← Retour

La Révolution Française et la psychologie des révolutions

16px
100%

CHAPITRE III
L’ANARCHIE MENTALE AU MOMENT DE LA RÉVOLUTION ET LE ROLE ATTRIBUÉ AUX PHILOSOPHES

§ 1. — Origines et propagation des idées révolutionnaires.

La vie extérieure des hommes de chaque âge est moulée sur une vie intérieure constituée par une armature de traditions, de sentiments, d’influences morales dirigeant leur conduite et maintenant certaines notions fondamentales qu’ils subissent sans les discuter.

Que la résistance de cette armature faiblisse, et des idées sans influence possible auparavant pourront germer et se développer. Certaines théories, dont le succès fut immense au moment de la Révolution, se seraient heurtées deux siècles plus tôt à d’infranchissables murs.

Ces considérations ont pour but de rappeler que les événements extérieurs des révolutions sont toujours la conséquence d’invisibles transformations lentement opérées dans les âmes. L’étude approfondie d’une révolution nécessite donc celle du terrain mental sur lequel germent les idées qui fixeront son cours.

Généralement fort lente, l’évolution des idées reste souvent invisible pendant la durée d’une génération. On n’en comprend l’étendue qu’en comparant l’état mental des mêmes classes sociales aux extrémités de la courbe parcourue par les esprits. Pour se rendre compte, notamment, des idées différentes que se faisaient de la royauté les hommes instruits sous Louis XIV et sous Louis XVI, on peut rapprocher les théories politiques de Bossuet et de Turgot.

Bossuet exprimait les conceptions générales de son époque sur la monarchie absolue, quand il fondait l’autorité d’un gouvernement sur la volonté de Dieu, « seul juge des actions des rois, toujours irresponsables devant les hommes ». La foi religieuse était alors aussi forte que la foi monarchique dont elle semblait du reste inséparable, et aucun philosophe n’aurait pu l’ébranler.

Les écrits des ministres réformateurs de Louis XVI, ceux de Turgot par exemple, sont animés d’un tout autre esprit. Du droit divin des rois, il n’est plus guère parlé, et le droit des peuples commence à se dessiner nettement.

Bien des événements avaient contribué à préparer une pareille évolution : guerres malheureuses, famines, impôts, misère générale de la fin du règne de Louis XV, etc. Lentement ébranlé, le respect de l’autorité monarchique avait été remplacé par une révolte des esprits prête à se manifester dès que s’en présenterait l’occasion.

Toute armature mentale qui commence à se dissocier se désagrège rapidement ensuite. C’est pourquoi, au moment de la Révolution, on vit se propager si vite des idées nullement nouvelles, mais jusqu’alors restées sans influence, faute d’avoir rencontré le terrain où elles pouvaient germer.

Ou les avait répétées cependant bien des fois en effet, les idées qui séduisirent à ce moment les esprits. Elles inspiraient depuis longtemps la politique des Anglais. Deux mille ans auparavant, les auteurs grecs et latins avaient défendu la liberté, maudit les tyrans et proclamé les droits de la souveraineté populaire.

Les bourgeois qui firent la Révolution, bien qu’ayant appris, ainsi que leurs pères, toutes ces choses dans les livres scolaires, n’en avaient été nullement émus, parce que le moment n’était pas arrivé, où elles pouvaient les émouvoir. Comment le peuple aurait-il pu en être frappé davantage à l’époque où on l’habituait à respecter comme des nécessités naturelles toutes les hiérarchies ?

La véritable action des philosophes sur la genèse de la Révolution, ne fut pas celle qui leur est attribuée généralement. Ils ne révélèrent rien de nouveau, mais développèrent l’esprit critique auquel les dogmes ne résistent pas lorsque leur désagrégation est déjà préparée.

Sous l’influence du développement de cet esprit critique, les choses qui commençaient à ne plus être très respectées le devinrent de moins en moins. Quand le prestige et la tradition furent évanouis, l’édifice social s’écroula brusquement.

Cette désagrégation progressive finit par descendre jusqu’au peuple, mais ne fut pas commencée par lui. Le peuple suit les exemples et ne les crée jamais.

