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Le braconnier de la mer

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CHAPITRE II

Dans le cabinet de travail de la cure, ouvert sur la paix ensoleillée d’une grande cour que bordent les écoles libres et qu’ombragent des vernis du Japon, l’abbé Parand s’occupait à préparer le prochain numéro de la Croix de l’Ile-d’Yeu. C’était une idée touchante qu’il avait eue, le curé doyen de l’île esseulée, en fondant cette menue feuille où sa tendresse paternelle recueillait, deux fois par mois, tout ce qui concernait la vie de ce petit morceau d’univers perdu au sein des flots, et dont la direction morale lui était confiée. Aux pages composées par une vieille dame, qu’un zèle ardent avait portée à se faire imprimeur, éditeur, voire colporteur, on trouvait de tout : naissances, mariages et décès, tempêtes et grandes marées, comptes rendus de ces cérémonies mi-religieuses, mi-maritimes, si particulièrement florissantes à Yeu, nouvelles des longs-courriers islais. Et nul ne s’étonnait d’y lire les réflexions sur l’inconstance de la sardine ou les mœurs des langoustes, puisque c’est de la pêche que vit la population.

— Ouvrez !

La gouvernante de M. le doyen lui tendait une carte de visite bordée de noir ; l’abbé y porta les yeux :

Edmond LEMARQUIER
Professeur honoraire d’histoire au lycée d’Orléans.

Un crayon rapide avait ajouté :

et Mlle LEMARQUIER.

— Faites entrer, ma bonne, dit le prêtre en abaissant sa barrette sur un front que coupait une ligne de hâle.

Un instant après, les passagers du dundee pénétraient dans la pièce ; M. Lemarquier présenta avec aisance sa fille et lui-même, puis ajouta tout aussitôt :

— Vous dirais-je, Monsieur le Curé, que je vous reconnais ?

— J’en suis flatté, Monsieur ; mais je me trouve à Port-Joinville depuis dix années à peine, et j’avoue ne pas me souvenir de vous avoir jamais rencontré.

— Mes paroles m’ont trahi : je reconnais en vous, non pas l’homme lui-même, mais, si j’ose dire, le curé doyen de notre rocher perdu. Monsieur l’abbé Marchand, un esprit entre tous éminent, fut jadis le doyen de l’île d’Yeu ; vous continuez à mes yeux sa haute et sainte figure. C’en est assez pour que j’aie tenu à venir vous assurer de notre respect, au moment où nous nous fixons définitivement dans l’île, ma fille et moi.

L’abbé s’inclina légèrement.

— Je vais donc avoir la joie de vous compter, Monsieur, parmi mes paroissiens ?

— Oui, Monsieur le Curé ; indirectement, tout au moins. Mon père, médecin que sa profession avait beaucoup fatigué, s’était de bonne heure retiré à la Meule, J’y fus élevé moi-même ; j’y reviens après ma carrière faite… Hélas ! le nid est toujours là, mais la famille est incomplète…

Il eut un soupir ; une ombre flottait dans le sourire de Madeleine, à l’abri de son chapeau de crêpe. Discrètement, l’abbé prononça :

— La douleur est fille du ciel…

— Mme Lemarquier, continua le professeur, nous a été enlevée après une très longue maladie. Ma fille a refusé tous les partis qui se sont présentés, pour l’entourer de soins dont je ne puis assez vous dire l’intelligence et le dévouement… Si, si, mignonne, il faut que M. le curé te connaisse… Maintenant la voici seule avec son vieux père, et si la blessure de mon cœur se doit un peu calmer, c’est sa main qui la pansera…

— N’avez-vous pas d’autres enfants ? interrogea le prêtre.

— J’avais deux fils, Monsieur le curé. L’un est tombé pour la France dans le bled marocain, au cours de cette période que les journaux appelèrent, d’une formule exagérément optimiste, la pénétration pacifique. L’autre est marié, fixé dans les mines du Nord où il est ingénieur ; il n’a plus besoin de moi. Alors, je reviens mourir sur ma terre natale, avec mon Antigone.

— Mourir ! protesta l’abbé Parand. Pas avant que je n’aie profité de vos bonnes visites ! Vous devez à Dieu des années encore de services éclairés.

— Vous avez raison, Monsieur le curé, fit Madeleine en se forçant à sourire. Que deviendrais-je sans ce cher père ?

Le veuf secoua la tête.

— En réalité, je ne songe pas à m’enliser dans une tristesse morne et stérile. J’arrive ici avec un grand projet.

