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Le braconnier de la mer

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CHAPITRE IX

Ce jour-là, Madeleine Lemarquier vint trouver Damase dans la cabane de la Pointe, où il réparait fort dextrement des nasses endommagées par quelque captif rageur. Le pêcheur s’empressa :

— Asseyez-vous là, Demoiselle. Ça fait rudement plaisir de vous voir. Et la petiote ?

— Justement, je viens vous parler d’elle.

— C’est pas qu’elle est malade, au moins ?

Madeleine eut un sourire :

— Non, non ! mon père lui donne sa leçon de grammaire en ce moment.

— Pauvre mioche, elle aimerait mieux jouer sur la grève, avec des crabes, près de papa Valmineau !

— Je ne dis pas, père Damase ; mais ce serait peut-être moins utile…

— Oh ! ça, bien sûr, Demoiselle. Et alors ?

— Vous savez que dans trois semaines il y aura une grande fête à Port-Joinville ?

— Ah ! Le ministre de la Marine vient ?

— Bien mieux : la bénédiction de la mer…

— C’est vrai ! fit l’Islais, en cessant de tordre ses brins d’osier flexible ; j’ai entendu des gars parler de la chose hier à Saint-Sauveur, où que je m’étais rendu pour acheter les matériaux pour réparer mes nasses. Ils parlaient de se rendre en colonne au Port, avec le drapeau du bourg, et sous la conduite de leur curé.

— C’est cela même, mon ami, M. le curé veut faire très bien les choses, pour mieux honorer le bon Dieu ; il y aura cette année une centaine d’enfants en tête de la procession ; nous donnerons Annie, je lui fais une robe blanche, ne robe… vous m’en direz des nouvelles !

Le braconnier regardait Madeleine, émerveillé ;

— Une riche idée, Demoiselle ! Sûr qu’elle sera la plus belle, notre petiote. Seulement…

— Qu’y a-t-il ?

Le sourire du bonhomme s’achevait en grimace :

— Seulement, moi, qu’est-ce que je fais, là-dedans ? Je suis bon à rien du tout !

— Mais si, père Damase ; nous avons même besoin de vous.

Rayonnant, Valmineau se leva d’une pièce :

— Je suis tout à vous, Demoiselle, l’homme, la barque et la cambuse ! D’abord, vous le savez bien. Qu’est-ce qu’il faut faire ?

— Les enfants marcheront devant les marins. Mon père et moi, nous ne sommes ni des petites filles ni des pêcheurs…

— Comme de juste, observa l’honnête braconnier.

— Alors, pour qu’Annie ne se sente pas toute seule dans la procession, il faudrait que vous y figuriez…

— Moi ! grogna le solitaire. En colonne, avec les autres ?

— Justement, comme les autres.

— Faudrait peut-être bien aussi porter un cierge ?

— Je ne sais pas, c’est un détail qui n’est pas encore réglé.

Le bonhomme hésitait. Un moment il considéra la jeune femme qui se tenait devant lui, souriante et affable : dire que c’était si fragile, et que ça l’avait sauvé ! et qu’elle venait lui demander, comme ça, tranquillement, une chose… mais une chose !

Damase Valmineau, braconnier de la mer, naguère officiellement cité comme mécréant, voire comme croquemitaine, reprit longuement haleine, puis répondit non sans noblesse :

— Demoiselle, il en sera comme vous voudrez : je peux bien confisquer une journée pour le service du bon Dieu et le vôtre ! Dites à M. le curé du bourg que je porterai le drapeau ou le dais, si cela peut lui faire plaisir.

Voilà pourquoi l’on put voir, par un beau dimanche de la mi-juin, tout vibrant de sonneries de cloches, tout ailé de joie chrétienne, la cohorte des pêcheurs du bourg, dominée par un homme à la carrure athlétique qui, aidé de deux jeunes marins, soutenait sur ses épaules un brancard portant un délicat modèle de dundee consacré à Madame la Vierge. Cet homme assista fort respectueusement aux offices, dans l’église de Port-Joinville tapissée de banderoles et d’écussons, où s’enlevaient en couleurs vives des bateaux, des ancres, des étoiles et des poissons. Et tant que dura la procession, il s’appliqua à garder soigneusement son rang, les yeux fixés sur une petite fille, qui, rose, blanche et blonde, éparpillait des pétales de fleurs, avec des gestes d’angelot recueilli.

