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Le braconnier de la mer

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CHAPITRE VIII

Dans la rustique maison blanche, orgueil du quai Sadi-Carnot, qui est l’hôtel de ville à l’île d’Yeu, M. le maire dressait l’ordre du jour de la prochaine réunion municipale. Ce n’était pas là, on s’en doute, tâche exagérément compliquée, aussi le docteur put-il s’en écarter sans dommage afin de parcourir son courrier. Il alla tout de suite à une lettre timbrée de Monplaisir, qu’il attendait impatiemment, désireux qu’il était de voir fixer le sort de la petite naufragée.

M. de Marcis assura son lorgnon et lut :

Boulangerie du Progrès, Monplaisir, Rhône.
Ce mercredi, 10 janvier 1912.

Monsieur le Maire,

J’ai l’honneur de vous accuser réception de votre honorée du 7 courant, reçue hier matin, et de porter à votre connaissance tout qui concerne ma nièce Annie Lauroy, recueillie à l’île d’Yeu, après le naufrage que vous m’annoncez, et qui me bouleverse.

Mon frère cadet, Lauroy Jules, était depuis quinze ans premier-maître mécanicien du yacht Antoinette, appartenant à M. le comte de Gerdyvilliers. Mon pauvre frère jouissait de toute l’estime du comte, tant pour son savoir que pour ses qualités.

Aussi la comtesse avait-elle bien voulu proposer d’être la marraine de ma nièce, et quand ma belle-sœur mourut quelque temps après, Mme de Gerdyvilliers adopta pour ainsi dire Annie, qu’elle mit en pension chez les Sœurs de Saint-Charles, à Paris.

Pendant les vacances, elle prenait auprès d’elle la petite qu’elle traitait comme elle eût fait des enfants que le bon Dieu ne lui avait pas donnés. Ils devaient passer la fin de l’hiver aux Canaries, parce que la comtesse était délicate de la poitrine ; ils avaient décidé d’emmener Annie, son couvent ayant été licencié à cause d’une épidémie de scarlatine. Mon frère nous avait envoyé une carte de Saint-Nazaire : nous ne pensions pas avoir le chagrin de le perdre si vite !

Pour ce qui est de notre nièce, nous avons longuement considéré le cas, ma femme et moi, depuis hier que nous avons reçu votre lettre. Bien entendu, nous sommes prêts à la prendre, si elle est abandonnée ou malheureuse : on sait ce qu’on doit à sa famille, et puis on ne voudrait pas laisser à l’Assistance un petit ange comme elle. Seulement nous en avons déjà six, et le septième en route… Et vous savez ce que c’est, Monsieur le maire, on n’amasse pas gros à faire le pain, surtout quand il y a tant de petites dents à mordre dans la miche.

Ceci est pour vous dire que nous serions heureux si les personnes charitables dont vous nous parlez, et qui ont recueilli Annie au moment du malheur, consentaient à en garder la charge. La petite est affectueuse, elle s’attachera vite à qui lui fera du bien ; par ailleurs elle a une bonne santé, et elle est d’une bonne famille qui n’a toujours connu que Dieu et son devoir.

Comptant sur vous, Monsieur le maire, pour bien vouloir vous occuper sur place de cette affaire qui dépasse, vous le comprenez, non pas notre bonne volonté, mais nos moyens, nous sommes, en vous exprimant toute notre reconnaissance, vos respectueux serviteurs.

Clotilde et Paul Lauroy.

M. de Marcis ferma la lettre, et tout de go se mit, comme eût dit le braconnier de la mer, « en route pour la Meule ». Il se sentait positivement des ailes, malgré son gilet bedonnant ; en vérité, la solution n’était-elle pas la meilleure qui se pût présenter ? Ce boulanger avait du bon sens.

Laissant l’anse des Bains à sa gauche, le médecin s’engagea dans l’intérieur de l’île. Comme il arrivait aux champs bordés d’éclats de roche fichés debout, et qui, pour la plupart incultes, ne donnent pas une haute idée de l’activité agricole des Islais, le maire aperçut L’abbé Parand qui marchait en lisant son bréviaire. Il s’écria gaiement :

— Ah ! ah ! mon cher Curé, je vous y prends ! vous flânez ! C’est fichtrement rare !