— Vraiment ?

— Je prépare depuis longtemps un volume sur les monastères du Bas-Poitou ; je veux étudier de près, et en détail, les ruines et les souvenirs que Yeu présente dans cet ordre d’idées.

— Ah répondit l’abbé, avec une lumière dans le regard, la belle, la grande pensée ! Le monastère de saint Hilaire, plus tard celui de saint Étienne, ont tenu une haute place dans la vie morale de l’île ; seulement leur étude vous coûtera mainte peine, Monsieur.

— Je crois qu’il n’en reste pas grand’chose, fit Madeleine.

— A peu près rien, Mademoiselle. Du moustier de saint Étienne ne demeurent que quelques substructions envahies par les ronces et les yèbles : quant à celui de saint Hilaire, je crois bien qu’il n’en subsisterait à peu près que le souvenir, si M. Turbé, en défrichant une de ses terres, sur l’emplacement de la chapelle, n’avait mis à découvert trente-six squelettes, dont un reposait dans une auge de pierre blanche.

— Celui d’un prieur, sans doute, remarqua le professeur. Il faudra que je voie tout cela… Pensez-vous, Monsieur le curé, que la documentation me soit facile ?

— Je crains que non. L’établissement des Bénédictins de Cluny, dont l’essaim était placé sous la protection de saint Étienne, fut entièrement dévoré en 1564 par le feu qui, ayant pris subitement dans une salle, anéantit en un instant le fruit de cinq siècles et demi de laborieux efforts ; et notre plus ancien registre officiel n’est que de 1629. Pour les disciples de saint Hilaire, c’est pire encore : saccagé par les Sarrasins au commencement du règne de Louis le Débonnaire, ce couvent fut incendié par les Normands en 846. Et dame, dans ce temps-là…

Une moue significative compléta la pensée du prêtre ; M. Lemarquier objecta :

— Mais il y a la charte du transfert à Noirmoutier de l’abbaye cistercienne sise à l’îlot du Pilier, transfert exécuté par Pierre de la Garnache, seigneur de l’Insula de Oïa, en 1206. On trouverait peut-être quelques détails dans ce document.

— Oh ! oh ! fit l’abbé Parand, je vois, Monsieur, que vous êtes un véritable archéologue, nos vieilles pierres n’ont qu’à se bien tenir !… Et vous, Mademoiselle, seriez-vous versée également dans cette science vénérable ?

— Je seconde parfois mon père pour ses recherches, Monsieur le doyen, c’est ma fierté et mon plaisir. Mais je compte surtout cueillir des plantes destinées à soigner les bonnes gens de la Meule, dans des cas très simples ; j’espère aussi que M. le curé de Saint-Sauveur voudra bien accepter le secours de ma bonne volonté pour les enfants du catéchisme…

— La couvée n’est malheureusement pas nombreuse, Mademoiselle, une vingtaine de petites âmes en tout ; mais je m’empresse d’accepter au nom de mon confrère votre offre si chrétienne, et je me félicite infiniment de la précieuse recrue que nos œuvres vont trouver en vous.

L’abbé souriait, paternel ; Mlle Lemarquier lui répondit par un regard où se reflétait la candeur de son cœur pur.

Le village de la Meule — 206 habitants avec les hameaux annexes — est sans contredit le site le plus attrayant de l’île d’Yeu. Plus exactement, c’est le seul où la nature déploie du charme et de la grâce, entre l’aridité sévère des landes granitiques et la sauvage splendeur des falaises battues par une mer dont la colère grondante est toujours aiguisée sur les pointe des « basses » sous-marines, qui, sans trêve, déchirent la robe verte de l’océan. Après un frais vallon où serpentent un ruisseau et des routes sinueuses jouant à cache-cache sous les ormeaux du Bois-d’Amour, la Meule est un groupe de maisons blanches, une auberge, deux petites fermes et trois villas. Et le paysage est borné derrière le port minuscule qui s’enfonce dans les terres, par de puissantes masses rocheuses, dont les frustes assises bossuent le sol jusqu’aux premières habitations. Les qualifier de montagnes, comme font les habitants, est une exagération évidente ; il demeure qu’elles créent un aspect de fjord norvégien en miniature, tout entouré d’arbres et de jardins fleuris. La chapelle votive a grand air, qui domine le village à gauche, tout en haut du mur nu, quasi à pic de la falaise, et agenouillée sous sa toiture basse, en face du plus merveilleux horizon maritime qui se puisse rêver, où elle prie depuis cinq siècles pour les Islais au péril de la mer.

