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Le braconnier de la mer

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CHAPITRE XI

Un avantage que présentent les îles, surtout quand elles sont de superficie aussi restreinte que celle où nous avons transporté nos lecteurs, c’est la facilité avec laquelle on s’y rencontre, pour peu que s’en mêle un hasard assurément malicieux. Dans les jours qui suivirent, le fils du pilote se trouva plusieurs fois sur le chemin de la fille du braconnier — comme on dirait en style de feuilleton. Et celle-ci remportait de ces entrevues, si fugitives et silencieuses fussent-elles, un trouble joyeux qui n’échappait pas au vieillard ; ainsi une rose de mai s’épanouit aux premiers sourires de l’été, qu’elle attend et espère, sans le connaître encore.

Cette comparaison ne se présentait pas à l’esprit de Damase Valmineau qui n’avait rien d’un poète ; mais il aimait chèrement sa petiote, ce qui le rendait perspicace. Ayant pendant plusieurs jours, indice de préoccupation profonde, tété sa vieille pipe avec fureur, il déclara brusquement un beau matin :

— Sais-tu, ma fille ? Je voudrais bien te voir heureuse avant de mourir.

— Que parlez-vous de mourir, grand-père. Vous ne vous sentez pas souffrant, j’espère ?

— Non, bien sûr… Une idée comme ça. Je voudrais te voir heureuse, avant d’aller saluer le bon Dieu.

— Mais je suis parfaitement contente auprès de vous, grand-père.

— Euh !… Oui, je ne dis pas. Enfin, ce n’est pas ce bonheur-là qui peut te suffire toujours.

Annie, qui jusqu’alors avait mené la conversation avec gaieté, rougit soudain prodigieusement. Elle balbutia :

— Que… que voulez-vous dire, grand-père ?

— Que justement mon temps de grand-père se tire, et que j’ai envie de rengager comme bisaïeul. Épouse un honnête garçon, voilà ce qu’il te faut, ma fille.

Annie demeura muette ; elle leva vers le vieillard son regard pur. Il s’y reflétait tout ensemble tant de candeur, de trouble et de confiance, que le cœur du bonhomme s’émut dans son vieux coffre : ce regard-là livrait un secret, déjà deviné d’ailleurs. Embrassant sa fille adoptive, Damase déclara d’une voix enrouée :

— Espère un moment, ma petiote. Je vas jusqu’à la grève voir si mes langoustes ont pas besoin que je change l’eau du vivier.

Sans en demander davantage, Annie accepta ce programme ; heureusement, toutefois, elle ne suivit pas l’Islais du regard. A peine celui-ci eut-il tiré la porte sur soi, que, tournant délibérément le dos à la Pointe, il prit le routin de la falaise, en direction de la Meule. Une heure plus tard, à peine essoufflé, le bonhomme sonnait chez M. Lemarquier, avec une vigueur qui faisait demander à Madeleine accourue :

— Il y a donc quelque chose de grave, mon ami ?

— Je pense, Demoiselle. Une idée qui m’a venu comme ça ; je voudrais en parler tout de suite avec vous.

— Entrez, entrez ! mon père sera content de vous voir.

Le savant, plongé dans l’étude assez aride des fouilles pratiquées en 1845 sur les ruines de Saint-Étienne, s’en écarta volontiers pour accueillir son visiteur.

— Qu’est-ce qui vous amène, mon brave ? Rien de fâcheux, je suppose ?

— Non, non, Monsieur ! C’est seulement, annonça le pêcheur avec simplicité, la chose qu’il faut marier Annie.

— Il faut, il faut ! répéta M. Lemarquier interloqué ; pourquoi le faut-il ?

— Parce que je crois que cela lui fera plaisir… Comprenez, Demoiselle, ajouta Damase en se tournant vers sa confidente habituelle, les vieux homards savent plus d’un tour. Je surveille depuis quelques jours, comme un marin qui guette le temps ; tout à l’heure j’ai mené ma barque en douce, la petite s’a douté de rien. Mais moi, je suis fixé.

— Et sur quoi donc êtes-vous fixé ?

— Annie a remarqué le fils à Mortimprez. Même ils commenceraient bien de se parler.

— Armand ?

— Oui, Monsieur. Un bon gars, un bel officier, y a rien à dire à ça. Maintenant, faut qu’il la demande.

— Cela me paraît logique. Qu’y pouvons-nous ?

