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Le braconnier de la mer

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DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE X

Huit années ont passé depuis que la colère des vagues a émietté l’Antoinette contre les écueils des Corbeaux. Huit années pendant lesquelles l’océan a continué de grignoter l’île têtue qui le brave, huit années qui ont jour à jour mûri le destin réservé par le ciel aux personnages mis en scène dans la première partie de ce récit.

Le braconnier de la mer est devenu un vieillard aux cheveux blancs ; c’est d’ailleurs à peu près la seule concession qu’il ait daigné faire à la fuite du temps. Il mène toujours, avec la Sainte-Madeleine, une guerre acharnée contre le peuple à carapace qui grouille dans les anses du rivage ; seulement, à présent, il respecte les enfants et les mères de famille, et exige en toute conscience de ses prises, le gabarit réglementaire. Il est devenu l’un des paroissiens les plus réguliers de Saint-Sauveur, et quoique assez discret sur le chapitre de ses convictions intimes, le bonhomme reporte volontiers tout le mérite de sa conversion sur Madeleine Lemarquier, de qui la patience et la douceur ont brisé l’armure d’hostile indifférence dont Damase se cuirassait.

Le savant de la Meule est populaire, à présent, dans Yeu, par suite des longues heures qu’on l’a vu employer à rechercher dans la lande les traces des monastères islais. Son étude sur le couvent de Saint-Hilaire, éditée par une sévère maison parisienne, a rencontré dans le monde de l’archéologie un succès qu’est venu consacrer un prix de l’Académie des Inscriptions ; actuellement le professeur termine un long mémoire voué au monastère bénédictin de Saint-Étienne, et spécialement aux exactions dont il fut victime de la part des Anglais, pendant la Guerre de Cent Ans. M. Lemarquier est aidé dans son travail par la paix souriante qui l’entoure, et que lui créent la tendresse et les soins de ses deux filles, différentes par l’âge, mais presque également chéries, Madeleine et Annie.

Un jour, Mlle Lauroy dit à son tuteur :

— Parrain, j’ai un gros souci.

— Je le vois bien, mignonne, et la petite mère s’en inquiète avec moi. De quoi s’agit-il ?

La jeune fille leva sur lui le rayon bleu-vert d’un regard demeuré infiniment candide, comme il arrive à ceux qui ont trouvé les certitudes de leur vie au-dehors et au-dessus de la mesquinerie terrestre. Elle fit :

— Ce pauvre père Damase n’est plus jeune…

— Sans doute : il est mon aîné de trois ans, cela lui fait soixante-huit.

— Tout seul, dans cette cabane… à son âge ! C’est si triste ! Vous avez vu qu’il a failli y rester.

— Sa crise de rhumatisme aigu !

— Qui ne se serait pas déclarée peut-être, si, quand il est revenu chez lui trempé, ce jour de gros orage, il s’était trouvé là quelqu’un pour le forcer à prendre les soins indispensables. Songez donc qu’il n’allume jamais de feu !

— Mais tu sais bien, mon enfant, que Valmineau ne veut pas entendre parler de venir habiter à la Meule. Vingt fois nous le lui avons en vain conseillé.

— Il y a mieux à faire, parrain. Écoutez mon idée.

Avec douceur, avec précision aussi, en sage personne qui a examiné toutes les faces d’une entreprise, Annie exposa son projet. M. Lemarquier formula les objections que sa raison lui imposait ; la jeune fille les réfutait suivant l’élan de son cœur.

— Il te faudra beaucoup de dévouement, ma chérie.

— N’a-t-il pas commencé par me sauver la vie, dans cette horrible nuit ?

— La distance…

— La bicyclette que petite mère m’a donnée pour ma fête est encore toute neuve.

— Et nous… Nous qui étions si heureux, ma chérie !

— Vous, parrain, vous et petite mère, vous seriez les premiers, au retour de la mauvaise saison, à me conseiller d’agir ainsi, parce que vous savez qu’il y a du bien à faire !…

L’enfant s’était pendue au cou du vieillard, il l’embrassa paternellement, avec la sensation fraîche de cueillir une fleur de mai. Puis conclut, en étouffant un soupir :

— Il faut te céder, mignonne, et d’autant plus qu’en effet tu as raison. A la première occasion, je parlerai à Damase, pour lui faire entreprendre les travaux indispensables.

— Merci, parrain ! Mais… nous garderons le secret jusqu’au dernier moment ?

— Bien entendu !