A ses pieds, la villa de M. Lemarquier était un étroit mais coquet logis, assis derrière ses plates-bandes égayées de rouges pélargoniums. Depuis le balcon de bois courant devant le premier étage on apercevait le petit havre, peuplé d’une trentaine de canots, grées en sloops, tirant sur leur corde à marée haute, échoués à basse mer. De la grande voisine dont la voix profonde s’effilochait dans le vent, par-dessus les falaises, on ne voyait rien, les roches du goulet, très hautes, se resserrant, puis tournant brusquement à gauche. C’était bien l’asile qui convenait à ce savant voué à l’étude des antiquités chrétiennes de son île, à cette jeune femme qui consacrait à la charité tout le temps que lui laissait libre le dévouement dont elle entourait son père.

Ils avaient chacun une bicyclette, indispensable dans un pays aussi peu favorisé des conquêtes de la civilisation. Et ils s’en allaient par les routes cahoteuses, crevées d’affleurements granitiques, où jamais ne se risquèrent bandages d’automobiles ; moins d’une lieue de chemin, entre les terres dénudées, les menait à Port-Joinville, capitale de ce petit monde insulaire dont M. Lemarquier rapprenait avec joie à connaître tous les détours.

Aussitôt que fut terminée l’installation de la petite villa, le professeur commença ses travaux. Le premier des monastères, celui qui avait fleuri du VIe au IXe siècle, attira son attention tout d’abord. L’archéologue se rendait, entre Ker-Borny et Port-Joinville, au vallon de Saint-Hilaire ; là, parmi les prairies arrosées d’un mince ruisseau bordé de saules, et qu’enjambe un pont rustique, le savant se penchait aux pierrailles éparses dans le Champ du Cloître. Il étudiait avec piété les derniers vestiges de l’asile des hommes qui avaient doté cette terre alors inculte, et presque inhabitée, d’un vallon fertile, en édifiant près de l’anse une digue qui, coupant la communication avec la mer, avait peu à peu réduit le golfe à un étier sur lequel ils établirent un moulin. Car il ne suffisait pas aux pieux ermites d’attirer par leurs prières les bénédictions célestes sur la terre, leur industrie savait rendre plus propices au séjour de l’homme les lieux rudes où les appelait leur mission.

De son côté, Madeleine, sa boîte d’herborisation à la hanche, s’en allait cueillir les simples dont elle constituait une petite pharmacie à l’intention des habitants du village. La jeune fille s’aperçut vite que, sur cet avant-poste de l’Europe, brûlé de soleil, saturé d’air marin, la flore n’est pas riche, dont on peut amasser une bienfaisante récolte ; cependant, elle recueillit de la violette, du tussilage et des mauves, spécifiques des rhumes ; dans ses bocaux, la racine du chiendent rafraîchissant fraternisa avec la dépurative pensée sauvage. Et sur les talus qui bordent les champs, concurremment avec ces murets en pierre sèche dont la présence ne contribue pas à égayer le plateau central de l’île, Mlle Lemarquier, en prévision des maux de gorge, put cueillir ample moisson d’une petite ronce de curieuse espèce, aux buissons bas, serrés et non traçants.

Les habitants de la Meule apprirent tôt à estimer les voisins que leur envoyait le continent. La vieille femme qui servait les nouveaux arrivants ne se priva point de publier partout combien ils étaient plaisants et honnêtes ; et les enfants ne tardèrent pas à entourer gaiement, dès qu’ils l’apercevaient, la demoiselle qui savait miraculeusement guérir les coups de froid pris en barbotant dans les anses… et parer d’attraits insoupçonnés l’étude du catéchisme.

Cette sympathie générale était douce à M. Lemarquier, à Madeleine surtout. Une seule ombre à ce tableau, insuffisante à l’obscurcir, mais fâcheuse aux yeux de la jeune fille, qui se donnait toute à son œuvre de charité. Lorsqu’elle herborisait sur la côte ouest, recherchant, parmi la maigre végétation des dunes, la centaurée qui traite les maladies de la bouche et du pharynx, et le silène officinal souvent desséché par la rude haleine du large, il n’était pas rare que Mlle Lemarquier sentît peser sur elle le regard dur d’un pêcheur, immergeant des nasses devant les récifs, ou poursuivant, à marée basse, dans les bâches, les crabes aux bras armés. C’était le braconnier de la mer, dont la sourde hostilité s’amassait autour de l’intruse qui osait violer la solitude de son domaine.

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