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Le braconnier de la mer

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CHAPITRE III

— Je vas-t’y prendre le large, à matin ?

Damase Valmineau, grimpé sur un roc de l’anse des Corbeaux, examinait l’océan à ses pieds. La mer n’était pas démontée sans doute, mais la journée s’annonçait dure ; un ciel ardoisé, ainsi qu’il arrive après de chaudes périodes estivales, chargeait l’eau d’une teinte plombée. La surface liquide, sans écume, était tout entière comme couverte de papier gaufré à petites frisures, qui ne s’effaçaient qu’à l’arête des vaguelettes entre-heurtées. Point de houle, à vrai dire ; mais le soleil qui, parfois, entre deux nuages, risquait une coulée d’or timide, avait un éclat pâle auquel un familier des choses maritimes ne se pouvait tromper.

— Ça ira mal d’ici une paire d’heures, grommela Valmineau. Faut voir à mettre le canot en lieu sûr.

Jambes nues, se piétant comme une sorte de triton puissant et farouche, l’homme tira à sec, sans effort apparent, son embarcation dont la petite étrave creusait un sillon dans le sable friable, jamais atteint par la mer, de la grève supérieure. Le poil mouillé, mais à peine essoufflé, l’homme amarra solidement sa barque à un écueil, visita le vivier, pour n’y laisser aucun crustacé. Puis il regarda encore la mer ; des panaches blancs commençaient de fuser, pressés, contre la pointe du Gibbas, faite de roches détachées et éparses qui prolongent l’île vers le Sud. Damase hocha sa tête grise :

— Riche temps pour la loubine, qu’aime l’eau bien brassée ! Espère un peu, que j’aille voir ça à l’anse des Vieilles !

C’étaient deux kilomètres à parcourir, et le lieu n’est pas des meilleurs pour la pêche ; mais le ciel menaçant n’incitait pas le bonhomme à se rendre jusqu’à la presqu’île du Châtelet, dont le grand bar hante si volontiers les abords tourmentés aux noms expressifs : Tourne-Cul, Pierre-Fourchue, Père-Nère (pierre-noire). Et quant aux postes de pêche des Corbeaux même, le solitaire de la pointe leur conservait une rancune, depuis que, sur l’écueil de la Mouclière, ainsi nommé à cause des colonies de moules qui y prospèrent, il avait été recouvert et roulé par les plis glacés d’une lame de fond, ne devant son salut qu’à une crête de rocher à laquelle, par miracle, il avait pu s’agripper.

Valmineau gagna sa cabane, en poussa du pied la porte branlante. Il prit la longue gaule d’un seul tenant que trois crampons rouillés fixaient au mur velouté de jaunes pariétaires, auquel elle faisait comme une antenne unique pointant vers le large. Puis, ayant mis au fond de son sac son attirail de pêcheur, au-dessus d’une miche, d’une chopine et d’un saucisson, le braconnier de la mer s’en fut vers l’anse des Vieilles, qu’il atteignit par la route courant sur la falaise. Ce faisant, il ne rencontra d’autres êtres vivants qu’un vieux cheval qui paissait, entravé, et Madeleine Lemarquier en tournée d’herborisation, à laquelle, au passage, Damase jeta un mauvais regard.

L’anse des Vieilles était jadis fréquentée par les nombreux capitaines des barques appartenant au village de la Croix ; celles-ci s’abritaient derrière une jetée, le Fort des Dames, dont ne subsistent plus que des restes unis par un ciment rouge ; maintenant trop ouverte, par suite des assauts répétés de la mer, cette anse ne présente pas une grande sécurité ; seuls les caboteurs peuvent s’y réfugier l’hiver, quand les vents du Nord-Est, voire du Nord-Ouest, jettent à la côte la colère des flots démontés. Pour les touristes, c’est une plage sablonneuse à pente assez forte, encadrée par des falaises hautes de douze mètres environ, d’une coloration rougeâtre due à des filons importants d’eurite à teinte d’aventurine, qui forment dans le granit, à mi-hauteur, de curieuses bandes stratifiées. Au centre de la grève, deux murailles parallèles érigent leurs roches grisâtres, fendillées comme du vieux bois abandonné aux intempéries, ou ridées ainsi que des visages de vieilles femmes. D’où, peut-être, le nom de l’anse.