Il arriva cette année-là qu’un vent de folie souffla sur la gent langoustière, de la pointe des Corbeaux à celle du But. Pendant plusieurs semaines, des crustacés, hantés, comme un vulgaire Chatterton, par la maladie du suicide, se ruèrent par dizaines dans les nasses oblongues mouillées près des brisants, si bien que le braconnier, pour l’appeler par son ancien nom, fit une de ces campagnes qui marquent dans la vie d’un homme.

Il ne tarda point à se sentir embarrassé par sa richesse, un peu comme fut le savetier de la fable. En sorte qu’un jour, ayant tiré la Sainte-Madeleine à sec, et endossé sa meilleure vareuse, le bonhomme s’en fut soumettre le cas à son conseiller ordinaire. Calé sur la chaise que lui avait offerte Annie, il s’inquiéta, scandant ses périodes d’un pouce énergique, dressé en bataille :

— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de tout ce papier ? Faut le transformer en quelque chose qui dure, parce qu’avec leurs manigances du continent, j’ai confiance dans rien du tout !

— Achetez un champ sur la plaine de Saint-Sauveur, suggéra Madeleine, qui savait à quoi s’en tenir quant au sort réservé à sa proposition.

— Oh ! Demoiselle, fit le solitaire avec reproche, comment que vous parlez d’une chose pareille à un Islais ? Faut être aussi bête qu’un Noirmoutrin pour suer sur la terre lorsque le vent trop dur vous empêche de sortir, ou que ce n’est pas le temps de la sardine.

— Là, là ! mon brave, calmez-vous ! intervint M. Lemarquier en riant. Calmez-vous… et faites bâtir.

— Faire bâtir ? répéta le pêcheur interloqué. Pourquoi ? Puisque je n’ai que moi à y mettre, la Cambuse est bien assez grande !

Le professeur essaya d’expliquer au bonhomme l’intérêt qu’il aurait à posséder une maison moins petite, capable de mieux abriter un honnête homme contre les vents et la pluie. Lui, le front barré, faisant sa lippe des mauvais jours, entendait sans écouter, ressassant cette pensée qu’il n’osait exprimer :

— A quoi bon ? puisque je n’ai plus d’enfants ! Puisque mes gars sont au fond de la mer, et que ma fille est devenue une faillie terrienne !

Alors Annie vint à la rescousse, de sa voix fraîche qui possédait un infini pouvoir sur les décisions du braconnier de la mer.

— Père Damase, tout de même, songez donc… quand nous irions vous voir, petite mère et moi, ce serait bien plus gentil.

Il se tourna vers elle, et d’une voix bourrue :

— Ça te ferait plaisir, ma galine ?

— Mais oui, beaucoup… deux pièces seulement…

Cette fois, ce fut M. Lemarquier que le pêcheur regarda :

— Vous avez entendu, Monsieur ? C’est l’idée d’Annie, alors, c’est tout. Seulement, voudriez-vous venir avec moi chez le maçon ?

M. Lemarquier consentit volontiers à cette démarche, et même dressa le plan de la maisonnette neuve. Bientôt le braconnier, triomphant, inaugurait ses nouvelles pénates ; mais il ne voulut point qu’on dérangeât M. le curé pour les bénir, alléguant la longueur du trajet et la modestie du logis :

— Sept kilomètres pour un méchant abri de vieux bonhomme ! Demoiselle, vous ne voudriez pas ! Ce n’est pas une vraie maison, puisqu’il n’y aura pas de femme !

Madeleine sourit et n’insista pas.

Quelques semaines plus tard, Valmineau s’en revenait en barque, vers l’échouage des Corbeaux. On n’était encore qu’au début d’octobre, mais déjà l’océan avait pris sa grise robe d’hiver, que les lentes houles striaient de plis sombres ; tout ce qu’on touchait, bois, voile ou filin, était revêtu d’une humidité tenace, qui faisait corps, pour ainsi dire, avec le terne crépuscule vite accouru de l’horizon. Pesant sur sa barre d’un effort qui lui arracha une grimace, le braconnier maugréa :

— Pas d’erreur, v’là l’hiver qu’arrive ! Avec mes rhumatismes qui grinchent, ça va être gai !

A la hauteur du récif de la Grande-Haie, que la pleine mer entourait d’une ceinture d’argent agitée, bruissante, le solitaire, par habitude, jeta un coup d’œil à sa maison assise en face sur la falaise. De la cheminée, courtaude pour résister aux rafales du large, un filet bleuâtre, dilué dans l’espace, invisible pour tout autre qu’un marin, étirait ses volutes courbées par la brise fraîche. Le menton sec de Damase s’agita dans une espèce de sourire :

— La petite aura venu avec sa clé, l’après-midi ; elle a allumé le feu avant de partir. C’te pauv’ gosse !… Je vas me faire une moque de vin chaud sitôt rentré.

