Le braconnier de la mer
CHAPITRE XIII
Le mariage d’Annie avait été fixé à la fin d’avril, au temps où l’île pare de fleurs la mince couche de terre végétale tendue comme un manteau sur ses assises de granit. Ces quelques semaines furent employées par M. Lemarquier aux démarches que nécessitait l’établissement de sa pupille — généreusement dotée grâce à feu le moustier de Saint-Hilaire ; le lieutenant Mortimprez, de son côté, cherchait un autre embarquement.
Cette perspective du prochain départ d’Armand, si tôt après la terrible aventure où il avait failli perdre la vie, apportait une ombre à la félicité d’Annie. Il y en avait une autre : la jeune mariée habiterait à Port-Joinville, dans la maison de ses beaux-parents, où Jeannette se réjouissait de l’accueillir en grande sœur. Mais alors… le vieux braconnier resterait donc tout seul dans sa maison de la Pointe ? Il s’y trouverait bien abandonné, bien malheureux, après les mois qu’il y avait vécu entouré des soins tendres de l’enfant sauvée par lui jadis ; et ces parages de la soixante-dixième année, qu’il abordait maintenant après un hiver assez pénible, sont un cap difficile à doubler pour ceux qui ont usé leur vie sur la mer. Le pêcheur n’avait plus ses yeux de pygargue, se jouant de la nuit et des brumes ; sa main était moins ferme, et son pas plus lourd ; il traînait un catarrhe emplissant d’échos, au matin, la maisonnette de la falaise… Qu’allait-il devenir, quand Annie l’aurait quitté ?
Qu’il habitât la Meule, il n’y fallait pas songer : les affectueuses instances des Lemarquier s’étaient vingt fois butées contre une obstination puérile, mais indomptable, de solitaire à qui, eût-on dit, la vie des agglomérations faisait peur, depuis plus de vingt années que sa vie s’écoulait entre les planches de sa barque ou sur son coin de grève rocheuse. Habiter Port-Joinville, même pour se trouver proche de sa fille, le bonhomme n’en voulait pas entendre parler davantage. Dans ces conditions, que faire ? Soucieuse, Annie se posait cette question sans y trouver de réponse satisfaisante.
Trois semaines environ avant le jour fixé pour la bénédiction nuptiale, Annie songeait mélancoliquement à ces choses, en pliant les chemises du vieillard, qu’elle venait de repasser après les avoir minutieusement raccommodées. Ç’avait été un important travail, mais la jeune fille tenait à mettre en état toute la garde-robe de son « grand-père », lingerie et vêtements, avant que de le quitter. Et maintenant elle se trouvait en face d’une imposante pile d’objets de toutes les couleurs, fleurant bon l’iris et le fer chaud.
Pour ranger tout cela, Annie se dirigea vers l’armoire du bonhomme. Elle ouvrit grands les panneaux taillés en pointes de diamants dans l’épaisseur d’un bois robuste noirci par le temps. Et elle commença de placer par catégories : sur cette planche les chemises ; là, les mouchoirs… dans ce tiroir, les cache-nez… Tiens ! en voici un qui glisse… Il existe un trou par là ?
Annie plongea ses doigts par l’ouverture, et ramena le cache-nez couvert de fine sciure de bois : dans ce coin, il y avait donc à l’œuvre des « cossons » — ces petits vers blancs dont les mâchoires microscopiques viennent à bout des plus puissantes boiseries. Pour apprécier l’étendue du ravage, la jeune fille explora la planche attaquée : derrière le tiroir elle trouva, sur un lit de poussière, une photographie qu’elle examina au grand jour.
C’était une jeune Islaise en costume du dimanche, un paroissien à la main. Elle portait, sur la robe noire, la courte pèlerine ronde emboîtant le haut du corps jusqu’au niveau des coudes, et sous la fanchon de soie, noire aussi, le petit bonnet blanc à bordure tuyautée, retenu au menton par un nœud de mousseline empesée. La photographie était de qualité inférieure, et déjà effacée à demi ; pas assez ternie cependant pour qu’on ne pût reconnaître dans ce visage de jeune fille les traits massifs et surtout le nez vigoureux de Damase Valmineau.
Annie considérait avec perplexité sa trouvaille, quand une ombre s’interposa entre elle et le jour : solide encore, bien qu’un peu voûté maintenant, le braconnier revenait de la mer. Il déposa ses pièges à terre, et s’approcha de sa petiote avec un sourire qui s’éclipsa dès qu’il vit ce qu’elle regardait :
— Où as-tu trouvé ça ?