Le braconnier de la mer descendit sur le sable, huma l’air vif qui accourait du large, porté par le dos glauque des longues houles qui, d’heure en heure, se creusaient davantage :

— Va bien, grogna-t-il. Je vas laisser mon fourbi dans un trou pour attendre la mer à baisser ; et puis, en route pour le lieu de pêche !

A l’Ouest, la falaise présente quatre ouvertures successives, qu’on ne saurait appeler des grottes, sur une côte où s’ouvrent des excavations comme le trou aux Pigeons qui mesure vingt-quatre mètres de profondeur, ou la grotte des Soux, qui en compte soixante. A l’anse des Vieilles, ce sont simplement, dans la muraille de pierre, des failles triangulaires, semblant nées d’une partie de terre qui se serait vidée. Leur sol est tapissé d’un éboulis de galets brassés par la mer, et fleuris d’algues luisantes. Ce fut là que Valmineau déposa son sac et ses bottes, délogeant des crabes noirs et verts qui s’évanouirent dans le sable humide des flaques. Un regard de vérification au moulinet de sa gaule, une allumette à sa bonne pipe, et le pêcheur, ayant pris ses appâts, gagna un récif que, de trois côtés, la mer baignait de lames vives et sournoises.

La pêche de la loubine est entre toutes captivante. Debout sur un roc avancé, à tout instant inondé, où les orteils nus doivent se crisper pour éviter la glissade toujours périlleuse, souvent mortelle, dans le bouillonnement qui s’agite aux flancs de l’écueil, le pêcheur, d’un puissant coup de reins, lance au loin sa ligne. Ensuite, il attend ; il attend que morde le grand bar ponctué, long parfois de près d’un mètre, pesant de sept à huit kilos, et dont les muscles puissants se jouent des flots tourbillonnant en furie, qu’il recherche au milieu des brisants. Le poisson est-il ferré ? Rien n’est fini, tout commence au contraire : la loubine a de terribles défenses, et c’est un duel sans merci qui s’ouvre entre la prise et le chasseur.

Damase Valmineau s’en aperçut bien quand, une demi-heure plus tard, son hameçon fut happé par une proie invisible sous les plaques d’écume, sans cesse déchirée, sans cesse renaissante. La gaule ploya si brusquement qu’elle faillit échapper à la main de l’homme, tandis que le moulinet se dévidait avec un bourdonnement soudain de rouet. Le braconnier, qui pourtant en avait vu de toutes sortes, depuis un demi-siècle qu’il vivait de la mer, mâcha un cri de surprise :

— Tonnerre ! un particulier de vingt livres, que c’est !

Mais il n’en dit pas davantage, car le moment n’était vraiment pas aux discours. Sans même songer à rallumer sa pipe éteinte, Damase, arc-bouté sur la roche, la main au moulinet, se mit en devoir de fatiguer la bête qui imprimait au bras du pêcheur de furieuses secousses.

Pendant un bon quart d’heure les choses se passèrent normalement ; puis, tout à coup, la situation devint tragique. D’un rapide écart la loubine s’évada sur la droite ; pour empêcher que sa ligne ne fût sciée aux arêtes des récifs, Valmineau voulut suivre sa prise, sur l’étroit banc de roches où il se tenait. Mais la chaussée était inégale, creusée de trous, mangée de crevasses ; sollicité par la tension à laquelle était soumis son bras, l’homme avança le pied au hasard : un instant plus tard il s’étendait en rageant sur la roche, une douleur aiguë à la cheville. La ligne fuyait dans les embruns, suivie de la gaule, qui rebondissait à bruits secs sur les rochers.

— Malheur de malheur ! Ma gaule, ma loubine, tout qu’est perdu !

Le braconnier tenta de se relever. Un élancement, cinglant comme un coup de fouet, le rejeta sur la roche déclive, où il se cala avec un grognement de sanglier forcé :

— V’là que j’ai la patte touchée ! Faut-il en voir, tout de même ! Qué que je vas faire ?

