La Révolution Française et la psychologie des révolutions
CHAPITRE VI
LES ARMÉES DE LA RÉVOLUTION
§ 1. — Les assemblées révolutionnaires et les armées.
Si l’on ne connaissait des assemblées révolutionnaires, et notamment de la Convention, que leurs dissensions intérieures, leurs faiblesses et leurs violences, elles auraient laissé un bien sombre souvenir.
Cependant, même pour ses ennemis, cette sanglante époque possède toujours un incontestable prestige résultant du succès des armées. Lorsque la Convention se sépara, la France était en effet agrandie de la Belgique et des territoires situés sur la rive gauche du Rhin.
En considérant la Convention comme un bloc, il est équitable de mettre à son actif les victoires des armées de la France, mais si on dissocie ce bloc pour étudier séparément chacun des éléments qui le composent, leur indépendance apparaît nettement. On constate alors que la Convention eut en vérité une faible part dans les événements militaires. Les armées à la frontière, les assemblées révolutionnaires à Paris, formèrent deux mondes qui s’influencèrent très peu et pensèrent fort différemment.
Nous avons vu la Convention, gouvernement très faible, changer d’idée chaque jour, suivant les impulsions populaires, et donner l’exemple d’une profonde anarchie. Ne dirigeant rien, mais étant constamment dirigée, comment eût-elle pu agir sur les armées ?
Complètement absorbée par ses querelles intestines, l’Assemblée avait abandonné toutes les questions militaires à un comité spécial que régissait à peu près seul Carnot et dont le véritable rôle fut de fournir des vivres et des munitions aux troupes. Le mérite de Carnot consista en outre à diriger les 752.000 hommes dont la France disposait vers des points stratégiquement utiles, à recommander aux généraux l’offensive et une sévère discipline.
L’unique participation de l’Assemblée à la défense du pays fut de décréter des levées en masse. Devant les nombreux ennemis menaçant la France, aucun gouvernement n’aurait pu se soustraire à une telle mesure. Pendant quelque temps l’Assemblée envoya en outre aux armées des représentants chargés de faire guillotiner quelques généraux, mais elle y renonça assez vite.
En fait, son intervention resta toujours très faible. Les armées, grâce à leur nombre, à leur enthousiasme, à une tactique improvisée par de jeunes généraux, se tirèrent victorieusement d’affaire toutes seules. Elles vainquirent à côté de la Convention et tout à fait en dehors d’elle.
§ 2. — La lutte de l’Europe contre la Révolution.
Avant d’énumérer les divers facteurs psychologiques qui contribuèrent au succès des armées révolutionnaires, il est utile de rappeler brièvement la façon dont s’établit et se développa la lutte de l’Europe contre la Révolution.
Au début de cette dernière, les souverains étrangers envisageaient avec satisfaction les difficultés de la monarchie française considérée depuis longtemps comme une puissance rivale. Le roi de Prusse croyant la France très affaiblie songeait à s’agrandir à ses dépens, aussi proposa-t-il à l’empereur d’Autriche d’aider Louis XVI, à la condition de recevoir comme indemnité la Flandre et l’Alsace. Les deux souverains signèrent, en février 1792, un traité d’alliance contre nous. Les Français prévinrent l’attaque en déclarant la guerre à l’Autriche, sous l’influence des Girondins.
L’armée française subit au début plusieurs échecs. Les alliés pénétrèrent en Champagne et parvinrent à 200 kilomètres de Paris. La bataille de Valmy gagnée par Dumouriez les obligea à se retirer.
Bien que 300 Français et 200 Prussiens seulement eussent été tués dans le combat ses conséquences furent très importantes. Avoir fait reculer une armée réputée invincible donna une grande hardiesse aux jeunes troupes révolutionnaires et partout elles prirent l’offensive. En quelques semaines les soldats de Valmy avaient chassé les Autrichiens de la Belgique et y étaient accueillis en libérateurs.
Mais c’est surtout sous la Convention, que la guerre prit une extension considérable. Au commencement de 1793, l’Assemblée déclara la Belgique réunie à la France. Il en résulta une lutte avec l’Angleterre, qui se prolongea pendant vingt-deux ans.
Réunis à Anvers en avril 1793, les représentants de l’Angleterre, de la Prusse et de l’Autriche, résolurent de démembrer la France. Les Prussiens devaient s’emparer de l’Alsace et de la Lorraine ; les Autrichiens de la Flandre et de l’Artois ; les Anglais de Dunkerque. L’ambassadeur autrichien proposait d’écraser la Révolution par la terreur « en exterminant la presque totalité de la partie dirigeante de la nation ». Devant de pareilles déclarations il n’y avait qu’à vaincre ou périr.