— Dans votre tiroir, grand-père, en rangeant vos effets.
— Je croyais l’avoir détruite, cette image de malheur !
— Elle avait glissé derrière un tiroir… J’ai regardé parce qu’il y a des cossons…
L’Islais prit le carton, le jeta à terre avec un grognement semblable à ceux qui lui étaient familiers autrefois. Mais Annie ne s’émouvait pas aisément, et savait à quoi s’en tenir quant aux dehors épineux de son père adoptif. Elle ramassa avec tranquillité la photographie, et demanda, de sa voix frêle, comme s’il ne s’agissait pas de soulever la lourde dalle d’un passé remontant déjà à vingt années :
— Qui est-ce ?
— Rien.
— Voyons, grand-père… Je vois bien que c’est une jeune fille…
— Ça doit te suffire.
Doucement obstinée, parce que le bonhomme paraissait plus fâché que triste, Mlle Lauroy poursuivit :
— … Et qu’elle vous ressemble…
— Ah ! tu as trouvé ça toute seule ? Et bien, oui ! c’est une fille que j’ai… c’est-à-dire que j’ai eue dans les temps.
L’Islais se tut. Décidé à n’en pas dire plus, il enfonça énergiquement son béret sur ses oreilles, d’où se hérissaient des poils blancs. Et, sans l’atteindre, il allongea un coup de sabot au chat, qui le regardait avec des prunelles en forme de larges amendes.
C’était fête chez M. Lemarquier quand Annie y venait apporter, en des visites toujours jugées trop fugitives, un rayon de la gaieté qui avait, pendant plusieurs années, éclairé la villa. Cet après-midi-là, le savant repoussa avec joie ses papiers pour sourire à sa pupille, qui déjà s’était jetée au cou de Madeleine. Sur un ton d’affectueux reproche il morigéna :
— Comme tu es rare, fillette, en ces temps-ci !
— Parrain, Armand est très exigeant… répondit la mignonne fiancée toute rose. Songez donc qu’avant six semaines il sera de nouveau en voyage… et quel voyage ! L’Australie !
— C’est trop juste, mon enfant, et ta petite mère et moi nous comprenons les choses, sois-en sûre. Qu’est-ce qui t’amène aujourd’hui ?
— Une singulière histoire, dont jamais je ne me serais doutée. Comment trouvez-vous ce portrait, petite mère ?
La jeune fille sortit de son sac la photographie jaunie.
— Je l’ai découverte dans l’armoire de grand-père, en rangeant son linge. Il a paru très mécontent, et se serait certainement mis en colère, s’il n’était devenu un aussi bon chrétien. Je demeure saisie de ce qu’il m’a dit ! J’ai cru comprendre qu’il a une fille avec laquelle il serait brouillé… Avez-vous entendu parler de cela ?
Or, Mlle Lemarquier avait reçu jadis les confidences du bonhomme, en un jour d’expansion, tandis qu’elle pansait la cheville meurtrie. Elle raconta donc l’histoire de la Josine, son mariage avec un terrien, et la quasi-malédiction qu’avait prononcée contre le coupable le pêcheur révolté par cet acte d’indépendance, où il voyait un désaveu de toute sa race. Madeleine dit encore que celle femme était mariée « en grande terre », à Challans ; qu’elle devait avoir plusieurs enfants, dont elle avait essayé d’envoyer des nouvelles au grand-père, qui était demeuré muet, tel qu’un homard.
Annie écoutait, son menton dans sa main fine. Quand la fille du professeur se tut :
— Petite mère, savez-vous ce qu’il faut ? Que cette Josine revienne dans l’île, avec son mari et ses enfants ; nous réconcilierons mon père Damase avec eux, et il habitera sous leur toit. D’ailleurs, ces brouilles interminables, ce n’est pas chrétien ; il ne peut pas retourner vers le bon Dieu sans avoir réglé cette affaire-là.
Elle parlait avec une vivacité qui fit sourire ses bienfaiteurs.
