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Le braconnier de la mer

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CHAPITRE XIV

Un radieux soleil éclaira le jour où Annie mit sa main, pour la bonne et la mauvaise fortune, dans celle du chrétien loyal à qui elle confiait sa vie. L’abbé Parand tint à bénir lui-même les époux, dans la vieille église romane de Bourg-Saint-Sauveur ; et si l’assistance n’était pas aussi aristocratique que celle qui se pressait en 1660 dans cette même nef, au mariage d’Anne de Rieux et de Léon de Balsac d’Hilliers, marquis de Gié, du moins une véritable foule avait-elle tenu à venir prier pour le bonheur des deux jeunes gens qui avaient su conquérir la sympathie de tous.

Du Bourg, on s’en revint par la Meule, où la vieille Malvina avait mis tout son art à préparer un déjeuner qui était, dans l’esprit de la brave femme, quelque chose comme le suprême effort de son dévouement mis au service de l’enfant qu’elle avait vue grandir. Sous la présidence de M. le doyen, le repas se déroula cordial, dominé par la pensée de ce fait émouvant pour qui veut bien y réfléchir : l’association définitive de deux êtres qui unissent leurs destinées, pour fonder sur la terre un nouveau foyer chrétien, dans une obéissance joyeuse aux lois de Dieu.

Le plus préoccupé de tous les convives, celui dont visiblement, quoi qu’il en eût, le front abritait le plus lourd souci, était à coup sûr le braconnier de la mer. Sans doute éprouvait-il une joie vive du bonheur d’Annie, sa jolie fleur qu’il avait arrachée, parmi tant de périls, à la colère de l’océan ; mais le vieillard ne pouvait s’empêcher de songer, avec une persistante mélancolie, que bientôt il se retrouverait dans la maison des Corbeaux, qu’il y rentrerait seul ce soir, qu’il y vivrait seul jusqu’à son dernier jour, et qu’elle serait terriblement vaste pour abriter sa morne solitude…

Par-dessus la table, Annie envoya à Damase un éblouissant sourire. Il disait, ce sourire :

— Courage, grand-père ! Votre petite-fille vous aime et ne vous abandonnera pas. Sa vie, que vous avez sauvée, s’écarte de la vôtre, elle ne s’en éloigne point. Et puis, je vous ai préparé une surprise… une surprise !… Vous verrez cela tout à l’heure : le secret a été bien gardé !

Mais le bonhomme ne comprit pas le langage muet des yeux d’Annie. Il estima seulement que, sous le voile fleuri d’oranger, leur eau bleue brillait d’une lumière éclatante et singulière. Il en conçut une amertume aggravée.

Vers 4 heures, l’abbé Parand fit à Armand un signe discret. Le jeune homme aussitôt se leva. Tous l’imitèrent ; patron Mortimprez déclara, de sa grosse voix joviale :

— Mes enfants, si vous voulez faire votre visite à M. le maire… il s’en va bientôt temps de retourner à Port-Joinville.

Au grand étonnement, presque au scandale du braconnier, Annie avait tenu à renvoyer les petits breaks déteints qui constituent, à l’île d’Yeu, le dernier cri du luxe. On s’en alla donc deux à deux, comme une honnête noce campagnarde, par les chemins bordés de ces ajoncs qui sont les emblèmes de la fidélité, parce qu’ils fleurissent surtout aux mauvais jours. Le voile d’Annie flottait au vent léger, venu de la mer invisible derrière les « montagnes » de la Meule, et M. Lemarquier, marchant auprès de Madeleine, remuait en son esprit le souvenir des idylles de Théocrite, appariées à la douceur du jour.

Près des ormeaux du bois d’Amour, Annie et Armand obliquèrent tout à coup sur la droite. Damase le fit remarquer à maman Mortimprez, qui s’avançait à son bras, parée comme une châsse :

— Voilà nos jeunes gens qui se trompent de route ; c’est le bonheur qui leur trouble les idées !

La femme du pilote cligna spirituellement des paupières, qu’elle avait un peu lourdes :

— Laissez donc, père Valmineau ! de ce beau temps, on peut bien allonger un peu la promenade !