Pendant cette première coalition, de 1793 à 1797, la France eut à combattre sur toutes ses frontières, des Pyrénées jusqu’au Nord.
Au début, elle perdit ses premières conquêtes et subit plusieurs revers. Les Espagnols s’emparèrent de Perpignan et de Bayonne, les Anglais de Toulon, les Autrichiens de Valenciennes. C’est alors que la Convention, vers la fin de 1793, ordonna une levée en masse de tous les Français de 18 à 40 ans et put envoyer aux frontières neuf armées formant un total d’environ 750.000 hommes. On fondit ensemble les anciens régiments de l’armée royale avec les bataillons de volontaires et de réquisitionnés.
Les alliés sont repoussés, Maubeuge débloqué à la suite de la victoire de Wattignies gagnée par Jourdan. Hoche dégage la Lorraine. La France prend l’offensive, reconquiert la Belgique et la rive gauche du Rhin. Jourdan bat les Autrichiens à Fleurus, les rejette sur le Rhin, occupe Cologne et Coblentz. La Hollande est envahie. Les souverains alliés se résignent à demander la paix et reconnaissent à la France ses conquêtes.
Nos succès furent favorisés par ce fait que les ennemis ne s’engageaient jamais bien à fond, préoccupés du partage de la Pologne auxquels ils procédèrent de 1793 à 1795. Chacun voulait être présent au démembrement pour obtenir davantage. Ce motif avait déjà fait reculer le roi de Prusse en 1792 après Valmy.
Les hésitations des alliés et leur méfiance réciproque nous furent très avantageuses. Si, durant l’été de 1793, les Autrichiens avaient marché sur Paris, nous étions, dit le général Thiébault, « perdus cent fois pour une ». Eux seuls nous ont sauvés en nous donnant le temps de faire des soldats, des officiers et des généraux.
Après le traité de Bâle, la France n’eut plus sur le continent d’adversaires importants que les Autrichiens. C’est alors que le Directoire fit attaquer l’Autriche et l’Italie où elle possédait le Milanais. Bonaparte fut chargé de cette campagne. Après une année de luttes, d’avril 1796 à avril 1797, il contraignait les derniers ennemis de la France à demander la paix.
§ 3. — Facteurs psychologiques et militaires ayant déterminé le succès des armées révolutionnaires.
Pour saisir les causes du succès des armées révolutionnaires il faut retenir le prodigieux enthousiasme, l’endurance et l’abnégation de ces soldats en guenilles et souvent sans chaussures. Tout imprégnés des principes révolutionnaires, ils se sentaient les apôtres d’une religion nouvelle, destinée à régénérer le monde.
L’histoire des armées de la Révolution rappelle tout à fait celle des nomades d’Arabie, qui, fanatisés par l’idéal de Mahomet, se transformèrent en armées redoutables et conquirent rapidement une partie du vieux monde romain. Une foi analogue dota les soldats républicains d’un héroïsme et d’une intrépidité que n’ébranlait aucun revers. Lorsque la Convention fit place au Directoire, ils avaient libéré la patrie et reporté chez l’ennemi la guerre d’invasion. A cette époque, il ne restait plus de vraiment républicains en France que les soldats.
La foi étant contagieuse et la Révolution se présentant comme une ère nouvelle, plusieurs des peuples envahis, opprimés par l’absolutisme de leurs rois, reçurent les envahisseurs en libérateurs. Les habitants de la Savoie accouraient devant les soldats français. A Mayence la foule les accueillait avec enthousiasme, plantait des arbres de la liberté et formait une Convention à l’imitation de celle de Paris.
Tant que les armées de la Révolution se heurtèrent à des peuples courbés sous le joug de monarques absolus et n’ayant aucun idéal personnel à défendre, le succès fut relativement aisé. Mais quand elles entrèrent en conflit avec d’autres hommes, possesseurs d’un idéal aussi fort que le leur, le triomphe devint beaucoup plus difficile.
L’idéal nouveau de liberté et d’égalité capable de séduire des peuples, dénués de convictions précises et souffrant du despotisme de leurs maîtres, devait rester naturellement sans action sur ceux possédant un idéal puissant fixé depuis longtemps dans les âmes. Pour cette raison, Bretons et Vendéens, dont les sentiments religieux et monarchiques étaient très forts, luttèrent pendant plusieurs années avec succès contre les armées de la République.
En mars 1793, les insurrections de la Vendée et de la Bretagne s’étaient étendues à dix départements. Vendéens dans le Poitou, Chouans en Bretagne, mirent sur pied 80.000 hommes.