— Comme tu arranges tout cela, petite fée ! dit Madeleine. Mais ces gens, que veux-tu qu’ils fassent dans l’île ? Ce ne sont pas des marins…
— Vous savez bien que la plaine de Saint-Sauveur est cultivée en blé. Hier, en allant à Port-Joinville, Armand m’a montré, à Ker-Bossy, près du Moulin-Cassé, une petite ferme qui est à vendre en ce moment. On n’en veut pas cher… ils pourraient peut-être l’acheter ?
Plus bas, comme confuse de sa charitable intervention, la jeune fille ajouta :
— Au besoin, je serais heureuse de les y aider… pour que le digne homme qui m’a sauvée puisse terminer sa vie en famille… Vous m’avez donné les moyens d’être bonne, parrain chéri, et c’est si doux !
Ému, le vieillard embrassait sa pupille :
— Tu as toutes les délicatesses, mignonne ; nous verrons cela ; s’il y a une bonne œuvre à faire, nous en réclamons notre part. Toutefois, avant que de tenter un rapprochement entre le père et la fille, il convient d’en examiner les chances. Qui de nous connaît Josine ?
Les fronts se rembrunirent. On n’avait sur son caractère que les données les plus vagues, personne ne savait même le nom de son mari. Madeleine eut une inspiration :
— Évidemment, ces événements sont de beaucoup antérieurs à notre arrivée dans l’île ; mais Malvina pourra nous renseigner sans doute.
Annie courut arracher la vieille Islaise à ses fourneaux. La bonne femme arriva en hâte, prit avec un vague respect l’image que Madeleine lui présentait.
— Savez-vous qui c’est, Malvina ? demanda Mlle Lemarquier.
— Ça, Mademoiselle, déclara tout net la Vendéenne, ça c’est Josine, la fille au braconnier de la mer.
— Vous êtes sûre ?
— Y a pas à se tromper. Mais dame ! le portrait n’a pas été tiré d’hier. Il y a bien vingt ans de cela : c’était avant que son père ne la renvoie.
M. Lemarquier inclina la tête.
— C’est cela, fit-il. Mais, dites-moi, quel genre de femme, cette Josine ?
— Tout ce qu’il y a de franc et de bon, Monsieur, comme sont les filles de l’île. Seulement elle avait mis son idée sur ce soldat du continent ; le père en voulait point, la chose qu’il n’était pas marin. Leurs têtes se sont butées, et ça a fait du vilain.
— Et le fantassin, qui était-ce ?
— On l’appelait Chaugereau ; je le connaissais bien, vu qu’il racontait ses peines à l’une de mes sœurs, celle qui tenait une petite buvette près du fort de Pierre-Levée. Un garçon très sérieux, mais il n’a jamais voulu renoncer à la culture ; il a emmené sa femme à Challans. Ça doit faire un gentil ménage, on m’a dit qu’ils avaient beaucoup d’enfants…
Ayant épuisé son stock d’informations, la bonne femme se tut, et s’absorba dans le pétrissement de l’ourlet de son tablier, qu’elle roulait entre ses doigts maigres. Annie, suivant son idée, s’enquit alors :
— Vous qui avez connu Josine, Malvina, croyez-vous qu’elle se réconcilierait volontiers avec son père ?
— Dame oui, Mademoiselle, c’est même sûr ! Cependant, il ne faut pas y penser, parce que lui, il ne voudra rien savoir !
— Nous verrons… murmura Mlle Lauroy avec un bref mouvement de tête qui laissait deviner un plan d’action bien arrêté.
Le lendemain, Annie sauta de bicyclette devant la maison de son tuteur.
— Parrain, demanda-t-elle, avez-vous réfléchi à notre conversation d’hier ?
— Oui, ma chérie ; et tu sais qu’en principe nous sommes de ton avis.
— Parfait ! Eh bien ! voici du nouveau ; Armand vient de me prévenir que son capitaine le mande à Saint-Nazaire d’urgence ; c’est une absence de quatre ou cinq jours.
— Quand part-il, mignonne ?
— A midi, petite mère, par le courrier des marchandises, pour gagner du temps. Il sera là-bas ce soir, après six heures de traversée directe. Moi j’ai conseillé à grand-père Damase de profiter de ce printemps magnifique pour faire une grande expédition. Il va immerger ses nasses tout le long de la côte sauvage, et il croisera cinq ou six jours sur les lieux de pêche, pour surveiller ses engins. La nuit, il mouillera dans l’anse des Broches, au refuge des homardiers. Il part demain à l’aube, je lui confectionne un pâté.