Il tâta, précautionneux, sa cheville : déjà elle enflait. Damase connut toute la gravité de sa situation : seul, blessé, il lui était matériellement impossible de regagner son logis de la Pointe, voire même de quitter cet écueil. Et la mer, qui bientôt rendrait impraticable le chemin du retour, avant deux heures, se jouerait librement au-dessus de la « plate » sur laquelle lui, Valmineau, était écroulé. Il fallait appeler au secours, quoi qu’en dût souffrir la vanité du braconnier de la met ; il fallait réclamer l’aide de cette humanité dont il avait coutume de mépriser les offices… Mais, quand on sent vous courir sur l’échine le frisson de la petite mort, bien des choses apparaissent sous un angle nouveau ; le solitaire se redressa du mieux qu’il put, et, appuyé sur les bras un peu à la façon des pingouins, se mit à héler de toute la force de ses poumons robustes, dans le vent qui emportait son appel au loin sur la falaise.


M. Lemarquier s’était rendu pour quelques jours sur le continent, afin de chercher au pays d’Herbauges des traces de saint Amand, le pieux visiteur du moustier de Saint-Hilaire, qui naquit dans cette contrée. Profitant de l’absence de son père, Madeleine était, de grand matin, partie en tournée d’herborisation. Après avoir traversé l’île, la jeune fille avait rejoint la côte à l’anse de la Grande-Conche, et elle s’en revenait lentement vers la Meule, quand, à la hauteur des marais de la Croix, elle avait rencontré le sauvage habitant de la Pointe, sa gaule à loubine sur l’épaule.

Mlle Lemarquier venait de cueillir un pied d’erodium, blanchâtre et velu, étalant sa rosette à courts rayons autour d’une jolie fleur rose pâle ; la fille du professeur admirait la perfection délicate des œuvres du Créateur, même dans leurs plus menus spécimens, lorsqu’un cri, long, poignant, fit retomber la main qui déjà ouvrait la boîte d’herborisation.

— Holà ! oh… oh !

Cela courait sous le ciel gris, plainte impérieuse et sinistre, mêlée au grondement de la mer qui roulait des galets au pied des écueils battus par les lames. C’était si lugubre, si pressant aussi, que d’un bond la jeune fille, le cœur ballant, se trouva debout au bord de la falaise, scrutant du regard la côte déchiquetée qui s’étirait à ses pieds. Et d’un coup d’œil elle comprit.

Là-bas, sur un rocher de l’anse des Vieilles, il y avait une forme étendue. Un homme, blessé ou malade, qui appelait à l’aide, et que l’implacable marée allait cerner, puis engloutir, si on ne le secourait au plus vite.

La jeune fille prit sa course dans le vent qui plaquait ses vêtements à son corps. En quelques minutes, elle arriva à l’anse, descendit sur la grève ; alors elle reconnut le braconnier de la mer, et en même temps elle comprit que le sauvetage serait difficile : déjà, sur le banc des Vieilles, un peu plus loin, les vagues écumaient, rageuses, incessantes, couvrant à chaque minute les trois têtes chauves et noires de ce dangereux brisant.

Madeleine ignorait l’hésitation stérile, comme aussi la fausse pruderie. Enlevant en un tournemain ses chaussures et ses bas, elle releva sa jupe qu’elle épingla haut sur ses jambes ; et, dans l’eau plus loin que les chevilles, que glaçait le sournois contact, elle marcha bravement vers le blessé, qui la regardait approcher en silence.

Quand elle fut près de lui :

— C’est pas trop tôt que vous voilà, déclara l’Islais. Un peu plus, vous m’auriez laissé noyer comme les bêtes qu’on jetait dans les temps par le trou de la Grande Charte.

— Je suis venue dès que je vous ai entendu. Où souffrez-vous ?

Le bonhomme montra sa jambe :

— J’ai glissé sur c’te faillie roche, en pêchant la loubine. Ah ! c’est pas un métier de riche, pour sûr !

Les doigts légers de Madeleine tâtaient le membre enflé, la jeune fille annonça :

— Une foulure seulement. Vous avez de la chance.

— De la chance ! maugréa Damase. Y en a qui n’ont pas peur ! Comment que je rallierai mon mouillage, avec la mer qui vient ?