— Ces enfants-là ne se connaissent pas assez ; donnons-leur l’occasion de passer un peu de temps ensemble ; quand ils auront navigué de conserve une pleine journée, ils ne voudront plus se quitter.

La psychologie du bonhomme amena un sourire aux lèvres de Madeleine ; imperturbable, il poursuivait :

— On pourrait, nous tous, faire un pique-nique avec les Mortimprez un jour… comme qui dirait jeudi prochain.

— Convenu pour ce qui nous concerne, mon brave ; et où cela, ce pique-nique ?

— J’ai pensé au Vieux-Château ; de ce beau temps, ce serait agréable.

— Parfait… Mais le soleil nous favorisera-t-il encore ce jour-là ?

Le pêcheur considéra le savant avec une indulgence ombrée de mépris ; courtoisement, toutefois, il répondit :

— Ça marche avec la lune, Monsieur. Et la lune, pas d’erreur ! c’est pas comme les mé… mé… térologues !


Derrière son enceinte extérieure, qui n’est plus qu’un chapelet de pierrailles couronnées de maigres fétuques, et dont le fil irrégulier se dessine à travers l’herbe rase du plateau central, le Vieux-Château dresse sa masse ruinée, mais imposante encore, couronnant un îlot rocheux. Hiératique, isolé à l’extrémité de l’île — à l’extrémité de l’Europe — et déjà dans la mer, il élève depuis six siècles son trapèze de murailles noircies par le temps et flanquées de tours ramassées et puissantes. Ceux qui l’habitèrent, Normands pillards auxquels succédèrent des seigneurs rapaces, ont depuis des générations rendu à Dieu une âme qui devait être singulièrement farouche, pour trouver du charme à une demeure sise en un lieu d’ailleurs admirable, mais d’une indéniable âpreté ; leur château fixe toujours sur les hommes, vivant si longtemps après ceux qui animèrent ses voûtes tombées au silence, le regard de ses baies étroites, déchiquetées par les rafales et les injures de l’océan.

Depuis que, en 1895, les architectes dirigeant les fouilles firent jeter à la mer quatre cents mètres cubes d’éboulis de construction et de sable apporté par le vent, les salles intérieures sont redevenues praticables, pour la plus grande joie des archéologues. Ces graves personnages, du reste, n’éprouvent pas, à comparer les débris des marbres ayant constitué les cheminées, ou à fureter dans les décombres pour y chercher des monnaies de billon aux effigies de Louis XIII ou de Maurice de Nassau, une satisfaction comparable à celle d’Annie ou d’Armand, en cette journée d’excursion. Ajoutons que le déjeuner fut excellent, grâce aux beignets de maman Mortimprez et au pâté de Madeleine ; le braconnier avait capturé, on ne savait trop où, une langouste apocalyptique, dont le dernier-né du pilote ne pouvait contempler sans une appréhension légitime la carapace rutilante.

Est-il besoin de dire que tant de splendeurs gastronomiques, qui réjouissaient la compagnie, n’émouvaient guère les jeunes gens ? A travers la conversation générale, ils écoutaient avec ivresse la chanson de leur pur amour, qui montait en eux, plus forte que le vent jouant aux remparts écrêtés, plus douce que la mer battant de son geste inlassable le pied même des tours. Ils seraient volontiers demeurés ainsi tout l’après-midi, l’un près de l’autre, tout à leur bonheur d’admirer du même regard et du même cœur le grandiose panorama de la mer s’échevelant au long de la côte abrupte, si la petite Alice n’était venue soudain tirer l’officier par la manche :

— Armand, venez jouer à cache-cache ! C’est plein de cachettes ici, mais on n’ose pas, tout seuls, nous les petits, avec Jeannette… et puis, il faut être beaucoup.

— Vraiment, vous avez besoin de nous ?

Annie était levée déjà :

— Les enfants ont raison. Allons nous cacher ! Vous nous chercherez, Monsieur !

Elle disparut, mutine, abandonnant le lieutenant non loin de M. Lemarquier qui évoquait brillamment le souvenir du comte de Loewenstein et de ses lansquenets, garnisaires du Vieux-Château. Hélas ! la parole du savant, si intéressante fût-elle, l’était moins pour le jeune homme que la conversation d’Annie.

Quand il jugea qu’un temps raisonnable s’était écoulé, Armand entreprit l’exploration des ruines. Sa petite sœur l’avait dit, les cachettes étaient nombreuses ; les enfants en avaient tiré parti avec une amusante ingéniosité. Bientôt le lieutenant découvrait ses frères dans la cheminée du donjon, Jeanne parmi les décombres de la forge, et Alice blottie dans le four à pain.