M. Lemarquier eut un petit sifflement admiratif :
— Voilà qui est parfaitement combiné, fillette ; trop bien même, cela m’inquiète.
— Cela vous inquiète ?
— Sans doute : le fiancé à Saint-Nazaire, le grand-père au large, c’est ce que l’on appelle déblayer le terrain. Qu’est-ce que nous faisons du tuteur ?
— Le tuteur, déclara-t-elle, nous l’emmenons à Challans.
— Bigre ! comme cela, tout de suite ?
— Non, pas tout de suite, concéda la jeune fille. Demain seulement. Je viendrai vous prendre pour le bateau de 9 heures.
— Tu crois ?
— Je suis sûre…
Elle embrassait le vieillard, câline comme au temps où elle se blottissait sur ses genoux pour entendre la merveilleuse histoire des moines silencieux qui, au vallon de Saint-Hilaire, avaient fait reculer l’océan devant leur tenace labeur. Voyant qu’il hésitait, la jeune fille appela Madeleine à la rescousse :
— N’est-ce pas, petite mère, que vous voulez bien me confier parrain pour deux jours ? Et n’ai-je pas une bonne idée ?
— Excellente, mignonne ; et si notre vieil ami te devait cette réconciliation qui ferait le bonheur de ses dernières années, tu lui aurais magnifiquement rendu le bien qu’il t’a fait.
— Je suis contente, petite mère… J’y pense ! pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous ?
— Et mes fillettes du catéchisme, mignonne ! Et ta robe blanche, que je veux préparer moi-même ! Il faut que je reste ici, mais tout mon cœur, toutes mes prières seront avec vous.
Voilà comment il se fit que, le lendemain, Annie et son tuteur débarquaient à Fromentine. Parmi les voyageurs qui suivirent, dans un piétinement sonore, la longue estacade à l’extrémité de laquelle vient accoster le bateau-poste, nul ne se serait douté du grave souci qui tourmentait cette enfant rayonnante de jeunesse et de fraîcheur, et qui s’en allait, mignonne ambassadrice, vers une tâche aussi bienfaisante que délicate.
Tuteur et pupille déjeunèrent — sans façons — à l’hôtel de la Plage, qui est le Palace de Fromentine, et que des yeux non informés pourraient aussi bien prendre pour une maison de pêcheurs, longue et blanche sous son toit bas. Puis tous deux montèrent dans le train-tramway qui, l’heure venue, s’ébranla en toussottant le long de la route flâneuse. Et le marais breton déroula son film de calme province assoupie dans la tiédeur du soleil. La Barre-de-Monts et ses marais, Beauvoir et son manoir coquet, Saint-Gervais et son église blanche, qui ne réclame qu’un modeste arrêt facultatif. Et par la campagne, des moulins à vent massifs, tours maçonnées au sol, agitaient lentement leurs bras entoilés, au souffle du vent venu de la mer proche encore — venu de l’île d’Yeu.
A Challans-ville, devant les halles où bruissait une fin de marché, M. Lemarquier s’inquiéta :
— Le ferme de M. Chaugereau… de quel côté, je vous prie ?
Un Vendéen se mit à rire :
— Duquel, Chaugereau ? Le bon Dieu a béni la famille, il y en a plein le pays !
Le savant hésita, embarrassé ; Annie, qui n’entendait pas avoir navigué pour rien, intervint à propos :
— Celui qui est revenu par ici il y a une vingtaine d’années, après avoir épousé une jeune fille de l’île d’Yeu !
Un instant on se concerta, sous la halle affairée comme une ruche ; des lippes s’arrondirent, des épaules se haussèrent dans les blouses aux plis raides. Un jeune métayer, qui bouclait les traits d’un petit cheval gris, leva un visage obligeant :
— Ce doit être le Mathieu que vous voulez dire, Mademoiselle, Sa femme s’appelle Josine.
— C’est cela.
— Sa borderie est en campagne, à une demi-lieue de la mienne. Si vous voulez monter dans ma carriole, Monsieur, Mademoiselle, je peux vous y conduire.
— Nous acceptons volontiers, mon brave… Passe la première, Annie.