— Je vais vous faire un pansement de fortune, et vous pourrez marcher un peu.

Déjà elle déchirait son mouchoir, le nouait au foulard du braconnier. Comme il fallait se hâter, elle plaça un bandage rapide, indifférente en apparence aux grognements du patient. Une fois seulement, celui-ci ayant proféré un juron malsonnant, la bonne Samaritaine leva sur lui son regard pur :

— Si vous vous taisiez, je pourrais aller plus vite, et cela vaudrait mieux pour nous deux.

Du coup, le blessé dompté ne souffla plus mot.

Lorsque la cheville fut solidement bandée, Madeleine se redressa :

— Là… Levez-vous. Bien. Pas trop de mal ?

— Euh !… Si, pour sûr.

— Il faudrait pourtant marcher… Appuyez-vous bien.

— Sur quoi, que je m’appuierais ?

Elle eut un rire jeune :

— Sur moi, naturellement.

— Mais…

— Allons, dépêchons. Je suis forte, et la place est mauvaise.

Ainsi l’infirmière improvisée ramena son blessé sur la plagette ; tous deux furent largement éclaboussés, mais en somme ils atteignirent sains et saufs le sable sec. Là, elle demanda :

— Vous n’aviez rien avec vous ?

— Mon sac et mes bottes. Dans le second trou, que je les ai mis.

— Restez-là, je vous les apporte.

Deux minutes plus tard, Mlle Lemarquier reparaissait, chaussée, prête au rude effort qu’elle devait encore accomplir. Et ensemble, lentement, ils regagnèrent la maison des Corbeaux ; le braconnier marchait appuyé sur l’épaule de sa compagne : il était maussade encore, mais ne grognait plus.

Devant la porte de sa cabane, Valmineau, cherchant sa clé aux poches de sa vareuse, éprouva un sourd besoin d’excuses, ou peut-être un hargneux désir de bravade :

— Vous savez, fit-il, c’est point trop beau chez moi.

— Il ne s’agit pas de cela. Jetez-vous sur votre lit, pour que je vous fasse un pansement plus sérieux.

Madeleine, en un clin d’œil, eut mis la main sur le pichet égueulé où le bonhomme gardait son eau douce ; elle rafraîchit avec précaution le pied que la marche avait gonflé. Damase se laissait faire, moralement recroquevillé en une défensive naturelle à sa mentalité de porc-épic, mais à qui l’inaltérable douceur de la demoiselle livrait de rudes et singuliers assauts. Elle se releva enfin :

— Voilà. Cinq ou six jours de repos complet, et il n’y paraîtra plus.

— Cinq ou six jours ! gronda le pêcheur. Nom de…

— Chut !

Madeleine le regardait, un doigt levé, les yeux attristés ; le braconnier de la mer, qui ne craignait pas grand’chose, s’arrêta tout net. Il reprit sur un autre ton :

— Mais, Demoiselle, comment que vous voulez que je fasse, pour mon manger ? Je n’ai point de domestique, moi…

— Je viendrai vous panser deux fois par jour ; et j’apporterai tout ce qu’il faudra.

Ça, c’était plus fort que de pêcher des langoustes avec une nasse percée. Le vieux sanglier crut voir vaciller autour de lui les parois de sa tanière ; il murmura :

— Vous, Demoiselle !… Mais, vous ne pensez pas… depuis la Meule !

Elle eut encore son sourire demeuré si jeune, malgré la fuite de ses vingt ans :

— Avec ma bicyclette ce n’est rien du tout. Il ferait beau voir un médecin abandonner son malade avant la guérison ! Seulement, il faut me promettre d’être sage !

— Dame oui, répondit l’autre, je serai sage ; mais je vas m’embêter bougrement !

— Je vous apporterai de la lecture. Et puis vous direz votre chapelet ; cela vous aidera à avoir de la patience. Vous ne l’avez pas oublié ?

La demande était si naturelle, le regard si clair, qu’une réponse négative vraiment était impossible. D’ailleurs, en cherchant bien… Le solitaire avala sa salive avec effort, et assura tout en grattant frénétiquement son crâne grisonnant :

— Bien sûr, Demoiselle, ça ne s’oublie pas !

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