Les philosophes qui n’auraient pu exercer aucune influence sur le peuple en exercèrent une très grande sur les classes éclairées de la nation. La noblesse désœuvrée, tenue depuis longtemps à l’écart des fonctions, et par conséquent frondeuse, s’était mise à leur remorque. Incapable de rien prévoir, elle fut la première à ébranler toutes les traditions qui constituaient cependant son unique raison d’être. Aussi saturée d’humanitarisme et de rationalisme que la bourgeoisie d’aujourd’hui, elle ne cessait de saper par des critiques ses propres privilèges. C’était, toujours comme aujourd’hui, parmi les favorisés de la fortune que se rencontraient le plus d’ardents réformateurs. L’aristocratie encourageait les dissertations sur le contrat social, les droits de l’homme, l’égalité des citoyens. Elle applaudissait les pièces de théâtre critiquant les privilèges, l’arbitraire, l’incapacité des gens en place et les abus de toutes sortes.

Aussitôt que les hommes perdent confiance dans les fondements de l’armature mentale dirigeant leur conduite, ils en éprouvent du malaise puis du mécontentement. Toutes les classes sentaient s’évanouir lentement leurs anciennes raisons d’agir. Ce qui avait eu du prestige à leurs yeux depuis des siècles n’en possédait plus.

L’esprit frondeur des écrivains et de la noblesse n’aurait pas suffi à ébranler le poids fort lourd des traditions, mais son action se superposait à d’autres influences profondes. Nous avons dit plus haut, en citant Bossuet, que sous l’ancien régime, le gouvernement religieux et le gouvernement civil, très séparés de nos jours, se trouvaient intimement liés. Toucher à l’un était nécessairement atteindre l’autre. Or, avant même que l’idée monarchique fût ébranlée, la force de la tradition religieuse était très entamée chez les cerveaux cultivés. Les progrès constants de la connaissance avaient fait passer de plus en plus les esprits de la théologie à la science en opposant la vérité observée à la vérité révélée.

Cette évolution mentale, bien qu’assez imprécise encore, permettait d’apercevoir cependant que les traditions ayant guidé les hommes durant des siècles, n’avaient pas la valeur qu’on leur attribuait, et qu’il deviendrait peut-être nécessaire de les remplacer.

Mais où découvrir les éléments nouveaux pouvant se substituer à la tradition ? Où chercher la baguette magique capable d’élever un autre édifice social, sur les débris de celui dont on ne se contentait plus ?

L’accord fut unanime pour attribuer à la raison la puissance que la tradition et les dieux semblaient avoir perdue. Comment douter de sa force ? Ses découvertes ayant été innombrables, n’était-il pas légitime de supposer, qu’appliquée à la construction des sociétés, elle les transformerait entièrement ? Son rôle possible grandit donc très vite dans les esprits à mesure que la tradition leur semblait plus méprisable.

Ce pouvoir souverain attribué à la raison doit être considéré comme l’idée culminante qui, non seulement engendra la Révolution, mais encore la gouverna tout entière. Pendant sa durée, les hommes se livrèrent aux plus persévérants efforts pour briser le passé ? et édifier les sociétés sur un plan nouveau dicté par la logique.


Descendues lentement dans le peuple, les théories rationalistes des philosophes se résumèrent pour lui dans cette simple notion, que toutes les choses considérées jadis comme respectables ne l’étaient pas. Les hommes étant déclarés égaux, les anciens maîtres ne devaient plus être obéis.

La multitude s’habitua facilement à ne plus respecter ce que les classes supérieures avaient elles-mêmes cessé de respecter. Quand la barrière du respect fut tombée, la Révolution était faite.

La première conséquence de cette mentalité nouvelle fut une insubordination générale. Mme Vigée-Lebrun raconte qu’à la promenade de Longchamp, les gens du peuple montaient sur les marchepieds des carrosses en disant : « L’année prochaine, vous serez derrière, et nous serons dedans. »

La plèbe n’était pas seule à manifester de l’insubordination et du mécontentement. Ces sentiments furent généraux à la veille de la Révolution : « Le bas clergé, dit Taine, est hostile aux prélats, les gentilshommes de province à la noblesse de cour, le vassal au seigneur, le paysan au citadin, etc. ».