Au chant de la Pêche miraculeuse, un nouveau cantique tout de suite adopté par cette population de marins, le défilé déroula ses anneaux le long des quais du port, où s’alignaient les chaloupes repeintes de frais et pimpantes comme des jouets neufs sous leurs pavois de fête. Presque tous les hommes de l’île s’étaient réunis pour cette solennité, la plus importante et la plus aimée qui fût, car chaque matelot est heureux de voir appeler sur son rude métier, sur les hasards plus rudes de la mer, le secours et la bénédiction du ciel. Et l’on eût en vain cherché une âme affligée de la lèpre du scepticisme dans l’assistance qui se pressait au bord des rues, parmi ces hommes s’avançant, convaincus, graves, derrière un matelot de Ker-Châlon, solide et couvert de médailles, haussant le drapeau du Sacré-Cœur.

Après le salut, Annie, un peu lasse, très émue, rejoignit le braconnier, dont le visage s’éclaira à son approche. Il l’embrassa :

— Pas trop fatiguée, mignonne ?

— N… non… On va rejoindre maman Mad ?

— Tout de suite. En route pour la Meule !

— C’est loin, encore !

— Je te porterai un bout de chemin. Viens-nous-en, ma fille.

Ils fendirent la presse, dans le brouhaha né de la dislocation du cortège. Au moment où le pêcheur et l’enfant émergeaient de la foule, une main frappa sur l’épaule de Damase.

— Hé bé ! Valmineau !

Le solitaire se retourne :

— Tiens, Mortimprez !

L’autre continua :

— Tu t’entends à surprendre ton monde, toi !

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— C’est bien toi qui portais le brancard du dundee, tout à l’heure !

— Oui, avec deux gars du bourg. Alors ?

— Alors… dame… On te croyait un peu mécréant… Tu m’excuseras, Valmineau…

Mortimprez hésitait, craignant d’avoir été trop loin ; jovial, le sauveteur d’Annie secoua ses épaules puissantes :

— Ce temps est passé, camarade ! C’est la demoiselle de la Meule qui a fait le miracle, avec ce petit ange que voilà.

Semblablement paternels, les deux hommes sourirent à la fillette, qui s’appuyait avec une confiante affection contre le braconnier. Songeur, revoyant, dans la gloire de ce jour d’été, le yacht cloué sur l’aiguille où il périssait parmi l’embrun glacial, le barreur du canot de sauvetage prononça :

— Tu as fait du fameux travail, Valmineau, dans cette nuit de janvier !… Mais dis donc, continua-t-il en changeant de ton, elle a l’air fatiguée, la petite.

— Je vas être obligé de la porter quasiment jusqu’à la Meule, où que M. et Mlle Lemarquier ont dû rentrer avant nous.

— Mieux que cela ; viens donc vous reposer à la maison, tout près, rue des Mariés. La femme a fait des beignets, on trinquera comme dans les temps, avant…

— Avant que je ne sois devenu un sauvage, tu peux le dire, va, Mortimprez. Vu que maintenant la demoiselle et c’te mioche m’ont rendu à la vraie vie : si je te disais qu’elles m’ont rappris mes prières ?

La maison où Sébastien conduisit son vieux camarade était, comme toutes ses voisines, blanche au dehors, nette au dedans ; comme la plupart de ses voisines aussi, elle abritait une nombreuse nichée, vivace et joufflue, qui pour le moment, affamée par l’air et la marche, se pressait autour du goûter qui succède à la procession.

— Femme, j’amène un vieux copain retrouvé !… Les enfants, qu’on se serre un peu ! Voilà une petite amie ; tu lui montreras ta poupée, Jeannette.