Le Vendéen s’assit sur un bout de planche ; l’attelage partit aussitôt à une allure absolument incompatible avec des méditations savantes — si l’on avait eu désir de s’y livrer. Ces petits chevaux vendéens sont vifs comme la poudre, et leur robe gris-perle cache une musculature infatigable. Les yeux mi-clos, offrant son pur visage au vent de la course, qui effarait ses frisons d’or, Annie s’efforçait consciencieusement de bannir la pensée d’Armand comme importune, et de fixer son esprit sur l’entrevue qu’elle allait avoir avec la mystérieuse Josine.
Du bout de son fouet, le conducteur désigna, assez loin, par-dessus les oreilles de sa bête, une agglomération aux toits pressés :
— La Garnache, annonça-t-il. Là, sur la gauche, avant d’y arriver, pas loin du chemin de fer de Nantes, c’est la Renaudière, où que vous allez.
Un quart d’heure plus tard, le véhicule s’arrêtait au seuil d’une métairie modeste ; au bruit, une femme s’avança. Du premier coup d’œil, Annie reconnut, avec un léger battement de cœur, la fille, la vraie fille de son père Damase. Et elle nota aussitôt que la fermière avait remplacé la noire fanchon islaise par la modeste coiffe blanche des paysannes vendéennes.
Josine fit entrer les visiteurs dans la grande salle de la ferme, et attendit. Annie, d’ailleurs, ne se perdit pas en vains détours :
— Madame, nous venons vous apporter des nouvelles de votre père, M. Valmineau.
— Ah ! fit la métayère dont brusquement l’honnête visage s’assombrit ; il n’est pas malade au moins, le pauvre homme ?
— Non ; un peu fatigué comme il arrive à son âge, mais en bonne santé.
— Tant mieux ! C’est si triste de vivre tout seul, sans vouloir connaître sa famille, ni le bon Dieu ni personne ! On ne doit pas juger ses parents, bien sûr, mais tout de même…
Mme Chaugereau hochait une tête attristée ; le professeur intervint :
— Madame, Damase Valmineau n’est plus l’homme dont vous parlez. Parfaitement sociable maintenant, il a retrouvé sa robuste foi des anciens jours.
— Sainte Vierge ! s’exclama la paysanne, quel bonheur ! Mais on peut bien le dire, c’est quasiment un miracle.
— Les auteurs de ce miracle sont ma fille, aidée de ma pupille, que voici.
M. Lemarquier montrait Annie ; Josine esquissa un salut maladroit, sans comprendre. Alors le savant, à grands traits, narra la vie du braconnier de la mer, en ces dix dernières années. La bonne femme l’écoutait bouche bée, comme on fait pour un conte. Quand son tuteur eut terminé, Annie reprit :
— Vous devinez, Madame, combien il m’est pénible de penser que ce bon grand-père — pardonnez-moi, c’est ainsi qu’il aime à être appelé par moi — ce bon grand-père va se trouver très seul après mon mariage. Et cela serait si facile à arranger…
— Je ne vois pas trop comment…
— Il faudrait qu’il fût en famille, car il se fait vieux ; bientôt il ne pourra plus prendre la mer, Pourquoi n’habiterait-il pas avec vous ?
— Certainement, répondit Josine, on n’y verrait pas d’obstacles, quoique avec cinq enfants et les mauvaises années on ne soit pas trop riches. Mais il y a son ancienne fâcherie !
— Pour cela vous me laisserez faire.
— Volontiers, Mademoiselle, vu que vous avez l’air bien fine et bien entendue. Seulement, jamais il ne voudra venir sur le continent.
— Le voulût-il, qu’il ne le pourrait pas, reprit Annie. A son âge, quitter l’île, rompre avec les habitudes de toute une vie, ce lui serait à la fois très pénible et vraiment dangereux.
— Permettez-moi une question, Madame, fit M. Lemarquier. Êtes-vous ici chez vous, ou en fermage ?
— En fermage, Monsieur ; nous aimerions même assez à quitter ce bien, parce que la propriétaire veut en augmenter de beaucoup le loyer.
— Dans ce cas, écoutez la proposition de ma pupille. Elle est des plus sérieuses, et constituerait, à mon avis, la meilleure des solutions.
Alors, de sa voix douce et prenante, Annie exposa son projet ; M. Lemarquier l’appuya par des chiffres, et il faut penser que la fermière, qui ne demandait pas mieux que d’être convaincue, jugea la chose intéressante, car elle envoya chercher aux champs le métayer Chaugereau, qui pour lors, avec ses aînés, donnait un labour à une pièce en jachère, derrière trois couples indolents de bœufs gris, à la puissante lenteur.