Les conflits entre idéals contraires, c’est-à-dire entre croyances où la raison ne saurait intervenir étant toujours impitoyables, la lutte avec la Vendée prit immédiatement ce caractère de sauvagerie féroce observé toujours dans les guerres de religion. Elle se prolongea jusqu’à la fin de 1795, époque à laquelle Hoche pacifia la Vendée. Cette pacification était la simple conséquence de l’extermination à peu près complète de ses défenseurs.
« Après deux années de guerre civile, écrit Molinari, la Vendée ne présentait plus qu’un effroyable monceau de ruines. Environ 900.000 individus, hommes, femmes, enfants, vieillards avaient péri, et le petit nombre de ceux qui avaient survécu au massacre trouvaient à peine de quoi s’alimenter et s’abriter. Les champs étaient dévastés, les enclos détruits, les maisons incendiées. »
En dehors de leur foi qui les rendit si souvent invincibles, les soldats de la Révolution eurent encore l’avantage de voir à leur tête des généraux remarquables, pleins d’ardeur et formés sur les champs de bataille.
La plupart des anciens chefs de l’armée ayant, en qualité de nobles, émigré, on dut organiser un nouveau corps d’officiers. Il en résulta que ceux doués d’aptitudes militaires innées, eurent l’occasion de les montrer et franchirent tous les grades dans l’espace de quelques mois. Hoche, par exemple, caporal en 1789, était général de division et commandant d’armée à l’âge de vingt-cinq ans. L’extrême jeunesse de ces chefs leur donnait un esprit d’offensive auquel les armées ennemies n’étaient pas habituées. Sélectionnés d’après leur seul mérite, n’étant gênés par aucune tradition, aucune routine, ils réussirent vite à créer une tactique en rapport avec les nécessités nouvelles.
Aux soldats sans expérience opposés à de vieilles troupes de métier, dressées suivant les méthodes partout en usage depuis la guerre de Sept ans, on ne pouvait demander de manœuvres compliquées.
Les attaques se firent simplement par grandes masses. Grâce au nombre d’hommes que les généraux commandaient, les vides considérables provoqués par ce procédé efficace mais barbare, pouvaient être rapidement comblés.
Les masses profondes attaquant l’ennemi à la baïonnette déroutèrent vite des troupes habituées à des méthodes plus ménagères de la vie des soldats. La lenteur du tir à cette époque rendait la tactique française d’un emploi relativement facile. Elle triompha mais au prix de pertes énormes. On a calculé que, de 1792 à 1800, l’armée française laissa sur les champs de bataille plus du tiers de ses effectifs (700.000 hommes sur 2 millions).
Examinant dans cet ouvrage les événements au point de vue psychologique, nous continuons à dégager des faits les conséquences qu’ils comportent.
L’étude des foules révolutionnaires à Paris et aux armées offre des tableaux bien différents mais d’une interprétation facile.
Nous avons prouvé que les foules, inaptes au raisonnement, obéissent uniquement à des impulsions les transformant sans cesse, mais nous avons vu aussi qu’elles sont très susceptibles d’héroïsme, que l’altruisme est souvent développé chez elles et qu’on trouve facilement des milliers d’hommes prêts à se faire tuer pour une croyance.
Des caractères psychologiques si divers doivent nécessairement conduire à des actes dissemblables et même absolument contraires suivant les circonstances. L’histoire de la Convention et de ses armées nous en fournit la preuve. Elle montre des foules composées d’éléments voisins agissant si différemment à Paris et à la frontière qu’on pourrait croire qu’il ne s’agit pas du même peuple.
A Paris, les foules sont désordonnées, violentes, meurtrières et manifestent des exigences changeantes qui rendent tout gouvernement impossible.
Aux armées, le tableau est entièrement différent. Les mêmes multitudes d’inadaptés, encadrés par l’élément régulier du peuple paysan et travailleur, canalisés par la discipline militaire, entraînés par l’enthousiasme contagieux, supportent héroïquement les privations, méprisent les périls et contribuent à former le bloc fabuleux qui triompha des plus redoutables troupes de l’Europe.
Ces faits figurent parmi ceux qu’il faudra toujours invoquer pour montrer la force d’une discipline. Elle transforme les hommes. Libérés de son influence, peuples et armées deviennent des hordes barbares.
Cette vérité s’oublie chaque jour davantage. Méconnaissant les lois fondamentales de la logique collective, on cède de plus en plus aux mobiles impulsions populaires au lieu d’apprendre à les diriger. Il faut montrer aux multitudes les voies à suivre. Ce n’est pas elles qui doivent les tracer.