Mais Annie demeurait introuvable.

Après un quart d’heure de recherches infructueuses, qui lui parurent bien longues d’un siècle, l’officier regagna la salle où les petits l’attendaient. Il espérait que Mlle Lauroy l’y aurait précédé, et en ne l’y voyant pas, ses traits exprimèrent une angoisse qui fit pâlir le jeune visage de Jeanne, rond sous la fanchon noire :

— Tu ne l’as pas vue ? jeta-t-elle anxieuse.

— Non, je suis fou d’inquiétude ! Ces vieux murs recèlent tant de pièges.

— Il faut prévenir.

La jeune Islaise baissait la voix, comme si ses paroles, frôlées par l’aile du malheur, ne vibraient plus qu’avec effort ; Armand l’imita :

— Non, fit-il, vois-tu la terreur des Lemarquier ? C’est assez de moi à trembler, pour rien, je veux le penser. Garde les enfants, je vais certainement la ramener sans tarder.

Plus inquiet qu’il ne le voulait paraître, le lieutenant derechef s’engagea dans le dédale des ruines. Successivement il explora ce qui avait été la chapelle, et les chambres d’angle des tours d’angles, puis la tour octogonale qui flanque le donjon vaincu par les âges, enfin le donjon lui-même. Chaque insuccès nouveau hérissait sa chair d’un désespoir renouvelé. Sa voix, qu’il essayait en vain d’affermir, lançait en frémissant le nom de celle qui jamais ne lui avait été si chère ; mais les épaisses murailles étouffaient aussitôt son appel, et seule lui répondait, toute proche, impitoyable, railleuse, la chanson profonde de la mer. Un fauve ainsi ronronne, parfois, auprès d’un homme fou d’épouvante.

Hagard, sentant monter en soi comme un vent de démence, le lieutenant se pencha au trou noir des oubliettes, guettant un gémissement, un râle. Nul bruit ne lui parvint. Il se redressa couvert d’une sueur froide, et ne sachant plus s’il était content ou non de ne pas avoir découvert Mlle Lauroy, fût-ce blessée, au fond de l’affreux puits.

Un moment encore, Armand erra au hasard, la tête vide et les jambes rompues. Il se décidait à rentrer dans la salle basse pour y donner l’alarme, quand un dernier espoir brilla dans son esprit : il n’avait pas visité la tour de la poterne. A longues enjambées il s’engagea dans l’escalier aux marches branlantes, faisant fuir une jeune chouette qui s’envola lourdement par une baie dégradée. Au sommet de la tour, presque intacte, une échauguette de vigie dominait le manoir et la côte. Debout dans le cadre vétuste, Annie, blonde et fraîche, attendait. Elle commença :

— Enfin ! J’ai trouvé le temps si long…

Mais un regard lui montra Armand livide, qui la contemplait avec stupeur ; la jeune fille s’effara :

— Qu’avez-vous ?

— Je…

La réaction était trop forte ; incapable de s’expliquer, l’officier ouvrit les bras en balbutiant :

— Annie chérie… Je vous ai crue perdue… noyée… Je… vous aime tant !

— Chut c’est à petite mère qu’il faut dire cela !

Ayant fait cette concession aux lois de la bienséance, Annie tomba, en sanglotant de bonheur, dans les bras qui lui étaient ouverts.

Et à l’instant même, ils rejoignaient leurs familles, l’un à l’autre appuyés. Leur apparition en cet appareil ne suscita point de surprise, et c’est une enfant attendue et désirée que maman Mortimprez serra sur son cœur. On convint tout de suite que le mariage aurait lieu en mai, après le prochain voyage de l’Étoile-du-Sud, que le lieutenant devait rallier sous peu de jours. Madeleine aurait ainsi le temps de mettre la dernière main au trousseau de sa fille. Et le braconnier conclut :

— Dites que je ne ferais pas un bon diplomate, Demoiselle !

Puis, montrant le soleil qui déclinait sur la mer verte chapée, au couchant, d’argent rose :

— A c’te heure, en route pour l’île !

Car, je l’ai dit, le Vieux-Château est bâti tout entier sur un îlot, que seule une passerelle relie au rivage de l’île, par-dessus un précipice de dix-sept mètres de profondeur.

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