Cette perspective aida le bonhomme à terminer gaillardement son bricolage. Quand il arriva devant chez lui, au claquement de ses gros sabots, il eut la surprise de voir la porte s’ouvrir pour l’accueillir, encadrant le frais visage d’Annie.

— Ça, c’est gentil, ma grande, de m’avoir attendu ! s’écria le vieillard en embrassant sa fille.

— J’ai pensé que vous auriez froid… La brume monte tôt sur la mer, ce soir…

— C’est vrai !

Déjà le bonhomme était devant la cheminée, chauffant avec délices ses jambes maigres comme celles d’un cormoran. Une inquiétude le saisit soudain, il essaya de gronder :

— Seulement, ce n’est guère raisonnable, petite. Tu vas rentrer à la Meule à nuitée, et dame ! de ce temps, il ne fera point bon sur la lande.

La jeune fille secoua gaiement sa tête blonde :

— Aussi je ne partirai pas ce soir. Si vous voulez bien de moi, grand-père, je passerai la nuit ici.

— Si je veux de toi, ma fille ! est-ce que ça se demande ? Maintenant que j’ai un vrai lit, tu ne seras pas trop mal ; moi, je coucherai sur mon sac de varech, que j’ai serré dans la soupente.

Le rire d’Annie s’envola, accompagné par le crépitement joyeux du foyer :

— Vous garderez votre lit, grand-père, et moi, je serai très bien aussi. Regardez comme nous avons bien travaillé aujourd’hui !

Elle ouvrit la porte de l’autre chambre, jusqu’alors assez nue, et occupée maintenant par les meubles d’Annie : son lit blanc, sa commode basse, son étagère aux menus bibelots, son crucifix, souvenir de première Communion offert par Valmineau naguère, tout était installé, avec cet air tranquille et souriant des choses qui ont trouvé, au service des hommes, leur destination définitive. Le braconnier, qui pourtant tirait quelque vanité de ne pas s’étonner aisément, demeura pantois ; il balbutia :

— C’est… C’est toi qui as apporté tout ça ?

— Non, bien certainement ! C’est la bourrique de Jean Nicaise, le fermier de la Meule ; et puis, petite mère m’a aidée à ranger la pièce. Cela vous plaît-il ainsi ?

Pour ressaisir ses idées qui tourbillonnaient comme des algues emportés par le ressac, le vieux pêcheur se laissa tomber sur un siège. Tout en vérifiant d’une main experte le travail d’une marmite odorante, la jeune fille expliqua :

— Nous avons pensé, grand-père, qu’il valait mieux que vous ne restiez plus seul ; c’est pourquoi parrain vous avait conseillé de faire agrandir votre maison, afin que j’y puisse avoir une petite place… Je vous soignerai quand vous rentrerez mouillé…

— Et… la demoiselle, elle n’est pas fâchée ?

— Nous serons tous plus tranquilles ; d’ailleurs, l’été, quand vous aurez moins besoin de moi, grand-père, je retournerai passer quelques semaines à la Meule… Voilà nos projets : qu’en dites-vous ?

Le bonhomme n’en dit pas grand’chose, car des larmes perlaient à ses yeux, pâlis par soixante années d’aventures et d’intempéries ; il serra sa petite sur son cœur, en bégayant d’une voix mal assurée :

— Le bon Dieu me donne trop de bonheur, ma fille… Vrai, je ne méritais pas ça !

Et en même temps il essayait de retenir ses larmes, comme il convient à un vieil ours.


Cependant les années s’étaient, pour Mortimprez et les siens, déroulées à peu près comme l’avait pensé le pilote. Petits enfants étaient devenus grands, ainsi que souhaitait le petit poisson de La Fontaine. Auguste, son temps de la Flotte terminé, n’avait pu se résoudre à quitter la longue pièce de 100 dont il était chef, à bord de la canonnière Railleuse ; il avait rengagé, et promenait dans les eaux françaises sa casquette toute neuve d’officier marinier. Pour Armand, c’était mieux encore : sorti dans les premiers de l’École de Navigation, il se trouvait maintenant lieutenant à bord de l’Étoile-du-Sud, un svelte trois-mâts barque appartenant à un armateur de Port-Joinville. Et quand il ne naviguait pas sur les océans lointains, Pacifique aux eaux extraordinairement limpides, mers plates des Tropiques, brasillantes sous le soleil, il n’y avait pas dans tout Yeu fils plus tendre, chrétien plus empressé que le fils aîné du pilote de la rue des Mariés.

