaient été acceptés, une monarchie constitutionnelle se fût très facilement substituée à la monarchie absolue et la Révolution eût été probablement évitée.
Malheureusement, la noblesse et le clergé étaient trop forts et Louis XVI trop faible pour qu’une pareille solution fût possible.
Elle eut d’ailleurs été rendue bien difficile par les exigences de la bourgeoisie qui prétendait se substituer à la noblesse et fut le véritable auteur de la Révolution. Le mouvement déchaîné par la bourgeoisie dépassa rapidement d’ailleurs ses aspirations, ses besoins, ses espérances. Elle avait réclamé l’égalité à son profit, mais le peuple la voulut aussi pour lui. La Révolution finit de la sorte par devenir le gouvernement populaire qu’elle n’était pas, et n’avait nullement l’intention d’être, tout d’abord.
§ 4. — L’évolution des sentiments monarchiques pendant la Révolution.
Malgré la lenteur d’évolution des éléments affectifs, il est certain que pendant la Révolution les sentiments, non seulement du peuple, mais encore des assemblées révolutionnaires à l’égard de la monarchie se transformèrent très vite. Entre le moment où les législateurs de la première assemblée révolutionnaire entouraient Louis XVI de respect et celui où on lui trancha la tête, peu d’années s’écoulèrent.
Ces changements, plus superficiels que profonds, furent en réalité une simple transposition de sentiments du même ordre. L’amour que les hommes de cette époque professaient pour le roi, ils le reportèrent sur le nouveau gouvernement héritier de sa puissance. Le mécanisme d’un tel transfert est facile à mettre en évidence.
Sous l’ancien régime, le souverain tenant son pouvoir de la divinité, était investi pour cette raison d’une sorte de puissance surnaturelle. Vers lui se tournait le peuple du fond des campagnes.
Cette croyance mystique dans la puissance absolue de la royauté fut ébranlée seulement lorsque des expériences répétées montrèrent que le pouvoir attribué à l’être adoré était fictif. Il perdit alors son prestige. Or, quand le prestige est perdu, les foules ne pardonnent pas au Dieu tombé de s’être illusionnées sur lui et cherchent de nouveau l’idole dont elles ne peuvent se passer.
Dès les débuts de la Révolution, des faits nombreux et journellement répétés révélèrent aux croyants les plus fervents que la royauté ne possédait plus de puissance et qu’existaient d’autres pouvoirs capables non seulement de lutter contre elle, mais possédant une force supérieure.
Que pouvaient penser en effet de la puissance royale les multitudes qui voyaient le roi tenu en échec par une Assemblée et incapable, en plein Paris, de défendre sa meilleure forteresse contre les attaques de bandes armées.
La faiblesse royale devint donc évidente, alors que la puissance de l’Assemblée se montrait grandissante. Or, aux yeux des foules, la faiblesse est sans prestige, elles se tournent toujours vers la force.
Dans les assemblées les sentiments, tout en étant très mobiles, n’évoluent pas aussi vite, c’est pourquoi la foi monarchique y survécut à la prise de la Bastille, à la fuite du roi et à son entente avec les souverains étrangers.
La foi royaliste restait cependant si forte que les émeutes parisiennes et les événements qui amenèrent l’exécution de Louis XVI ne suffirent pas à ruiner définitivement dans les provinces l’espèce de piété[8] séculaire dont était enveloppée l’ancienne monarchie.
[8] Pour faire comprendre la profondeur de l’amour héréditaire du peuple à l’égard de ses rois, Michelet relate le fait suivant qui se passa sous le règne de Louis XV :
« Quand on apprit à Paris que Louis XV, parti pour l’armée, était resté malade à Metz, c’était la nuit. On se lève, on court en tumulte sans savoir où l’on va ; les églises s’ouvrent en pleine nuit… on s’assemblait dans les carrefours, on s’abordait, on s’interrogeait sans se connaître. Il y eut plusieurs églises où le prêtre qui prononçait la prière pour la santé du roi interrompit le chant par ses pleurs et le peuple lui répondit par ses sanglots et ses cris… Le courrier qui apporta la nouvelle de la convalescence fut embrassé et presque étouffé ; on baisait son cheval, on le menait en triomphe… Toutes les rues retentissaient d’un cri de joie : « Le roi est guéri ! »
Elle persista dans une grande partie de la France pendant toute la durée de la Révolution et fut l’origine des conspirations royalistes et de l’insurrection de plusieurs départements que la Convention eut tant de peine à réprimer. La foi royaliste avait disparu à Paris, où la faiblesse du roi était trop visible ; mais, dans les provinces, le pouvoir royal, représentant de Dieu ici-bas, conservait encore du prestige.
Les sentiments royalistes devaient être bien ancrés dans les âmes pour que la guillotine n’ait pu les étouffer. Les mouvements royalistes persistèrent, en effet, pendant toute la Révolution et s’accentuèrent surtout sous le Directoire, lorsque 49 départements envoyèrent à Paris des députés royalistes, ce qui provoqua de la part du Directoire le coup d’État de Fructidor.
Ces sentiments monarchiques, difficilement refoulés par la Révolution, contribuèrent à favoriser le succès de Bonaparte quand il vint occuper le trône des anciens rois et rétablir une grande partie l’ancien régime.