L’état d’esprit qui s’était étendu de la noblesse et du clergé au peuple, envahissait également l’armée. Au moment de l’ouverture des États Généraux, Necker disait : « Nous ne sommes pas sûrs des troupes. » Les officiers devenaient humanitaires et philosophaient. Les soldats, recrutés d’ailleurs dans la plus basse classe de la population, ne philosophaient pas, mais ils n’obéissaient plus.

Dans leurs faibles cervelles, les idées d’égalité signifiaient simplement la suppression des chefs et par conséquent de toute obéissance. En 1790, plus de vingt régiments menaçaient leurs officiers et quelquefois, comme à Nancy, les mettaient en prison.

L’anarchie mentale qui, après avoir sévi sur toutes les classes de la société, envahissait l’armée, fut la cause principale de la disparition de l’ancien régime. « C’est la défection de l’armée gagnée aux idées du Tiers, écrivait Rivarol, qui a anéanti la royauté. »

§ 2. — Rôle supposé des philosophes du XVIIIe siècle dans la genèse de la Révolution. Leur antipathie pour la démocratie.

Si les philosophes, supposés inspirateurs de la Révolution française, combattirent certains préjugés et abus, on ne doit nullement pour cela les considérer comme partisans du gouvernement populaire. La démocratie, dont ils avaient étudié le rôle dans l’histoire grecque, leur était généralement fort antipathique. Ils n’ignoraient pas, en effet, les destructions et les violences qui en sont l’invariable cortège et savaient qu’au temps d’Aristote, elle était déjà définie : « Un État, où toute chose, les lois même dépendent de la multitude érigée en tyran et gouvernée par quelques déclamateurs. »

Pierre Bayle, véritable ancêtre de Voltaire, rappelait dans les termes suivants les conséquences produites par le gouvernement populaire à Athènes :

« Si l’on voyait une histoire qui étalât avec beaucoup d’étendue les tumultes des assemblées ; les factions qui divisaient cette ville ; les séditions qui l’agitaient ; les sujets les plus illustres, persécutés, exilés, punis de mort au gré d’un harangueur violent ; on se persuaderait que ce peuple, qui se piquait tant de liberté, était, dans le fond, l’esclave d’un petit nombre de cabalistes, qu’il appelait démagogues et qui le faisaient tourner tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, selon qu’ils changeaient de passions, à peu près comme la mer pousse les flots tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, selon les vents qui l’agitent. Vous chercheriez en vain dans la Macédoine, qui était une monarchie, autant d’exemples de tyrannie que l’histoire athénienne vous en présente. »

La démocratie ne séduisit pas davantage Montesquieu. Après avoir décrit les trois formes de gouvernement le républicain, le monarchique et le despotique, il montra fort bien ce que devient facilement le gouvernement populaire.

« On était libre avec des lois, on veut être libre contre elles ; ce qui était maxime, on l’appelle rigueur ; ce qui était règle on l’appelle gêne. Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public ; mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La République est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous. »

… « Il se forme de petits tyrans qui ont tous les vices d’un seul. Bientôt ce qui reste de liberté devient insupportable ; un seul tyran s’élève, et le peuple perd tout, jusqu’aux avantages de sa corruption.

« La démocratie a donc deux excès à éviter : l’esprit d’égalité extrême, qui la conduit au despotisme d’un seul comme le despotisme d’un seul finit par la conquête. »

L’idéal de Montesquieu était le gouvernement constitutionnel anglais qui empêchait la monarchie de dégénérer en despotisme. L’influence de ce philosophe fut du reste très faible, au moment de la Révolution.

Quant aux encyclopédistes auxquels on attribue également un grand rôle, ils ne s’occupent guère de politique, sauf peut-être d’Holbach, monarchiste libéral comme Voltaire et Diderot. Ils défendent surtout la liberté individuelle, combattent les empiétements de l’Église alors très intolérante et ennemie des philosophes. N’étant ni socialistes ni démocrates, la Révolution n’eut à utiliser aucun de leurs principes.