L’automne trouva le jeune officier chez ses parents, en congé de trois mois, après un voyage en Nouvelle Calédonie, voyage qu’avait rendu interminable un calme qui avait paralysé le trois-mâts au retour, vers le Tropique. Armand se retrempa avec bonheur dans l’atmosphère familiale, chère à tous, plus chère encore aux exilés, et c’est de grand cœur qu’il assura un jour à l’abbé Parand, en visite chez Mortimprez :

— Ah ! Monsieur le Curé, un quart de nuit au grand large se répétant pendant des semaines, sous des étoiles inconnues de notre ciel, comme cela vous fait sentir la douceur du foyer !

— Je le crois, mon ami.

— Heureusement, la pensée de Dieu puissant, maître des flots, dominait les autres en moi : je comprends que les incroyants résistent si mal à semblable isolement.

L’abbé regardait avec une sympathie paternelle ce beau visage d’homme jeune éclairé par la foi. Une idée soudaine venant à l’esprit du pasteur, il reprit :

— Avez-vous suivi quelques exercices de la mission actuelle, mon enfant ?

— Tous, Monsieur le Doyen ; et chaque fois, je trouvais notre église plus remplie.

— Hier, intervint Mortimprez, nous étions plus de trois cents chefs de famille venus recevoir, des mains du R. Père directeur, le souvenir de mission.

— C’est cela même, fit le doyen. Le couronnement du séjour des Rédemptoristes parmi nous doit être l’érection d’un Christ en ciment armé qui remplacera celui que la tempête nous a arraché voici plusieurs années.

— On le scellera sans doute sur le piédestal qui s’élève au sud du port, à la fourche des routes de la Meule et du Vieux-Château ?

— Parfaitement, lieutenant. Il me faut des hommes d’élite pour porter l’image de notre divin Maître ; voulez-vous être le premier d’entre eux ? Ce serait d’un bel exemple…

— Ce serait surtout pour moi, Monsieur le Curé, un honneur, une joie immenses. Je vous remercie vivement de me le proposer.

— C’est donc entendu, mon cher enfant : le bon Dieu vous saura gré de la peine que vous aurez prise pour son service. La fête est fixée à dimanche prochain ; elle sera fort belle : Mlle Annie a brodé pour les jeunes filles du bourg une bannière magnifique.

— Mlle Annie ?

— La fille adoptive du braconnier de la mer.

Le jeune homme avait eu un geste surpris ; ce nom, entendu à l’improviste, lui remettait à l’esprit le souvenir, complètement oublié au cours de ses campagnes lointaines, de la fillette au doux visage auréolé d’or, qui, lasse, appuyée à une huche, les mains croisées derrière le dos, regardait avec admiration un garçonnet appliqué à gréer un sloop.


Un clair dimanche d’arrière-saison. La population de l’île est rassemblée près du port, au nœud des routes dont les rubans clairs s’étirent à travers la lande. Vers la droite, l’œil se repose sur la mer, saphir pâle aperçu entre des maisons, des moulins et des arbres ; on voit les tangons de deux thoniers dépasser, comme des antennes d’insectes, un bouquet d’ormes rabougris dorés par l’automne ; entre l’île et la côte de France, une plaque de soleil pose sur la mer un lac d’étain.

— Pressons-nous, mes amies, ils vont venir !

Annie et ses compagnes s’affairent à orner le socle découronné. Les guirlandes de fleurs et de lierre, sous leurs doigts prestes, forment d’harmonieux festons. Il est temps : des chants s’approchent, que la foule reprend en chœur. Comme une volée de mouettes, les jeunes filles s’écartent. Annie rejoint ses bienfaiteurs, qui, non loin, s’entretiennent avec la famille Mortimprez. Voici que le grand Christ apparaît, lentement bercé au pas de ses porteurs.

Ils sont six, dont le visage, plus encore qu’il ne se tend dans l’effort, est éclairé par la joie qui embrase l’âme de ces chrétiens servant leur Dieu. Le premier, à peine courbé sous la lourde charge, s’avance le lieutenant Armand ; au moment où il gravit la butte que dominera le calvaire, son regard croise celui d’Annie. Et à l’instant, malgré la gravité de la cérémonie, s’impose aux deux jeunes gens le souvenir de la minute lointaine où ils se sont vus pour la première fois. Confus de cette involontaire distraction, ils reportent les yeux sur le Christ indulgent aux faiblesses humaines, lui adressant l’un pour l’autre une prière émue.

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