Dans l’île, d’ailleurs, les trajets sont toujours restreints. Déjà l’on approchait du Moulin-Cassé, cylindre tronqué crevant un champ, et dont la porte, à vingt mètres de la route, s’ouvre béante sur des ruines sans vie. Toute proche, une maison s’élevait, accrochant des flèches de soleil à ses fenêtres tendues de rideaux blancs.

— Tiens ! s’étonna Damase, je croyais que la ferme de Moraillon était à vendre…

— Elle doit être vendue, fit doucement Annie qui sans bruit s’était approchée. Et tenez, grand-père, nous arrivons juste pour la bénédiction.

C’est une coutume peu répandue, mais infiniment touchante, que la bénédiction du toit où des chrétiens œuvrent sous le regard du Père céleste. A l’île d’Yeu, on bénit la première pierre de la demeure future ; on bénit la maison neuve, aussi celle dont un nouveau ménage prend possession. Et comme il s’agit le plus souvent d’habitations de marins, c’est l’Ave maris Stella qui implore la bénédiction d’en haut.

Le curé du Bourg, à gestes larges, bénit les murs. Comme il se doit, la noce s’est respectueusement arrêtée ; le braconnier tire sa casquette, et, entre deux répons, murmure à sa voisine :

— Tout de même, je voudrais bien savoir qui s’est installé là ! J’ai entendu parler de rien !

Mais maman Mortimprez ne répond plus. Sans doute est-elle tout absorbée par la cérémonie… Quand celle-ci est terminée, un homme sort de la maison : grand, large, le poil blond blanchissant un peu, c’est le nouveau métayer. Damase l’examine avec curiosité, tandis qu’un vague souvenir se lève dans les ombres de sa mémoire : il a vu déjà une tête dans le genre de celle-ci… mais où diable était-ce ? et quand ?

L’inconnu prend la parole :

— Monsieur le Curé, on vous remercie bien. Si vous voulez entrer pour trinquer à la santé de la maison, ça nous fera plaisir. Monsieur le doyen, Messieurs et Dames, vous êtes tous invités, comme de juste. Il y a un tonneau en perce.

On entre par la porte étroite ouverte toute grande — comme le cœur du propriétaire. Dans la bousculade, il se trouve qu’Annie rejoint le bonhomme, sur la manche de qui elle appuie tendrement son bras vêtu de blanc ; mais le vieux pêcheur n’y prend garde. Il marche dans un rêve, une songerie l’obsède : cette voix… la voix du fermier… pas d’erreur ! il la connaît aussi.

Maintenant la noce emplit une salle étincelante de netteté ; autour d’une table évoluent de beaux enfants, dont certains sont grands déjà, et qui s’empressent à servir les hôtes de leurs parents. Et voici qu’une autre voix, celle-là féminine, et un peu tremblante, s’adresse au vieillard :

— Père, veux-tu trinquer avec nous à notre bonheur dans l’île, où nous voilà rentrés pour toujours ?

Éperdu, Valmineau pose sur la personne qui lui parle ses vieux yeux brouillés de larmes soudaines. Avec un coup au cœur, il reconnaît Josine, sa Josine de l’ancien temps, vieillie sans doute en sa maternité heureuse, mais toujours la même sous la fanchon islaise aux plis noirs. Dans l’âme du pêcheur, une tempête bouillonne, qui met en déroute son esprit, bouleversé déjà par les émotions de ces temps derniers ; le vieillard, une seconde, hésite, saisi par tant de sentiments contraires qu’il ne sait plus que penser. Mais alors, sans y paraître toucher, la petite mariée tranche la situation : elle pousse doucement le bonhomme qui tombe, vaincu, ravi de sa défaite, dans les bras de sa fille, de cette Josine qu’il avait maudite avant que la bonté de Madeleine, la candeur d’Annie, n’aient refait un chrétien du braconnier de la mer.

729-23. — Imp. Paul Feron-Vrau, 3 et 5, rue Bayard, Paris 6e.

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