Voltaire lui-même se montrait peu partisan de la démocratie :

« La démocratie, dit-il, ne semble convenir qu’à un tout petit pays, encore faut-il qu’il soit heureusement situé. Tout petit qu’il sera, il fera beaucoup de fautes, parce qu’il sera composé d’hommes. La discorde y régnera comme dans un couvent de moines ; mais il n’y aura ni Saint-Barthélemy, ni massacres d’Irlande, ni Vêpres siciliennes, ni Inquisition, ni condamnation aux galères, pour avoir pris de l’eau dans la mer sans payer, à moins qu’on ne suppose cette république composée de diables dans un coin de l’enfer. »

Tous ces prétendus inspirateurs de la Révolution avaient donc des opinions fort peu subversives, et il est vraiment difficile de leur attribuer une influence sérieuse sur le développement du mouvement révolutionnaire. Rousseau fut un des bien rares philosophes démocrates de son époque et c’est pourquoi le Contrat social devint la bible des hommes de la Terreur. Il semblait fournir la justification rationnelle nécessaire pour excuser des actes dérivés d’impulsions mystiques et affectives inconscientes qu’aucune philosophie n’avait inspirés.

A vrai dire, d’ailleurs, les instincts démocratiques de Rousseau étaient assez suspects. Il considérait lui-même que ses projets de réorganisation sociale basés sur la souveraineté populaire ne seraient applicables qu’à une très petite cité. Et lorsque les Polonais lui demandèrent un projet de constitution démocratique, il leur donna le conseil de choisir un roi héréditaire.

Parmi les théories de Rousseau, celle relative à la perfection de l’état social primitif eut beaucoup de succès. Il assurait, avec divers écrivains de son époque, que les hommes primitifs étaient parfaits, et n’avaient été corrompus que par les sociétés. En modifiant ces dernières au moyen de bonnes lois on ramènerait le bonheur des premiers âges. Étranger à toute psychologie, il croyait les hommes identiques à travers le temps et l’espace et les considérait comme devant être tous régis par les mêmes institutions et les mêmes lois. C’était alors la croyance générale. « Les vices et les vertus d’un peuple, écrivait Helvétius, sont toujours un effet nécessaire de sa législation… Comment douter que la vertu ne soit chez tous les peuples l’effet de la sagesse plus ou moins grande de l’administration ? »

On ne saurait errer davantage.

§ 3. — Les idées philosophiques de la bourgeoisie au moment de la Révolution.

Il est assez difficile de préciser les conceptions philosophiques et sociales d’un bourgeois français au moment de la Révolution. Elles se ramenaient à quelques formules sur la fraternité, l’égalité, le gouvernement populaire, résumées dans la célèbre déclaration des Droits de l’homme dont nous aurons occasion de reproduire des fragments.

Les philosophes du XVIIIe siècle ne paraissent pas avoir exercé sur les hommes de la Révolution un grand prestige. Rarement en effet sont-ils cités dans les discours. Hypnotisés par leurs souvenirs classiques de la Grèce et de Rome, les nouveaux législateurs relisaient Platon et Plutarque. Ils voulaient faire revivre la constitution de Sparte, ses mœurs, sa vie frugale et ses lois.

Lycurgue, Solon, Miltiade, Manlius Torquatus, Brutus, Mucius Scævola, le fabuleux Minos lui-même, devinrent aussi familiers à la tribune qu’au théâtre et le public se passionnait pour eux. Les ombres des héros du monde antique planèrent toujours sur les assemblées révolutionnaires. La postérité seule devait y faire planer celle des philosophes du XVIIIe siècle.

On voit donc qu’en réalité les hommes de cette période, généralement représentés comme de hardis novateurs guidés par des philosophes subtils, ne prétendaient nullement innover, mais revenir à un passé enseveli depuis longtemps dans les incertitudes de l’histoire et auquel d’ailleurs ils ne comprirent jamais rien.

Les plus raisonnables, qui ne prenaient pas si loin leurs modèles, songeaient simplement à adopter le régime constitutionnel anglais, dont Montesquieu et Voltaire avaient vanté les avantages et que tous les peuples devaient finir par imiter sans crise violente.

Leurs ambitions se bornaient à perfectionner la monarchie existante, et non à la renverser. Mais en temps de révolution les voies parcourues sont souvent fort différentes de celles qu’on se proposait de parcourir. A l’époque de la convocation des États Généraux, personne n’aurait jamais supposé qu’une révolution de bourgeois pacifiques et lettrés se transformerait rapidement en une des plus sanguinaires dictatures de l’histoire.

Chargement de la publicité...