La voix joyeuse du marin résonnait sous le plafond de bois peint : deux fillettes, d’autorité, s’emparèrent d’Annie, une main preste débarrassa Valmineau de son béret : en un clin d’œil le solitaire et sa « petiote » se trouvèrent en famille.

L’Islaise servit du vin d’Yeu, léger et doré, fils des nouveaux vignobles créés cinquante ans plus tôt par des Rhétais exilés. Et coudes sur la table, les hommes se mirent à croquer, en phrases coupées de silences, le thème unique auquel se ramènent toutes les pensées de la race : la mer, qui fait vivre les foyers, et trop souvent ensuite les charge de crêpes noirs.

Tout à coup, la voix de la femme s’éleva :

— Regardez donc votre petite, Valmineau ; elle n’a pas été longue à quitter la poupée !

Le braconnier porta ses regards vers du fenêtre ; ce coin de la grand’salle, abandonné aux enfants, se trouvait pour de moment transformé en chantier de construction. Les deux aînés du pêcheur étaient penchés sur un sloop qu’ils gréaient avec amour. Annie, silencieuse et attentive, appuyée près d’eux à la huche, ses petites mains nouées derrière son dos, contemplait de travail des garçons. Parfois, l’un d’eux levait la tête et souriait à la fillette ; le solitaire soupira :

— Des beaux gars que tu as, Mortimprez ! Les miens étaient pareils, voilà quinze ans…

— C’est franc comme l’or, et solide à la mer, faut voir ! répliqua le pêcheur. Aussi on va faire des sacrifices pour Armand.

Le plus âgé des mousses, entendant son nom, jeta à son père un vif et clair regard ; Sébastien poursuivit :

— Voilà qu’il prend ses seize ans ; c’est temps de lever l’ancre, si on veut passer loin. A la fin de l’été il quitte l’île pour le continent.

— Oh ! le continent…, apprécia Damase avec une moue qui en disait long.

L’autre se redressa :

— Minute, Valmineau ! Tu ne penses pas que mon gars va abandonner la mer ? Je le mets à l’École de Navigation, à Nantes ; il en sortira avec son brevet d’élève-officier de la marine marchande.

— Ah ! fit le braconnier admiratif, c’est le long-cours, alors ?

Mortimprez cligna de l’œil, but une rasade, et expliqua complaisamment :

— Voilà ! Et pas le long-cours comme dans les temps : on touchait quarante-cinq francs d’argent par mois, pour bourlinguer pendant des morceaux d’années. A ceux qui n’étaient pas tout à fait raisonnables, après la bordée du départ et celle du retour, si courtes soient-elles, il ne restait pas gros à donner à la femme. Tandis qu’à vingt et un ans, après trente-six mois de navigation active et professionnelle, il passera tout de go lieutenant au long-cours. Ça, c’est une affaire, Valmineau !

— Sûr… et Auguste ?

— Lui, il ne s’en ressent pas pour les études. Le ciel et la mer, ça lui suffit comme livres ; c’est d’ailleurs les plus beaux. Ma chaloupe sera pour lui.

— Au moins celui-là restera à la famille, murmura l’Islaise.

— Femme, il ne faut pas dire cela, protesta le barreur. Où qu’on sillonne son flot, sur un canot à rames ou sur un clipper d’acier doux, c’est partout la même chose, puisque l’œil de Dieu sait partout nous retrouver. L’essentiel est qu’on navigue toujours en bons chrétiens, sous la Croix du Sud comme devers Rochebonne ; et ça, pour mes deux grands gars, pour les trois petits, je suis tranquille !

L’Islais s’était levé, il avait parlé avec une certaine solennité ; du silence en nappe s’étendit par la pièce claire. Sébastien Mortimprez s’approcha des enfants, redressa du doigt, sur le sloop, une voile qui ne tombait pas à son gré ; et, caressant la tête blonde d’Annie, il demanda gaiement :

— Qu’est-ce que tu en dis, toi, gamine, de ces questions-là ?

A quoi la fille adoptive du braconnier répondit avec ingénuité, en levant vers le pêcheur son regard d’aigue-marine :

— Je voudrais que leur bateau serait assez grand pour m’emmener sur la mer…

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