— Flânerie… occupée, si j’ose dire, répondit l’abbé en montrant son livre. Et puis, je vais à la Meule.

— Comme cela se trouve ! Chez les Lemarquier ?

— Dixisti.

— Nous ferons donc route ensemble. Il faut que je voie le professeur au sujet de cette enfant.

— Vous avez une réponse ?

— Je la reçois à l’instant. Voyez, Monsieur le Curé.

Tout en marchant, l’abbé lut avec une satisfaction évidente l’épître de l’honnête Lauroy ; il la rendit à son vieil ami en constatant :

— Eh bien ! tout s’arrange, me semble-t-il.

M. de Marcis se prit à rire :

— Oh ! Monsieur le doyen qui cite Alfred Capus ! Vous aurait-il converti à sa philosophie, par hasard ?

— Ne me parlez pas, mon bon ami, de ces hommes de théâtre ! répliqua le digne curé. Heureusement, notre île ignore leur engeance !

— Je me demande ce qu’ils viendraient y faire… sourit le praticien.

Une amicale controverse sur les dangers de la scène conduisit les deux promeneurs jusqu’à la rangée, dénudée par l’hiver, des ormeaux qui s’alignaient en face de la villa Lemarquier. La vieille bonne les introduisit dans la pièce où le savant travaillait, près de Madeleine occupée à tailler une robe de fillette.

— Bonjour, Messieurs ! Quelles nouvelles apportez ? eût demandé, d’après la tradition, Sarah Jennings, duchesse de Marlborough…

— Les meilleures sans doute au gré de votre chrétienne charité, cher Monsieur.

— Au sujet d’Annie, n’est-ce pas, Monsieur le Curé ?

— Précisément, Mademoiselle, son oncle souhaiterait de vous la confier définitivement. Est-il besoin de vous dire que je n’y verrais nul inconvénient ?

— Et que je n’y trouverais, moi, que des avantages, appuya le maire en tendant la lettre au professeur.

Celui-ci la lut à voix haute, puis, se tournant vers sa fille, qui s’efforçait de dissimuler son émotion :

— Eh bien, mon enfant, qu’en penses-tu ?

Elle joignit les mains, leva son doux regard un peu terni. Elle était presque belle alors, la vieille fille, celle dont nul homme n’avait fait la reine de son foyer, et qui ne rêvait sur terre d’autre bonheur que celui de se dévouer. Avec élan Madeleine répondit :

— Que puis-je penser, père, sinon que je suis prête, comme toi-même, à ouvrir mon cœur, à recevoir en notre maison l’orpheline que le ciel nous envoie. Nous en ferons une vraie chrétienne, et nous lui indiquerons le chemin du bonheur en lui montrant celui du devoir.

— Bravo ! mon enfant, approuva l’abbé. Dieu vous récompensera de cette bonne œuvre entreprise pour l’amour de lui. Vous en serez vous-même tout heureuse, par un effet de la divine justice.

— J’imagine, fit M. Lemarquier, que le braconnier sera satisfait, lui aussi, de la tournure prise par les événements.

— C’est vrai, ce vieux sanglier ! Toujours farouche ? Il m’est revenu que vous aviez baptisé son canot, Monsieur le Curé ?

L’abbé montra au maire Madeleine souriante :

— Voici la dispensatrice de la grâce, mon bon ami.

— Monsieur le doyen, protesta la « demoiselle » toute confuse, ayez pitié de moi ! Allons plutôt, si vous le voulez bien, annoncer la grande nouvelle à ce brave homme.

— Où est-il ?

— Quelque part sur la côte, pas loin sans doute, à promener Annie pour laquelle il éprouve une tendresse de grand-père ; je vous assure que c’est touchant…

De cette opinion qui d’abord avait fait sourire le maire, celui-ci comprit toute la justesse peu d’instants plus tard, quand nos amis, du haut de la falaise, aperçurent deux silhouettes connues qui se détachaient, assez proches, sur les récifs en dents de scie de l’Entaillée. C’était une petite forme hésitante et craintive, qu’une grande ombre, paternellement penchée, tenait solidement par la main au bord de l’abîme ; on eût dit d’un aïeul guidant par son domaine une enfant très chère, longtemps perdue, enfin retrouvée.

Quand M. de Marcis eut mis le braconnier au courant de la situation nouvelle :

— Bon sang de bonsoir ! gronda le sauvage en un rugissement contenu par égard pour la mignonne qui le regardait avec surprise, Monsieur le maire, vrai, vous me faites-t-il heureux !

Il prit dans ses bras l’enfant, l’éleva avec précaution et maladresse jusqu’à sa barbe rude :

— Petiote, dis, tu veux bien rester toujours avec la demoiselle ?

— Oh ! oui…

— Elle sera ta maman, tu comprends ?

— J’ai jamais eu de maman, je serai si contente d’en avoir une !

Le bonhomme plaqua un gros baiser sur les joues fraîches, avant que de passer l’enfant à Madeleine. Puis, s’approchant du docteur, il demanda, soucieux :

— Alors, Monsieur le maire, qui est-ce qui sera tuteur ?

— Dame, mon brave… hésita M. de Marcis…

— Oh ! n’ayez pas peur, je sais bien que ce ne peut pas être un vieux loup comme moi. Je voudrais que l’on nomme M. Lemarquier, qui est un homme savant, et tout, et intact.

— Intact ?

— Oui, reprit le braconnier en changeant de ton, intact… pour la réputation… tandis que d’autres…

Le bonhomme baissait la tête, humblement. L’abbé Parand jugea que le moment était venu d’intervenir :

— Entendu, mon brave ; M. Lemarquier sera le tuteur de notre petite amie, et Mlle Madeleine, sa maman. Le docteur veillera à ce qu’elle pousse comme un jeune pin des dunes, et moi je lui enseignerai son catéchisme. Pour vous…

— Moi, dit gravement le pêcheur, je conserve une bonne part.

On le regarda, une surprise flottait sur tous. Le braconnier de la mer étendit la main, embrassa d’un geste large la falaise, l’admirable coupure de Risque-de-Vie, où bouillonne un perpétuel tourbillon, et tout l’immense horizon maritime, qu’il semblait ramener vers son cœur. Puis il déclara, d’un accent empreint de grandeur véritable :

— Moi, j’apprendrai l’enfant à connaître la mer et la lande, à comprendre leur langage, à pénétrer leurs secrets, à les aimer surtout. Et je ne serai pas si bête, foi de Valmineau, qu’à travers ces cailloux, ces bruyères et ces algues, je ne lui fasse, moi aussi, trouver et lire partout le nom du bon Dieu, avec qui la demoiselle m’a réconcilié !

Quelques mois passèrent, et de nouveau l’asphodèle printanier montra ses épis de fleurs blanches dans les champs de l’île d’Yeu. Le programme établi par l’abbé Parand se déroulait intégralement, la frêle plante déracinée par la tempête, qui l’avait jetée sur ce rocher perdu, y reprenait vie, force et même gaieté. A cet âge, les impressions, si vives soient-elles, sont fugitives comme ces nuées que dissipe, en montant au ciel, le soleil du matin : environnée de sollicitudes attentives, Annie bientôt trouva tout naturel de voir son univers borné par la mer infranchissable, monstre géant et charmeur dont la colère ne s’était pas réveillée depuis la mort de l’Antoinette.

Madeleine et son père s’attachèrent très vite à l’enfant. Dans la maison de la Meule livrée eux savantes études du professeur, et que la maturité sereine de Mlle Lemarquier emplissait d’une paix précieuse, mais parfois un peu grave, Annie fut le rayon de joie, le petit être chéri auquel vont tous les soucis, duquel rayonnent toutes les allégresses. Former une âme, la voir peu à peu, comme un tourne-sol vers l’astre du jour, s’orienter vers le Maître et le Père des hommes, n’est-ce pas la plus haute et la plus douce des tâches ?

Le braconnier de la mer, lui aussi, remplissait jour après jour la tâche qu’il s’était donnée. Il allait s’attachant davantage à la mignonne enfant ; pour un peu il lui aurait été reconnaissant — peut-être l’était-il en effet — d’avoir permis qu’il la sauvât. Il l’aimait tendrement, et avec un mélange singulier et curieusement osé de l’affection que peuvent éprouver pour un même être un grand-père, un terre-neuve, et un sauvage en admiration devant une œuvre d’art. L’ensemble rendait le solitaire des Corbeaux à sa vraie nature de brave homme, trop longtemps cachée par les ronces hargneuses d’une misanthropie née de ses malheurs.

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